Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

V. Pu Songling 蒲松龄 et les Contes du Liaozhai 《聊斋志异》

2. Comment lire Pu Songling :

Histoire de l’interprétation des Chroniques de l’étrange

par Brigitte Duzan, 7 octobre 2019

 

A partir de la fin du 17e siècle, les « Chroniques de l’étrange » (《聊斋志异》) ont suscité une vague constante d’activité littéraire qui a abouti à la constitution de tout un corpus de textes - commentaires, colophons, poèmes et préfaces - sans précédent pour un recueil de récits classiques. Publiées lors de chacune des éditions, ces préfaces et

 

Le Liaozhai, ed. illustrée

commentaires sont considérés comme en faisant partie intégrante ; bien mieux, ils permettent de comprendre comment l’œuvre était lue et comprise par les lecteurs et les critiques, en offrant un aperçu de l’évolution de la réception et de l’interprétation de l’œuvre au fil du temps. 

 

Ce corpus de commentaires s’ajoutant à chaque nouvelle édition atteste certes de la grande popularité du Liaozhai, mais il témoigne aussi du besoin ressenti de l’interpréter et de lui donner un sens ; ces textes relevaient en effet d’un genre fictionnel peu prisé des lettrés car considéré comme tenant de la littérature populaire. Il s’agissait donc de les expliquer, de les valoriser et de les justifier.

 

Ce discours critique, comme dans le cas de la littérature populaire vernaculaire, est essentiellement apologétique : il a pour but de défendre et justifier la valeur de l’œuvre auprès des lecteurs et critiques, chaque fois sur de nouvelles bases et avec de nouveaux arguments. On peut distinguer trois approches d’interprétation successives : 1/ la légitimation de la pratique de collationner des récits de l’étrange ; 2/ l’interprétation de l’œuvre comme mode allégorique d’expression personnelle ; 3/la reconnaissance de l’œuvre comme brillant modèle en termes de style et d’art narratif.

 

Ces différentes approches ont profondément influencé la lecture de l’œuvre de Pu Songling avant le 20e siècle.

 

1.       Légitimation de l’étrange : les préfaces de Gao Heng et Tang Menglai

 

C’est Gao Heng (高珩) qui, en 1679, a écrit la première préface du Liaozhai, et Tang Menglai (唐梦赉) la seconde, trois ans plus tard. Tous deux étaient des lettrés, membres d’éminentes familles de Zichuan (淄川) dans le Shandong, la ville natale de Pu Songling dont ils étaient des amis proches.

 

Leurs préfaces adoptent une approche très semblable : redéfinir l’intérêt pour l’étrange dans des termes acceptables intellectuellement, mais aussi conformes à la morale confucéenne, en contrant en particulier la célèbre invitation contenue dans les Analectes à se détourner des manifestations surnaturelles : « Le Maître ne parlait ni du fantastique, ni de la violence, ni du désordre, ni du surnaturel. » [1]

 

Le livre des monts et des mers Shanhai jing

 

Tang Menglai analyse d’abord le concept de l’étrange, en soulignant qu’il est fondé sur des conventions et qu’il est éminemment subjectif., faisant écho aux célèbres commentaires de Guo Pu (郭璞) [2] sur le « Livre des monts et des mers » (Shanhai jing zhu《山海经) : les choses elles-mêmes ne sont pas intrinsèquement étranges, « L’étrange est en moi » ("异果在我"). Tang Menglai reprend cette analyse en présentant l’étrange comme ce qui, nous étant extérieur, nous étonne : l’étranger en nous.

 

Contrairement à Guo Pu, cependant, Tang Menglai ne défend pas le Shanhai jing comme

rapport factuel de la réalité, mais il s’appuie sur cet exemple pour développer son argument en faveur du Liaozhai, en prônant une plus grande tolérance et ouverture d’esprit envers ce qui nous semble extraordinaire, ce qui dépasse notre expérience empirique. Il faut laisser place à la curiosité pour lutter contre l’ignorance. 

 

Cette défense du Liaozhai rejoint les idées exprimées aux 16e et 17e siècles dans les préfaces de recueils de contes étranges aussi bien que de romans vernaculaires, par exemple la préface de Jiang Yingke (江盈科) au recueil d’histoires de revenants et autres fantômes du début du 17e siècle intitulé « Anecdotes recueillies par ouïe-dire » (Ertan 《耳谈》) de Wang Tonggui (王同轨), où l’auteur recommande dès l’abord au lecteur de reconsidérer ce qu’il considère comme étrange.

 

Comme si ces références ne suffisaient pas, Tang Menglai reprend aussi un dicton cité par Ling Mengchu (凌蒙初) dans sa préface à son premier recueil de récits vernaculaires, « Frapper sur la table d’émerveillement » (Pai’an jingqi 《拍案惊奇》), datant de 1628 ; mais il n’en cite que la première partie : « Voir un chameau et l’appeler cheval à deux bosses », tandis que Ling Mengchu

 

Ertan

cite la deuxième : « A l’homme de peu d’expérience tout semble étrange. » La conclusion rejoint celle de Guo Pu : le merveilleux est sous nos yeux dans la vie quotidienne, il faut savoir les ouvrir.

 

En même temps, l’accent est mis sur l’étrange dans le quotidien, à l’encontre du goût pour le surnaturel et l’exotique et en s’élevant contre le parallèle usuel entre étrange et monstrueux avec une connotation de mal menaçant et effrayant. C’est ce que Ling Mengchu aussi bien que Pu Songling ont cherché à capter dans leurs récits. C’est l’idée que l’on retrouve dans nombre de contes du Liaozhai et qui représente la philosophie de leur auteur : l’étrange est fermement situé dans le monde humain de tous les jours, l’anomalie inquiétante en marge replacée au centre, en compatibilité avec l’ordre moral et l’harmonie de l’univers.

 

Cette vision de l’étrange comme phénomène du quotidien s’élève autant contre la pensée taoïste que dans les croyances bouddhistes au karma et à la rétribution. Gao Heng de son côté souligne les contradictions inhérentes dans l’œuvre même de Confucius : à côté des « Analectes » (《论语》), il a aussi rédigé les « Annales des Printemps et automnes » (《春秋》), pleines de présages inquiétants, le type même de « ce dont le Maître ne parlait pas » et dont regorgent aussi les histoires officielles. Celles-ci deviennent dès lors des références sur lesquelles s’appuyer pour défendre les récits de l’étrange comme une tradition narrative.

 

Finalement, cependant, l’étrange étant subjectif, c’est au lecteur éclairé qu’est laissée la charge de l’interprétation des textes.

 

2.       Expression personnelle et allégorique : les préfaces des premières éditions du Liaozhai

 

Dans les cinquante ans qui ont suivi la mort de Pu Songling, en 1715, les préfaciers qui ont tenté de publier le Liaozhai ont adopté une approche radicalement différente : ils ont cherché à se distancier de cette tradition, et même à évacuer le discours sur l’étrange, en présentant le recueil comme l’expression allégorique de la personnalité profonde de l’auteur et de ses désillusions dans la vie.

 

La première édition, réalisée grâce au préfet Zhao Qigao (赵起杲) [3], reflète cette nouvelle approche. Il explique dans son introduction qu’il a enlevé 48 textes parmi les plus courts, et les plus ordinaires. Hormis quelques-uns de teneur antimandchoue, la plupart sont des récits standard de faits étranges, qui tendaient à rapprocher le Liaozhai des recueils du même genre de l’époque. Or l’intention de Zhao Qigao était au contraire de distinguer le recueil de Pu Songling de l’image stéréotypée des contes de l’étrange.

 

Le secrétaire de Zhao Qigao, le poète et peintre Yu Ji (余集) qui participa à la réalisation du recueil, le souligne lui-même dans sa préface [4]. Le petit-fils de Pu Songling, Pu Lide (蒲立德), insiste à son tour sur ce point dans un colophon écrit pour une édition qu’il ne réussit jamais à publier ; il met particulièrement l’accent sur le fait qu’il ne s’agit pas de récits écrits pour le simple divertissement des lecteurs, comme par exemple les histoires de fantômes de Su Shi (苏轼) qui les racontait pour amuser ses amis. Selon Pu Lide, le lecteur qui comprend le Liaozhai est celui qui y voit un exercice d’auto-expression, l’étrange n’étant là qu’à titre allégorique.

 

Ce dont le Maître ne parlait pas

 

Cette nouvelle lecture de l’œuvre la rapprochait du genre autobiographique, l’un des plus prisés à l’époque, car relevant à l’origine de la poésie. Le caractère étrange de ces histoires n’était qu’une manière détournée pour l’auteur d’exprimer sa détresse personnelle dans un monde où il n’avait connu que l’échec et n’avait pas trouvé la mesure de son talent. Toute son énergie créatrice s’était donc déversée dans le Liaozhai, devenue l’œuvre de sa vie, une entreprise des plus sérieuses, en opposition aux recueils de récits de l’étrange au

18e siècle, celui de l’épicurien Yuan Mei (袁枚) par exemple, qui annonce dès le départ qu’il a rassemblé ces histoires pour le plaisir, le sien et celui de ses proches ; il a d’ailleurs ironiquement intitulé son recueil, publié en 1788, « Ce dont le Maître ne parlait pas » (《子不语》) [5].

 

La première édition du Liaozhai comportait en exergue une courte biographie de Pu Songling si bien que le lecteur commençait sa lecture avec la nette conscience de l’échec personnel de l’auteur [6]. Cette nouvelle interprétation tenait aussi au passage du temps : à l’époque des premiers préfaciers et commentateurs, Pu Songling n’était pas connu, son échec n’avait rien de glorieux. Mais soixante ou soixante-dix ans après sa mort, il prenait valeur symbolique : les démons et fantômes de ses histoires devenaient autant d’images métaphoriques de la perversité du monde et de la bureaucratie impériale. Gao Heng lui-même, en son temps, avait déjà fait allusion au caractère métaphorique des contes, en proposant de les lire comme des yùyán 寓言, des fables ou des paraboles, avec un double niveau de lecture, au sens propre (yán) et figuré ().

 

3.       Accent sur le style et analogie avec le roman vernaculaire : les commentaires du 19e siècle

 

Au 19e siècle, le discours des commentateurs ne porte plus sur l’étrange ; ils le font porter sur le style littéraire et l’art narratif, sur le modèle du grand éditeur et critique du 17è siècle Jin Shengtan (金圣叹) qui a annoté et amendé les éditions (illustrées) des grands classiques vernaculaires, comme « Au bord de l’eau » (Shuihu zhuan 《水浒传》) ou « Le pavillon de l’ouest » (Xixiang ji 《西厢记》), dont il fit de grands succès d’édition.

 

L’émerveillement rapporté par certains commentateurs lors de leur découverte de ces

 

Au bord de l’eau Shuihu zhuan

histoires dans leur enfance est le même que celui ressenti en lisant le Liaozhai ; ils lui appliquent les mêmes méthodes d’analyse fondée sur l’appréciation de la valeur littéraire des œuvres. L’un de ces commentateurs, Feng Zhenluan (冯镇峦), a écrit une critique du Liaozhai (《冯镇峦批评本"聊斋志异"), mais aussi, en 1819, une sorte de guide de lecture du recueil - « Remarques diverses sur la lecture du Liaozhai » (《读"聊斋"杂说》) ; il s’y réfère à Jin Shengtan et à son travail sur les deux classiques, et propose pour le Liaozhai la même approche privilégiant la forme sur le fond car le but de Pu Songling, dit-il, n’était pas seulement de noter des faits, mais de créer une œuvre littéraire (作文), de faire œuvre de fiction.  

 

Le Liaozhai se distingue donc des autres recueils de récits du même genre par sa valeur littéraire, que Feng Zhenluan défend comme fiction créatrice, au-delà de la notion retenue jusque-là de rapporter le réel (纪实). Avec le passage du temps, c’est l’aspect fictionnel qui l’emporte, contre la tradition lettrée qui privilégiait l’écriture de l’histoire sur la fiction selon la fameuse sentence de Han Fei (韩非) disant qu’il est plus facile de peindre un fantôme qu’un cheval parce qu’on peut imaginer le fantôme comme on veut, pas le cheval. Mais Feng Zhenluan réussit à contrer cette longue tradition en disant que Pu Songling dépeint ses fantômes avec la même logique que celle qui préside au monde des vivants, et de manière si vraie qu’on y croit.

 

Finalement, à travers l’évolution des commentaires, le Liaozhai apparaît comme une œuvre de fiction dont ressort d’abord la qualité de l’écriture. C’est bien ainsi qu’il faut en privilégier la lecture aujourd’hui.

 


 

Bibliographie

 

Historian of the Strange, Pu Songling and the Chinese Classical Tale, Judith T. Zeitlin, Stanford University Press, 1993, Part 1: The Discourse.

 

 


[1] Analectes VII.20 : 子不语怪,力,乱,神。Littéralement : ne parlait ni de l’étrange (guài)*, ni de la violence (), ni du désordre (luàn), ni des esprits (shén).

* Voir : vocabulaire Fantastique, étrange et science-fiction

[2] Penseur taoïste du 3e-4e siècle, spécialiste de la théorie des cinq éléments (wu xing 五行), du yin et du yang, et inventeur, dit-on, du fengshui. Ses commentaires sur le Shanhai jing sont à replacer dans sa vision plus générale de l’étrange conçu comme différence ( ), la « différence » source d’étrange n’étant pas objective, mais résultant du sentiment de chacun et fondamentalement inexplicable. Guo Pu est le premier penseur chinois à avoir réfléchi sur cette notion d’étrange.
Sur le Shanhai jing, voir …  à venir

[3] Mais lui-même est mort, en 1766, avant d’avoir achevé l’impression, c’est son élève Bao Tingbo (鲍廷博) qui l’a achevée et le livre a ainsi pu être publié la même année.

[4] Comme le rapporte Judith T. Zeitlin dans son Historian of the Strange, p. 28 (voir Bibliographie ci-dessous).

[5] Traduit en français, présenté et annoté par Chang Fu-jui, Jacqueline Chang et Jean-Pierre Dieny, Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, 2011.

[6] Mais Pu Songling a lui-même écrit une préface à son recueil, dès 1679, dans laquelle, à grand coups de métaphores et de citations, il adopte une approche autobiographique et un style extrêmement sophistiqué pour se poser en « historien de l’étrange ».


 

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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