Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

Lin Huiyin  林徽因

« Par 37°2 à l’ombre » 《九十九度中》

Présentation et analyse

par Brigitte Duzan, 20 octobre 2010

 

Cette nouvelle date de mai 1934 et fut publiée dans une nouvelle revue littéraire lancée cette année-là par deux membres de la société, ou école, du « croissant de lune » (新月派), Wen Yiduo (闻一多) et Ye Gongchao (叶公超: la revue Xuewen (《学文》).

 

Généralement considérée comme son chef d’œuvre, c’est la seconde nouvelle publiée par Lin Huiyin. Si la première était de facture classique, celle-ci est en revanche d’une écriture moderniste que l’on associe généralement aux écrivains du haipai, et tout particulièrement à Mu Shiying (穆时英).

 

C’est une œuvre complexe et fascinante dont le modernisme apparaît sous deux aspects essentiels : sa construction séquentielle en scènes apparemment sans lien entre elles et son utilisation maîtrisée du procédé du « flux de conscience » cher à Virginia Woolf ; malgré tout, cependant,

 

La nouvelle

sa thématique et son esthétique la rattachent à la tradition littéraire chinoise, et donc au jingpai.

 

Ecriture moderniste

 

Construction séquentielle

 

Lin Huiyin utilise ici un procédé classique au cinéma pour présenter plusieurs personnages : en faisant glisser la caméra de l’un à l’autre, un geste ou un objet passant de l’un à l’autre faisant le lien entre eux et servant de prétexte au mouvement de la caméra.

 

La nouvelle est ainsi bâtie en tableaux, autour de plusieurs personnages qui apparaissent successivement, sans lien apparent entre eux, leurs histoires se recoupant habilement jusqu’à un dénouement qui ramène à l’une des premières images de la scène initiale ; ici ce sont des personnages secondaires, des bruits dans la rue, voire les pensées des personnages, leurs rêves et leurs souvenirs, qui servent de liens.

 

1.  la nouvelle commence par la description de trois porteurs dans la rue :

三个人肩上各挑着黄色,有“美丰楼”字号大圆篓的,用着六个满是泥泞凝结的布鞋,走完一条被太阳晒得滚烫的马路之后,转弯进了一个胡同里去。

Arrivés au bout de l’avenue grillée par le soleil, trois hommes, portant chacun à la palanche des paniers ronds, de couleur jaune, marqués du logo du restaurant Meifenglou, et aux pieds des sandales de toile couvertes de boue séchée, tournèrent à l’angle pour s’engager dans un hutong.

 

Ils passent devant un étal de jus de prune aigre (酸梅汤的摊子), se rangent pour laisser passer une voiture de maître qui file à toute allure (让过一辆正在飞奔的家车 de maître car elle a des rayons

d’acier), s’enquièrent de la résidence des Zhang (问清了张宅方向) et continuent leur chemin : le jus de prune sera un leitmotiv tout au long de la nouvelle, promesse de rafraîchissement dans la canicule ambiante, les deux autres éléments amènent les tableaux suivants.

 

2. le regard se porte maintenant sur le personnage qui était installé dans le pousse qui vient de passer à toute allure : Lu le deuxième (卢二爷). Il a vu les paniers, le nom du restaurant, et cela le ramène à son principal souci de l’heure : où déjeuner, pour éviter d’aller chez lui.

 

3. pendant ce temps, le conducteur de pousse, arc-bouté sur son guidon, avance en pédalant de toutes ses forces et lorgnant les jolies femmes au passage. C’est notre troisième personnage, il s’appelle d’ailleurs Yang le troisième (杨三).

 

4. on retrouve les porteurs arrivés dans la cour de la demeure des Zhang où le chef cuisinier fait vider les paniers. L’effervescence règne dans la cour, et plus encore dans les cuisines, pour la même raison :

...它们纷乱的主要原因则是同样的,为着六十九年前的今天。六十九年前的今天,江南一个富家里又添了一个绸缎金银裹托着的小生命。经过六十九个像今年这样流汗天气的夏天,又产生过另十一个同样需要绸缎金银的生命以后,那个生命乃被称为长寿而又有福气的妇人。

… la raison principale de ce désordre était la même : ce qui était survenu soixante-neuf ans plus tôt, jour pour jour. Ce même jour, soixante-neuf ans auparavant, dans une riche famille du Jiangnan était venue au monde une nouvelle créature emmaillotée dans de la soie, de l’or et de

l’argent. Soixante-neuf étés tout aussi étouffants s’étaient succédé depuis lors. Après avoir donné naissance à son tour à onze autres créatures élevées comme elle dans la soie, l’or et

l’argent, elle était devenue un symbole féminin de bonheur et de longévité.

 

Les porteurs attendent leur pourboire, l’un d’eux en pensant à l’étal de jus de prune de tout à l’heure… il  fait tellement chaud.

 

5. on retrouve le conducteur de pousse de Lu, Yang le troisième : il a laissé son maître au marché de la Paix de l’Est (东安市场), mais, en le conduisant, il a vu un collègue, Wang Kang (王康), à qui il a prêté de l’argent ; il a chaud, soif, il est fatigué, mais il revient lui demander son argent rêvant de ce qu’il va pouvoir s’acheter avec. Mais ce Wang Kang est un hâbleur qui amuse la galerie avec ses histoires, et tourne Yang en ridicule. Alors celui-ci frappe le mauvais payeur, et ils se battent au milieu des gens qui se mettent à crier.

 

6. le bruit s’entend de la salle du restaurant tout proche, « L’hirondelle du bonheur » (喜燕堂), où est en train de se célébrer un mariage. Et voilà introduit notre cinquième personnage, la jeune mariée : Ashu (阿淑). Ashu avait vingt cinq ans, il a bien fallu qu’elle accepte de se marier, elle avait largement dépassé l’âge :

阿淑在迷惘里弯腰伸直,伸直弯腰。昨晚上她哭,她妈也哭,将一串经验上得来的教训,拿出来赠给她——什么对老人要忍耐点,对小的要和气,什么事都要让着点——好像生活就是靠容忍和让步支持着!

Comme dans un brouillard, Ashu se prosternait et se redressait, se redressait et se prosternait. La veille au soir, elle pleurait, sa mère aussi, tout en lui prodiguant les leçons de son expérience —— toujours se montrer patient envers les personnes âgées, gentil envers les petits, et toujours céder, quoiqu’il arrive —— comme si la vie ne pouvait être que soumission et résignation.

 

Dans son ‘brouillard’, Ashu essaie d’imaginer les raisons du tapage à l’extérieur : les deux scènes sont liées bien que sans rapport entre elles.

 

7. l’histoire revient vers ce Lu que nous avions laissé au marché de la Paix de l’Est alors qu’il allait déjeuner. Il est accompagné de deux amis, dont un, plus jeune, qui est le dernier personnage important de la nouvelle : Yijiu (逸九). Ils sont à côté d’un couple, dans le salon de thé, et brusquement, la femme rappelle une autre femme à Yijiu, puis une autre, deux femmes qu’il a connues adolescent, l’une, Qiong (), vive et espiègle, est morte il y a quelques années, l’autre est … Ashu :

和琼差不多大小的还有阿淑,住在对门他们时常在一起玩,逸九忽然记起瘦小,不爱说话的阿淑来。

Il y avait aussi Ashu, qui était à peu près du même âge que Qiong ; elle habitait en face, et ils jouaient souvent ensemble, Yijiu se remémora soudain combien elle était maigre, Ashu, si maigre et si timide.

 

Sa mère a appris qu’Ashu se mariait et l’a envoyé chez sa tante se renseigner. Mais cela le gêne car il

n’a pas vu Ashu depuis longtemps ; il l’a juste entrevue deux ans auparavant et livre un souvenir qui vient compléter indirectement le portrait de la jeune mariée :

         前年他们遇见一次,装束不入时的阿淑倒有种特有的美,一种灵性...

Il l’avait rencontrée par hasard deux ans auparavant, elle était vêtue de façon démodée, et pourtant d’une étrange beauté, une sorte de beauté intérieure…

 

En repartant, les trois hommes croisent sur leur chemin les deux conducteurs de pousse, Yang et Wang Kang, emmenés au poste par deux agents de police…

 

8. Après un détour par la fête d’anniversaire chez les Zhang, scène chez Li le porteur : il a mangé une glace à l’étal de jus de prunes, puis est rentré chez lui s’étendre, il se sent mal. Un voisin court chez un médecin réputé, qui est justement à la fête chez les Zhang…

 

9. Au siège du journal local, le rédacteur parcourt les dernières nouvelles des commissariats de la ville : la rixe entre deux conducteurs de pousse, ils ont été emmenés au poste, ils sont entre les mains de la justice. Enfin :

再看一些零碎,他不禁注意到挑夫霍乱数小时毙命一节,感到白天去吃冰其凌是件不聪明的事。

Il lit encore quelques faits divers, et l’un d’eux lui saute aux yeux, malgré lui, un porteur est mort en quelques heures du choléra, il se dit que ce n’est pas malin d’aller manger des glaces comme ça.

 

10. Quant à Lu, excédé, il attend pour sortir Yang qui ne revient pas…

这大热晚上难道闷在家里听太太埋怨?杨三又没有回来,还得出去雇车,老卢不耐烦的躺在床上看报,一手抓起一把蒲扇赶开蚊子。

Est-ce que, par cette soirée étouffante, il va être obligé de rester chez lui à écouter les récriminations de sa femme ? Si Yang le troisième ne revient pas, il va devoir louer un pousse ; énervé, il s’étend sur son lit pour lire le journal, tout en agitant un éventail de feuilles de massette pour chasser les moustiques.

 

On a ainsi une nouvelle traitée de façon non linéaire, une série de petites histoires subtilement agencées qui finissent par dresser un tableau d’un pan de société, dans la Chine urbaine des années 1930. Outre cette construction atypique, Lin Huiyin utilise un autre procédé moderniste : le « flot de conscience », qui lui permet de dessiner de l’intérieur le portrait de ses personnages.

 

Portraits de l’intérieur à la Virginia Woolf

 

Les personnages ne sont pas décrits de l’extérieur par un narrateur qui les observe ; celui-ci se contente de rapporter leurs faits et gestes ; leurs états d’âmes, leurs pensées intimes et leurs souvenirs sont retranscrits de l’intérieur, bien qu’en discours indirect, selon le procédé développé, en particulier, par Virginia Woolf, qui eut une grande influence sur Lin Huiyin comme sur sa consoeur du jingpai Ling Shuhua.(1)

 

C’est ainsi qu’elle nous décrit Lu le deuxième, affalé dans son pousse, hésitant entre plusieurs endroits où aller déjeuner, nous donnant ainsi le sentiment d’un personnage oisif et vain :

美丰楼的菜不能算坏,义永居的汤面实在也不错……于是义永居的汤面?还是市场万花斋的点心?东城或西城?谁同去聊天?逸九新从南边来的住在哪里? [...] 卢二爷估计着,犹豫着,随着洋车的起落。

 

Virginia Woolf

Au Meifenglou, on ne mange pas mal, mais les nouilles au bouillon du Yigong ne sont pas mauvaises non plus… alors, va pour les nouilles du Yigong ? mais il y a aussi les snacks à la vapeur de chez Wanhua, sur la place du marché, alors à l’est ou à l’ouest ? et qui inviter pour chasser son ennui ? Yijiu, qui vient de revenir du Sud ? mais il faudrait encore savoir où il habite…  Lu le deuxième suppute, hésite, au gré des cahots du pousse.

 

Pendant sa cérémonie de mariage, Ashu, quant à elle, se prend à rêver, les rêves sombres d’une jeune femme qui n’a pu choisir son destin :

..阿淑想怎么我还如是焦急,现在我该像死人一样了,生活的波澜该沾不上我了,像已经临刑的人。但临刑也好,被迫结婚也好,在电影里到了这种无可奈何的时候总有一个意料不到快慰人心的解脱,不合法,特赦,恋人骑着马星夜奔波的赶到……

Ashu se demande pourquoi elle est si nerveuse : maintenant, je devrais être comme une morte, comme un condamné à mort attendant d’être exécuté, les vagues de la vie ne devraient plus parvenir jusqu’à moi. Mais, au cinéma, quand le condamné à mort va être exécuté, ou qu’une jeune fille va être contrainte de se marier, à ce moment fatidique, il se produit toujours un événement inattendu, hors norme, pour nous réjouir : une grâce spéciale, le prince charmant surgissant au grand galop par une nuit étoilée…

 

« Par 37°2 à l’ombre » a ainsi beaucoup des caractéristiques modernistes que l’on a plutôt tendance à associer aux nouvelles du haipai, « Le fox-trot de Shanghai » (《上海的狐步舞》) en particulier, dont elle partage la construction en fragments narratifs collés par une sorte de montage cinématographique, avec des personnages récurrents qui tissent un récit à la trame complexe. Mais c’est leur seul point commun.

 

Mais référence implicite à la tradition

 

La nouvelle de Mu Shiying est lapidaire, d’une écriture nerveuse, saccadée, comme haletante ; c’est rapide comme un fragment de texte griffonné à la va vite sur quelques pages de bloc-notes, d’ailleurs cela s’appelle « un fragment »(一個断片). Celle de Lin Huiyin, au contraire, est sereine, et semble couler de manière très fluide en suivant l’œil du narrateur. Elle décrit en outre des existences certes bouleversées par la vie moderne, mais encore inscrites dans la continuité de la tradition, alors que Mu Shiyin dépeint la jeunesse déboussolée des quartiers cosmopolites, à la mode, de Shanghai.

 

 « Chronique de la forêt des lettrés »

(《儒林外史》)

 

Lin Huiyin se replace en fait dans la tradition du roman traditionnel chinois, du xiaoshuo (小说) dont Lu Xun, dans sa « Brève histoire du roman chinois » (小说史略), publiée justement en 1930, note la première référence chez Zhuangzi (庄子), comme bribes éparses de discours futiles, mais dont il voit le roman satirique de la période Qing comme une forme élaborée, l’un des antécédents les plus achevés étant le roman  à épisodes de Wu Jingzi (吴敬梓), achevé vers 1735 : « Chronique de la forêt des lettrés » (《儒林外史》).

 

C’est à ce courant littéraire que se rattache expressément Lin Huiyin, et son récit comporte effectivement une forte composante de satire sociale : dénonciation en demi teinte des inégalités sociales, par juxtaposition des scènes décrivant les pauvres hères et l’élite fortunée - les porteurs dans leurs chaussures couvertes de boue séchée, ou les conducteurs de pousse accablés de chaleur, contrastant

avec Lu le deuxième se faisant convoyer dans son pousse, ou les invités huppés à la fête d’anniversaire chez les Zhang.

 

La satire prend même un ton amer et désabusé, dans les scènes où elle dépeint les tourments intérieurs d’Ashu, attaque larvée des idéaux sans lendemain des intellectuels des années 1920-1930 et de la situation inchangée des femmes :

她焦心的不是在公婆妯理间的委屈求全。这几年对婚姻问题谁都讨论得热闹,她就不懂那些讨论的道理遇到实际时怎么就不发生关系。她这结婚的实际,并没有因为她多留心报纸上,新文学上,所讨论的婚姻问题,家庭问题,恋爱问题,而减少了问题。[...]论和实际似乎永不发生关系...

Ce n’est pas la perspective des sacrifices qu’il va lui falloir faire pour vivre avec ses beaux-parents et ses belles-sœurs qui la rend nerveuse. Ce qui la désole, c’est de voir que toutes ces discussions passionnées de ces dernières années sur le problème du mariage aient si peu de rapport avec la réalité.  Elle a bien suivi tout ce qui se disait dans les journaux, dans la littérature moderne, sur les problèmes du mariage, ceux de la famille et de l’amour, mais les choses ne s’en sont pas améliorées pour autant.  […] La théorie et la réalité semblaient devoir rester à jamais totalement déconnectées.

 

C’est en ce sens que Lin Huiyin, malgré l’apparence très moderne de sa nouvelle, se rattache à la tradition, et que « Par 37°2 à l’ombre » apparaît comme un chef d’œuvre très subtil qui tend à brouiller les distinctions formelles entre haipai et jingpai pour faire ressortir leur différence essentielle : de ton et d’esprit.

 

(1) On peut comparer « Par 37°2 à l’ombre », au niveau de la forme narrative, au roman « Mrs Dalloway », publié en 1925, qui marqua la rupture de Virginia Woolf avec la forme traditionnelle du roman anglais : le personnage de Clarissa Dalloway y apparaît essentiellement à travers ses impressions et souvenirs, ainsi qu’à travers ceux des autres personnages du roman. L’action se passe en outre, comme dans la nouvelle de Lin Huiyin, en l’espace d’une même journée, dans le roman anglais, le jour d’une soirée que doit donner Clarissa Dalloway, dans la nouvelle chinoise, le jour d’une fête d’anniversaire organisée chez une riche famille de la ville.

 

 

Texte entier en chinois :

http://xzmsw.com/show.aspx?id=806&cid=54

Note : le titre se réfère à la température exprimée en degrés Fahrenheit.

 

 

Mrs Dalloway (édition originale 1925)

 

 

 

 


 

 

 

 

     

 

 

 

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