Histoire littéraire

 
 
 
        

 

 

Brève histoire du wuxia xiaoshuo

V. Renaissance du wuxia xiaoshuo sous les Qing

        V.3b Entre histoire et fiction : la nüxia Lü Siniang

par Brigitte Duzan, 3 août 2015     

 

Lü Siniang (吕四娘) est sans doute le plus étonnant exemple montrant la force de la symbolique de la nüxia dans l’imaginaire collectif sous la dynastie des Qing. Création née spontanément à la mort soudaine de l’empereur Yongzheng (雍正帝) en 1735, meurtrière de l’empereur pour venger son grand-père et toute sa descendance, elle est tellement célèbre qu’on la trouve dans les livres d’histoire les plus sérieux [1], comme si on avait inventé Charlotte Corday pour expliquer l’assassinat de Marat, et qu’on en avait fait une idole révolutionnaire, experte en arts martiaux, plus vraie que nature.

 

Développée au 18ème siècle, la légende de Lü Siniang s’est enrichie de variations la liant avec d’autres figures littéraires célèbres de l’époque, la Xianü (侠女) de Pu Songling et

 

Lü Siniang

même Lin Siniang (林四娘), dans la version héroïque popularisée par le Hongloumeng

  

Elle a offert une riche symbolique aux révolutionnaires luttant contre les Qing, puis aux progressistes des débuts de la République, avant d’alimenter tout un courant d’adaptations cinématographiques dès la fin des années 1920, au moment de la fièvre des films de wuxia, puis d’innombrables films et feuilletons télévisés, en liant son personnage, entre autres, avec cet autre mythe qu’est devenu Shaolin…

 

Lü Siniang et l’histoire

 

L’histoire de Lü Siniang est née du croisement de deux événements historiques avérés : d’une part, l’extermination de toute sa famille dans le cadre de l’un des plus drastiques mouvements d’« inquisition littéraire » (文字狱) menés par l’empereur Yongzheng, et d’autre part la disparition soudaine de celui-ci alors qu’il ne souffrait d’aucun symptôme la laissant présager.

 

Petite-fille de Lü Liuliang

 

Lü Liuliang

 

Lü Siniang est sensée avoir été la petite-fille d’un intellectuel du Zhejiang nommé Lü Liuliang (吕留良), né en 1629, c’est-à-dire à la fin de la dynastie des Ming. Il avait seize ans quand les Mandchous ont conquis sa région natale, exécutant au passage quelques membres de la famille attachés à la dynastie vaincue. Lü Liuliang s’est présenté plusieurs fois aux examens impériaux, mais n’a jamais réussi et, comme les éternels recalés, a fini par se contenter d’enseigner pour vivre, tout en écrivant.

 

Or ses écrits étaient critiques de la nouvelle dynastie. Sa spécialité était l’étude des peuples non han aux frontières de l’empire, ce qui lui permettait de lancer des diatribes plus ou moins déguisées contre les Mandchous. Mais il était surtout connu comme spécialiste du penseur néo-confucéen de la dynastie des Song Zhu Xi (朱熹). C’est ce qui lui valut d’être recommandé pour participer à l’examen spécial boxue hongru (博学鸿儒) organisé par l’empereur Kangxi en 1679 [2], honneur qu’il déclina cependant.

  

Après sa mort, son fils Lü Baozhong (吕葆中)  passa brillamment les examens impériaux, arrivant même second au niveau jinshi, le plus élevé, en 1706. Mais il mourut deux ans plus tard, et la famille aurait paisiblement disparu de l’histoire si, une génération plus tard, un hurluberlu du nom de Zeng Jing (曾经) n’avait eu l’idée saugrenue de se placer sous l’autorité morale de Lü Liuliang pour inciter à la révolte contre le pouvoir des Qing, et en l’occurrence contre celui de l’empereur Yongzheng.

 

Un disciple dangereux : Zeng Jing

 

Né en 1679, Zeng Jing était un médiocre intellectuel du Henan qui avait raté les examens impériaux dès le premier degré et vivotait d’un petit poste d’enseignement dans une école primaire. Grand admirateur de Zhu Xi, il avait lu les écrits de Lü Liuliang, et y avait trouvé au passage des idées anti-manchoues qui l’avaient influencé.

 

En même temps, l’empereur Yongzheng, qui était parvenu au pouvoir à la mort de l’empereur Kangxi – en décembre 1722 - dans des circonstances pour le moins floues, était resté obsédé par une possibilité de sédition et un retour aux luttes de faction qu’il avait connues dans sa jeunesse. Cela entraîna chez lui des réflexes de répression qui resteront l’une des caractéristiques les plus sombres de son règne. Il commença par épurer les membres de son entourage avant de s’attaquer aux intellectuels ouvertement anti-mandchous, enplusieurs vagues d’une véritable « inquisition littéraire » (文字狱), selon le terme consacré.

 

Soupçonnés d’entretenir des rumeurs sur les conditions de son accession au trône, ce furent ses frères et l’un de ses oncles, arrêtés en 1725 et 1726, qui furent la cible de la première vague d’épuration. Ce fut le cas aussi du général Geng Nengyao (年羹尧), commandant en chef des armées impériales dans le nord-ouest, très influent auprès de l’empereur jusqu’à ce qu’il soit accusé de collusion avec l’un de ses frères, dégradé et finalement exécuté, en 1726. Une grande partie de leurs proches et serviteurs furent condamnés à l’exil.

 

En chemin, beaucoup passèrent par le Henan, et, en les écoutant raconter leurs histoires sans nul doute en grande partie exagérées, Zeng Jing en fut raffermi dans ses convictions : il se mit à enseigner que les Mandchous étaient une peste à éradiquer, et se prépara à passer à l’action.

 

Comme il n’avait ni disciples ni troupes pour fomenter une révolte, il pensa trouver le chef idéal en la personne du tout puissant gouverneur général du Sichuan et du Shaanxi, Yue Zhongqi (岳锺琪). C’était l’un des bras droits de l’empereur Yongzheng, l’un de ses généraux les plus appréciés – c’est à luique revint le poste au Qinghai du général Geng Nengyao après sa destitution. Mais Zeng Jing vit surtout en Yue Zhongqi un descendant de Yue Fei (岳飞), le fameux général patriote des Song du sud qui avait, à l’époque, mené la résistance contre l’envahisseur venu des steppes mongoles, l’avait payé de sa vie et en était resté un symbole.

 

Zeng Jing lui envoya donc un messager, Zhang Xi (张熙), pour lui demander, tout simplement, de prendre la tête de l’insurrection, avec son armée. Yue Zhongqi en resta bouche bée. Il commença par prendre des informations, puis arrêta

 

Yue Zhongqi

Zhang Xi, informa l’empereur par un mémoire, et lança une enquête sur ZengJing qui fut bientôt arrêté avec ses quelques proches.  

 

Lü Liuliang victime du châtiment impérial

 

En 1729, Zeng Jing fut amené à Pékin pour un procès public, certaines des audiences ayant lieu en présence de l’empereur. Certains des serviteurs princiers qui étaient passé au Henan furent également jugés, et passèrent aux aveux. Zeng Jing, pour sa part, écrivit un long mea culpa expliquant comment il s’était laissé abuser, et il fut gracié.

 

Mais l’empereur expliqua qu’il pouvait pardonner à un homme qui l’avait calomnié ; en revanche, la piété filiale l’empêchait d’étendre ce pardon à celui qui avait insulté son père. Le châtiment retomba sur le principal responsable qui, par ses écrits, avait induit Zeng Jing en erreur : Lü Liuliang.

 

Les corps de Lü Liuliang et de toute la famille furent exhumés et déchiquetés. Les membres masculins vivants du clan, au-dessus de seize ans, furent exécutés, les autres bannis ; les femmes furent envoyées trimer comme servantes dans les palais impériaux ; les biens de la famille furent confisqués.

 

Le mémorandum de 1730

de l’empereur Yongzheng

 

De plus, pour donner le plus de publicité possible à l’affaire, l’empereur fit compiler un recueil d’essais de sa main réfutant les propos de Lü Liuliang sur sa succession au trône comme « absurdités déloyales » (悖逆狂言), et incluant en outre la confession de Zeng Jing et d’autres documents attestant de la fausseté des histoires colportées mises à jour pendant le procès. Le document fut publié en octobre 1730 sous le titre « Mémorandum pour un juste éveil de l’erreur » (《大义觉迷录》) et décrété lecture obligatoire pour les candidats aux examens impériaux et pour tous les cadres et fonctionnaires du gouvernement.

 

Zeng Jing fut renvoyé chez lui avec un poste officiel de contrôleur de la moralité publique, donc chargé de chanter et faire chanter les louanges de l’empereur. Mais l’affaire ne s’arrêta pas là.Quand l’empereur Yongzheng mourut, en octobre 1735, et que son quatrième fils lui succéda sur le 

trône impérial, devenant l’empereur Qianlong, celui-ci reprit le jugement de son père à l’égard de Zeng Jing : c’était à son tour de faire preuve de piété filiale et de châtier ceux qui avaient insulté son père. Zeng Jing et ses associés furent convoqués à la capitale en 1736 et brutalement exécutés.

 

C’est dans ces circonstances que naquit dans le peuple la légende de Lü Siniang, d’un désir de justice sociale qui a de tous temps, en Chine, été la source des histoires de wuxia, et tout particulièrement de nüxia. Ce qui est nouveau ici, c’est de voir une telle histoire de vengeance associée non plus à des contes plus ou moins fabuleux, mais à un événement historique avéré, et non des moindres, s’agissant de la mort d’un empereur.

 

La vengeresse Lü Siniang

 

C’est spontanément, semble-t-il, qu’est née la légende de Lü Siniang.

 

Les grands traits de l’histoire

 

Selon la légende, Lü Siniang était une jeune femme experte en arts martiaux, que lui aurait enseignés un moine cultivant secrètement la mémoire du loyaliste Ming Zheng Chenggong (郑成功), mieux connu sous le nom de Koxinga [3], et rêvant de mettre ses talents au service d’une restauration de la dynastie des Ming. La jeune femme était donc dès l’abord ouverte aux idées loyalistes. Intrépide et belle, elle avait autant de pugnacité que de charme.

 

Ul cérée par le châtiment d’une incroyable

 

Lü Siniang assassine l’empereur Yongzheng (lianhuanhua)

dureté infligé par l’empereur non seulement à son grand-père mais à l’ensemble de sa famille, elle décida de venger son grand-père et ses descendants en assassinant l’empereur. Dans toute l’histoire des nüxia, c’était la première fois qu’une vengeance allait si loin.

 

Lü Siniang, édition 1959

 

D’après la version décantée de l’histoire, elle fut arrêtée avec les autres membres féminins de la famille pour être envoyée travailler au palais, et là, elle réussit à se trouver sur le chemin de l’empereur, et à s’en faire remarquer. C’est ainsi qu’elle put accéder à sa chambre à coucher et le décapiter, réussissant ensuite à s’enfuir avec sa tête (ou à se suicider dans certaines versions).

 

Ce qui est intéressant, c’est que l’histoire a connu diverses variantes typiques de

narrations de sources orales, avant de connaître, au début du vingtième siècle, une version plus élaborée, en langue vernaculaire, donc restant dans le domaine du roman populaire, contrairement aux récits de nüxia des Qing, écrits en langue classique et destinés à une élite cultivée.

 

C’est cet aspect populaire et la multiplicité des détails narratifs qui ont fait de Lü Siniang une candidate idéale à l’adaptation, cinématographique et télévisée. Mais l’histoire a été recoupée avec des récits classiques, la rattachant à une tradition ancienne et lui donnant des lettres de noblesse.

  

Quelques variantes sous les Qing

 

Deux variantes initiales sont intéressantes à cet égard. La plus étonnante figure dansl’un des volumesde l’immense ouvrage « La spectaculaire histoire non officielle de la dynastie des Qing » (《清朝野史大观》)[4].Ce texte donne le nom de LüSiniang et l’identifie bien comme une jeune fille partie venger le cruel châtiment infligé à sa famille. Alliant réalité historique et fiction, le texte prétend cependant que la « Xia Nü » du conte du Liaozhai était en fait une représentation déguisée de Lü Siniang ! La tête barbouillée de sang que le personnage transporte dans son sac, à la fin du récit de Pu Songling, aurait été, selon ce texte, celle d’un « éminent personnage de l’époque » (当时某贵人), sans plus de précisions.

 

La spectaculaire histoire non officielle des Qing

 

Lü Siniang et quatre de ses comparses

 

Dans un autre volume du même ouvrage,« Récits de l’étrange de la dynastie des Qing » (清代述异), il y a un récit intitulé « Les huit xia du nord du Jiangnan » (《江南北八侠》) qui fait de Lü Siniang le membre d’un groupe de redresseurs de torts qui ressemblent bien plus à des bandits dans le genre de ceux d’ « Au bord de l’eau » (水浒传) ; ce sont tous des résistants en lutte contre le pouvoir des Qing, et d’anciens partisans de Koxinga. Elle arrive en seconde position dans la bande des sept, en-dessous du chef, le moine bouddhiste Yin Seng (因僧), ou Yin Heshang (因和尚). L’histoire se fait

légende dorée : l’empereur Qianlong aurait été atterré par le meurtre de son père, et, la tête ayant disparu, aurait chargé un artisan d’en fabriquer une en or pour l’enterrer avec le reste du corps.

  

Quant au dernier des sept de la bande, avec lesquels Lü Siniang pratiquait le banditisme à ses heures de loisirs, c’est Gan Fengchi (甘凤池), qui fait l’objet d’un récit à part (qui ne mentionne d’ailleurs que cinq redresseurs de tort). On entre là dans une autre légende dorée : Gan Fengchi aurait été un formidable spadassin, formé aux arts martiaux par nul autre qu’un moine qui était de la famille impériale Ming, et donc cultivait ses talents martiaux pour restaurer le pouvoir de sa famille. Gan Fengchi est l’un des personnages lié à Lü Siniang qui a le plus attiré les cinéastes, avec une première adaptation de ses exploits dès 1928 (voir ci-dessous).

 

Autre avatar de Lü Siniang : Wu Mei

 

La nonne Wu Mei, ou Ng Mui, est l’une des grandes figures

 

Gan Fengchi

de l’histoire des arts martiaux, créatrice d’un style propre, le Wu Meipai (五枚派), mais aussi, selon Yip Man, du Wing chun qu’elle aurait enseigné à une jeune fille du même nom. Selon la tradition, Wu Mei aurait été la fille d’un général de la dynastie des Ming, mais elle est associée – entre autres - au temple Shaolin du Henan : elle en aurait été l’un des Cinq Anciens (五祖), et la seule à avoir survécu à la destruction du temple sous les Qing, pour cause de soutien à la cause Ming.

 

Or, une tradition orale fait de Wu Mei… un avatar de Lü Siniang, expliquant que, à la veille de la chute de la dynastie des Ming, son père l’aurait envoyée dans le sud pour qu’il y ait au moins un membre de la famille qui survive. Cette histoire recoupe celle de Wu Mei, qui est sensée avoir été en voyage quand ses parents ont été tués par les Mandchous quand ils ont investi la capitale, et qui se serait alors réfugiée dans un temple au Guangxi…

 

On a ainsiun faisceau d’éléments fictionnels qui ont été peu à peu rajoutés à l’histoire initiale de nüxia vengeant son grand-père. Au début du 20ème siècle, on assiste à une tentative de rationaliser la légende en la purgeant de ses éléments trop fantaisistes, liés au développement d’une narration populaire, de type oral. Par là-même, Lü Siniang y acquiert une aura de nüxia moderne, ancrée dans la réalité historique.

 

Lü Siniang, mythe rationalisé

 

On trouve une première version de cette Lü Siniang épurée dans un ouvrage de Lu Shi’è (陆士谔) paru en 1913 : le deuxième volume du Qingshi yanyi ou « Histoire romancée de la dynastie des Qing » (清史演义二集). C’est la première fois que l’histoire paraît dans un ouvrage en langue vernaculaire, ce qui distingue Lü Siniang de ses consœurs des Qing, dont les récits étaient écrits en langue classique. Cela en fait un personnage qui reste résolument populaire, passé de la tradition orale au roman populaire.

 

L’histoire romancée en onze volumes de Cai Dongfan

 

Mais celui qui a vraiment donné au personnage une aura de nüxia historique, c’est Cai Dongfan (蔡东藩), l’un des grands promoteurs en Chine du roman historique, ou de l’histoire romancée (历史演义), après 1914. Il a passé dix ans, de 1916 à 1926, à rédiger une « Histoire romancée populaire des dynasties chinoises » en onze volumes et plus de mille chapitres (《中国历朝通俗演义》), comme une suite de « L’histoire romancée des Trois Royaumes » (三国演义), et sur le même modèle.

 

Plusieurs chapitres sont consacrés à Lü Siniang. On y apprend d’abord que l’histoire des « huit xia »

vient d’un mémorandum à l’empereur Yongzheng du général Nian Gengyao (年羹尧), du temps où il était encore tout puissant commandant en chef des armées impériales dans le nord-ouest. Il désigne les « Huit xia du sud » (南中八侠) comme des éléments rebelles, dangereux pour la dynastie, parmi lesquels il met en seconde position Lü Siniang, qu’il identifie comme la fille de Lü Liuliang.  Lü Siniang est ainsi introduite dans l’histoire avant même l’apparition de Zeng Jing, en lien avec une bande de brigands fidèles aux Ming.

 

Le texte expose alors le châtiment terrible infligé à la famille, en résumant ainsi l’histoire de Lü Siniang :

« En fait, Shizong [清世宗, nom de temple de Yongzheng] savait depuis longtemps que Wancun [晚村surnom de Lü Liuliang] avait une fille, nommée Siniang, qui l’inquiétait  beaucoup. Il pensait pouvoir profiter de l’anéantissement du clan pour mettre fin à ses agissements à elle aussi. Il ne pouvait pas imaginer son degré de résilience. Quand les gardes se présentèrent à sa porte, la maison était vide.»  Le suspense est créé comme dans un roman policier.

 

Deux ans plus tard, quand l’empereur est retrouvé mort dans sa chambre, le bruit court qu’il a été assassiné. Aucune description n’est donnée, mais un quatrain suggère une mort violente, et la main d’une nüxia:

« Un souffle froid pèse lourdement sur les tours et les terrasses,

Les portes du palais isolé ne s’ouvrent pas au tout venant

Avec son précieux glaive et sa sacoche en cuir, la jeune Hongxian

Pénètre en volant dans la demeure impériale telle une rafale de vent »

 

L’association à Hongxian (红线) identifie clairement Lü Siniang comme nüxia, vengeant son père en tuant l’empereur. Mais, et c’est nouveau, Cai Dongfan ajoute qu’il est impossible de déterminer si cette histoire est authentique ou fictionnelle.

 

En fait, les premiers éléments de la légende ne se préoccupaient pas des circonstances réelles de la mort de l’empereur Yongzheng. C’est après la critique de Cai Dongfan de la théorie de l’assassinat, que les versions ultérieures de l’histoire ont cherché à intégrer les données historiques de base, en respectant une certaine vraisemblance et une certaine logique dans la narration. En cherchant des solutions à l’énigmede l’assassinat de l’empereur par Lü Siniang, on trouva deux explications possibles.

 

L’une était qu’elle avait acquis une technique spéciale en arts martiaux, celle qui permet de lancer une arme pour l’envoyer décapiter son ennemi – c’est celle utilisée par la Xia Nü du conte de Pu Songling pour tuer le « renard ». Cette solution avait l’avantage de ne pas avoir à expliquer comment Lü Siniang était entrée dans le palais et avait pu approcher l’empereur. Mais l’explication reprenait des éléments de fantastique qui n’étaient plus acceptables, dans le contexte d’une histoire sensée être fondée sur la réalité historique.

 

Il fallait donc pouvoir expliquer comme Lü Siniang avait bien pu approcher l’empereur, c’est-à-dire comment elle avait pu entrer au service du palais, et surtout comment, ensuite, elle avait pu entrer dans la chambre de l’empereur, étroitement surveillée par des gardes, et entrer avec une épée. C’était la solution qui permettait d’expliquer comment elle avait pu ressortir avec la tête dans un sac. Cette explication est fondée non plus sur les arts martiaux, mais sur la séduction de la beauté féminine.

 

Il lui fallait quand même posséder les qualités d’une nüxia, force de caractère, détermination, et surtout bon niveau en arts martiaux. Ce dernier point a nécessité une adaptation de sa biographie : entre le verdict prononcé contre Lü Liuliang (1733) et la mort de l’empereur (1735), il ne se passe que deux ans (même si sa détention et son procès ont commencé en 1728). C’est insuffisant pour que Lü Siniang ait pu acquérir un niveau suffisant.

 

L’anthologie de Lü Liuliang publiée

par les autorités de Tongxiang

 

On a donc fait commencer sa formation dès l’enfance, comme Lin Siniang. Mais, si le père de celle-ci était militaire, celui de Lü Siniang était connu pour être un néo-confucéen pur et dur, donc a priori peu enclin à accepter que toute femme dans la famille soit formée aux arts martiaux. Le texte tourne la difficulté en faisant état d’une ancienne tradition familiale, et en prêtant un caractère de garçon manqué à Lü Siniang enfant, en conformité avec la tradition du wuxia. Cette idée est une variante de la légende qui a imaginé que son père l’avait envoyée dans le sud à la chute de la dynastie des Ming – celle qui l’associe à Wu Mei.

 

Cette version de l’histoire de Lü Siniang au tout début de la période républicaine reprend une légende de la résistance au pouvoir des Qing pour en faire un mythe moderne de résistance des Han à l’impérialisme mandchou. Le genre du wuxia et l’image de la nüxia se prêtaient à un exercice exaltant, fondé sur l’imaginaire.

 

Par la suite, dans les adaptations ultérieures de l’histoire, elle est devenue une fable sur la revanche personnelle d’une femme, l’histoire de Lü Siniang en termes de nüxia recoupant une thématique en vogue dans les années 1920-1930, dans la grande tradition du wuxia qui deviendra le genre le plus populaire en littérature dans les années 1920 et au cinéma à la fin de la décennie.

 

Il faudra attendre 2003 pour qu’un ouvrage édité par les autorités de Tongxiang (浙江桐乡), district de la municipalité de Jiaxing, au Zhejiang, d’où était originaire la famille Lü, fasse le point de recherches sérieuses effectuées par le bureau de la culture de la ville dans les archives municipales. L’ « Anthologie des écrits de Lü Liuliang » (édition interne) (《吕留良纪念集》(内部汇印)) a révélé, entre autres, que Lü Liuliang avait deux fils, mais aucune petite-fille du nom de « Siniang », et qu’il ne s’agit donc que d’une belle légende.

 

Mais il reste la légende. La perception de Lü Siniang en tant que nüxia est d’autant plus nette qu’elle est

 

Perpétuation de la légende aujourd’hui –

 le mystère LüSiniang et la xianü Lin Siniang

(article de mars 2011)

associée à trois autres personnages-types de nüxia littéraires de la dynastie des Qing : la Xianü (侠女) de Pu Songling, la Lin Siniang (林四娘) du Hongloumeng, et enfin Shisanmei (十三妹), la célèbre « treizième sœur » imaginée par Wen Kang (文康). 

 

Le reste est du cinéma….

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Adaptations en bande dessinée, au cinéma et à la télévision

 

L’histoire de Lü Siniang en lianhuanhua :

http://lianhuanhua.mom001.com/wx/2008/0412/1985.html

 

Principales adaptations de la légende de Lü Siniang dans ses diverses variantes

 

Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Lu_Siniang_Adaptations_cine_TV_Films.htm 

 


 

[1] On trouve toute son histoire, par exemple, dans le très sérieux « Imperial China, 900-1800 » de F.W. Mote, Harvard University Press 1999, pp.898-900 (paper back edition). Lü Liuliang y est présenté comme un exemple des victimes de « l’inquisition littéraire » de l’empereur Yongzheng, ce que l’auteur appelle « the most interesting thought control incident of the Yongzheng reign »….

[2] Examen d’ « éminent lettré » annoncé en février 1678, au moment de la révolte dite « des trois feudataires » (三藩之乱), menée par trois gouverneurs de provinces de 1673 à 1681. L’examen faisait partie de la politique de conciliation de l’empereur vis-à-vis des intellectuels restés loyalistes envers les Ming. Les quelque cinquante lauréats furent ensuite chargés d’aider à la rédaction de l’histoire officielle de la dynastie des Ming, reflétant l’esprit d’ouverture régnant alors, sous le règne de l’empereur Kangxi.

[3] Pirate marchand et fils de pirate, Koxinga a poursuivi la lutte contre les Qing après la chute de la dynastie des Ming, allant jusqu’à chasser les Hollandais de Taiwan pour y établir une base d’où repartir à la conquête du continent, mais mourant peu après.

[4] Cité par Roland Altenburger dans : The Sword or the Needle : The Female Knight-errant (xia) in Traditional Chinese Narrative,  Peter Lang AG, 2007, p. 295.

 

 

    

    

          

         

         

 

 

 

     

 

 

 

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