Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire de la bande dessinée chinoise

III. Précédent : le livre illustré

par Brigitte Duzan, 05 novembre 2015

 

Bien avant le lianhuanhua, le livre illustré est apparu et s’est développé en Chine pour s’adresser à peu près au même public, à des siècles de distance. Mais il est ensuite devenu un objet esthétique, recherché par les collectionneurs au même titre que les albums de peintures que publiaient par ailleurs les mêmes éditeurs.

 

Dès les débuts du livre en Chine, l’image a joué un rôle important. L’imprimerie (par gravure sur bois) y a fait son apparition à la fin du 6ème siècle, pour apporter sa contribution à la diffusion du bouddhisme. Ce n’étaient cependant pas tellement les textes qu’il s’agissait d’imprimer, pour un public en majeure partie analphabète, mais bien plutôt des images pieuses qui puissent en même temps faire office d’amulettes, le texte participant du même pouvoir magique que l’image. On donnait à voir aux fidèles bien plus qu’à lire et l’image a conservé ensuitecette primauté dans les livres au détriment, souvent, du texte.

 

Dans le domaine du livre illustré, en effet, se reflète la tension constante par ailleurs entre arts des lettrés et arts populaires, entre culture de l’écrit et culture orale, qui toutes deux intègrent l’image, chacune à sa manière, l’image étant le mode d’expression privilégié du conteur autant que du poète.

 

A/ Le livre illustré sous les Song et les Yuan : sources et modèles

 

C’est du 11ème siècle que date le premier livre illustré répertorié de l’histoire du livre en Chine, c’est-à-dire de la dynastie des Song du Nord. Il a déjà le format classique de la page illustrée des siècles suivants, mais c’est un  format hérité d’une ancienne tradition.

 

1063 : Le« Lienüzhuan », premier livre illustré

 

Ce premier livre illustré, daté de 1063, c’est-à-dire l’année de la mort de l’empereur Renzong des Song (宋仁宗). Il suit de près la révolution de l’imprimerie entraînée par l’invention des caractères mobiles par Bi Sheng (毕升) en 1040 ; utilisant des caractères mobiles gravés dans de la porcelaine au lieu des planches de gravures sur bois (muke 木刻) employées jusqu’alors, sa technique sera améliorée au début du 14ème siècle par Wang Zhen (王祯) qui remplacera la porcelaine par le bois, moins précis, mais moins onéreux, déclenchant un nouvel essor de l’imprimerie, et des livres illustrés.

 

De façon révélatrice, cette première édition illustrée de 1063 concerne un texte éminemment confucéenet didactique qui entre dans la catégorie des « livres de moralité » : les célèbres « Biographies de femmes exemplaires » ou Lienü zhuan  (《列女传》) de Liu Xiang (刘向).

 

Les illustrations auraient été inspirées du célèbre rouleau éponyme de Gu Kaizhi (顾恺之) [1], mais c’est surtout leur format qui est intéressant. En effet, il préfigure ce qui sera la manière générale de disposer les illustrations de romans jusqu’à la fin des Qing, à quelques exceptions près : l’image en haut de page, le plus souvent le tiers supérieur, et le texte en-dessous, ce que l’on désigne du terme générique de shangtu-xiawen (上图-下文).

 

 

Le livre illustré Gu Lienü zhuan 《古列女传》

 

 
Si l’illustration du livre est nouvelle, le format ne l’est pas : il reprend une vieille tradition de gravure d’images pieuses.
 
Les antécédents : les gravures bouddhistes

 

La gravure des Wei du Nord (sixième siècle)

 

On trouve ce même format shangtu-xiawen dans des gravures de la période des Six Dynasties (六朝), et plus précisément celle dite des dynasties du Nord et du Sud (420-589). Il apparaît dans une gravure de l’époque des Wei du Nord (北魏), vers 525 : une image dévotionnelle du Bouddha (《石刻礼佛图》), sur trois niveaux : un bouddha assis entre deux animaux symboliques en haut, au-dessus de deux scènes figuratives représentant ce que l’on devine être une procession de l’élite du royaume rendant hommage au bouddha, puis le texte en dessous. L’image prédomine largement, le texte, relativement court, étant vraisemblablement destiné à être psalmodié plus que lu, et sans doute utilisé dans le cadre de la prédication, à un moment de large diffusion du bouddhisme, sous l’égide des souverains tuoba.

 

On retrouve la même présentation dans une gravuresur bois de l’époque des Cinq Dynasties (907-960) qui précède immédiatement la dynastie des Song. La gravure montre que le modèle s’était généralisé, et affiné : elle représente le

Bouddha Manjusri (《大圣文殊师利菩萨像》), image en haut, encadrée de deux cartouches, et texte en bas, mais très clair et développé ici sur la moitié de la page.

 

Le livre de 1063 reprend donc le mode d’illustration courant utilisé dans les gravures sur bois bouddhistes des cinq siècles précédents, mais en donnant plus d’importance au texte, l’image l’illustrant et incitant à la lecture d’un texte didactique.

 

14ème- 15ème siècles : illustrations de contes et récits populaires

 

Début du 14ème siècle : illustrations de pinghua

 

Une étape supplémentaire est franchie sous la dynastie des Yuan, vers 1320, cette fois à la suite des progrès de l’impression permis par l’invention des caractères mobiles de Wang Zhen : un progrès qui n’est pas tant dans la qualité de l’impression, que dans la diminution de son coût, ce qui permet d’atteindre une nouvelle couche de lectorat populaire, ceux-là même qui fournissaient leur public aux conteurs.

 

Le Bouddha Manjusri (dixième siècle)

 

Les textes illustrés sont des pinghua (评话, ou 平话), c’est-à-dire des « histoires simples », ou dites simplement, sans détour. Les illustrations sont dans le tiers supérieur de la page, et il y en a une par page. On appelle ces livres « contes pleinement illustrés » ou qiangxiang pinghua (全相平话). Mais l’image n’offre pas une narration continue, elle identifie et illustre un passage dramatique, un épisode significatif de la narration ; elle attire l’attention du lecteur en lui laissant le soin de lire le texte pour comprendre l’histoire.

 

Un exemple de texte illustré de ce genre est une « nouvelle édition pleinement illustrée » du Roman des Trois Royaumes (新刊全相平话三国志), datée de 1320 :

 

15ème siècle : illustrations de cihua
 
On a découvert en 1967,dans une tombe d’époque Ming, un ensemble de quatorze textes datant des années 1470 qui sont à rapprocher du genre précédent. Ce sont des textesdu genre shuochang cihua (说唱词话), ou chantefable, c’est-à-dire uneforme narrative mixte, précurseur des romans à chapitres, mais relevant encore de l’art du conteur : une partie en prose était destinée à conter l’histoire et une partie en vers à être chantée.

 

Trois Royaumes (新刊全相平话三国志), datée de 1320


Les sujets sont analogues à ceux des pinghua : beaucoup d’histoires fantastiques et aventures picaresques. Le texte conserve une structure par scènes qui sera reprise dans la composition en chapitres des romans ultérieurs, structuration du récit qui reste rattachée à l’art du conteur, avec des illustrations qui semblent reprendre les images suggérées par sa voix.
 
15ème siècle : apparition des chatu
 

L’illustration marque un autre tournant à partir du milieu du 15ème siècle, avec un nouveau format permis par les progrès des techniques d’imprimerie :des illustrations sur page entière de cihua, qui sont « insérées » au milieu des pages du texte, d’où le nom de chatu (插图). Ce sont des formats qui permettent des illustrations bien plus fines et précises, qui se rapprochent de la peinture narrative.

 

Le plus fréquent est l’insertion à intervalles réguliers d’une illustration sur page entière. Comme le lecteur doit tourner un certain nombre de pages de textes avant de trouver l’illustration suivante, le procédé ressemble à celui d’un album d’images. C’était sans doute une aide à la lecture, mais surtout une incitation à la poursuivre, agissant de la même manière que le conteur incitant ses auditeurs à revenir à la prochaine séance pour connaître la suite de l’histoire.

 

L’histoire de Taigong

 

Mais les modèles peuvent varier, avec des mélanges éventuels d’illustrations sur pages entières et hauts de page. Tel est le cas, par exemple, des histoires illustrées du célèbre juge Bao (包公案), préfiguration des romans de cas criminels ou gong’an xiaoshuo (公案小说). Ainsi le récit « Bao Longtu résout le cas du pot de chambre » (baolongtu duanwai wupen zhuan 《包龙图断歪乌盆传) comporte huit illustrations, moitié sur page entière, moitié sur demi-page,mais sans que les premières utilisent le plein potentiel offert par la page entière car la page d’illustration en comporte deux, l’une au-dessus de l’autre, avec un motif spécifique pour les séparer, nuage, toit de maison ou autre.

 

Exemple d’une double illustration ‘insérée’ sur la même page sur un modèle similaire :

L’histoire de Taigong, futur fondateur de l’Etat de Qi (齊太公) qui, révolté par la vie débauchée du dernier souverain de la

dynastie des Shang, se retira sur ses terres en attendant de pouvoir mettre ses talents de stratège au service d’un souverain intègre pour renverser la dynastie décadente.

 

15ème siècle : éditions illustrées de pièces de théâtre

 

Les histoires du juge Bao ont été adaptées en pièces de théâtre sous les Yuan, et ces pièces ont ensuite fait l’objet d’éditions illustrées, comme de nombreuses autres pièces sous les Ming. Ce sont les pièces de type chuanqi (传奇戏曲) [2] qui ont donné lieu aux plus beaux livres illustrés ; le plus souvent produits dans les villes du bas-Yangzi, ils ont contribué à la diffusion de ces pièces auprès d’un public d’amateurs [3].

 

Une édition de 1498 d’une pièce chuanqi d’époque Yuan adaptée de « L’histoire du Pavillon de l’Ouest » ou Xixiang ji (《西厢记》) de Wang Shifu (王实甫) [4] est très souvent citée comme exemple, avec des illustrations sur page entière illustrant de façon discontinue une narration qui, elle, est continue, mais surtout avec un dessin particulièrement raffiné [5].

 

Ce style va inspirer une profusion de pièces chuanqi illustrées, surtout pendant l’ère Wanli (1572-1620), qui apparaît comme un véritable âge d’or du livre illustré, et surtout du roman illustré.

 

B/ Le roman illustré : âge d’or pendant l’ère Wanli, déclin sous les Qing

 

Le roman illustré qui se développe sous les Ming se place dans la continuité directe des styles et formats des livres illustrés antérieurs. Si les premiers romans sont édités avec des illustrations en haut de page dans un format déjà un peu archaïque, à partir du milieu du 16ème siècle, les publications se multiplient et, avec l’apparition de nouveaux éditeurs et l’émergence de Nankin comme grand centre d’édition, l’illustration devient un art à part entière et le livre illustré un objet de collection.

 

Les romans historiques édités au Fujian

 

Au début des Ming, les premiers romans historiques illustrés sont publiés dans le Fujian, où, autour de Jianyang (建阳), était regroupé un noyau de vieilles familles d’éditeurs. Ils reprennent le vieux format avec les illustrations en haut de page, dans des livres qui sont destinés à un lectorat populaire.

 

Un exemple en est l’édition illustrée du « Voyage vers l’Est » (《东游记》) de Wu Yuantai (吴元泰), écrit au début des années 1520 : c’est l’un des quatre « Voyages » écrits au début du 16ème siècle dans le style shenmo (神魔小说), style fantastique de « dieux et démons » dont relève également lecélèbre « Voyage vers l’Ouest » (《西游记》) de Wu Cheng’en (吴承恩). Ce sont autant de romans en langue vernaculaire considérés comme vulgaires, pour des lecteurs peu éclairés – le « Voyage vers l’Ouest » sera d’ailleurs édité de façon anonyme, à Nankin, en 1592. Les illustrations de ces romans ne sont pas très soignées.

 

L’édition illustrée du « Voyage vers l’Est » est intitulée « Le voyage vers l’est : apparition des Huit Immortels » (《八仙出处东游记》), et reprend le format quanxiang (une illustration par page, dans le tiers supérieur) :

 

Les romans populaires ennoblis par l’illustration

 

A partir du milieu du 16ème siècle, les éditions illustrées de romans populaires se multiplient, et, à partir du début de l’ère Wanli, dans le dernier tiers du siècle, ils sont édités avec des illustrations en page pleine dont la qualité approche des standards établis par les pièces chuanqi illustrées. Ils sont édités surtout à Nankin où une concentration de talents artistiques et artisanaux contribue à l’amélioration de la qualité de l’édition et de l’illustration.

 

Ainsi le « Roman populaire des Trois Royaumes », nom complet du « Roman des Trois Royaumes » (Sanguo zhi tongsu yanyi《三国志通俗演义》), édité en 1591 par Zhou Yuejiao (周日校) à Nankin, a de très fines illustrations sur pages entières :

 

Le voyage vers l’est :

apparition des Huit Immortels

 

Edition de 1591 conservée aux

Archives nationalesdu Japon

 

Autre centre important d’éditions de qualité : Hangzhou. C’est là qu’est éditée, vers 1585, une histoire fantastique du genre shenmo, en vingt chapitres, qui a pour cadre une rébellion à la fin des Song : « Les trois Sui écrasent la révolte des sorciers » (San Sui pingyao zhuan 《三遂平妖传》) [6]. L’œuvre est attribuée à Luo Guanzhong (罗贯中), comme le Sanguo zhi. Les illustrations sont sur page entière, à droite des pages de texte. Il y a un net effort de remplir l’espace d’éléments décoratifs suggestifs – pas seulement d’illustrer les gestes et actions des personnages ; en même temps, les visages sont très expressifs.

 

Fait nouveau, les illustrations sont l’œuvre du graveur Liu Xixian qui les signe (刘希贤刻). Quand le centre d’impression/édition de Jianyang, au Fujian, a commencé à décliner, les graveurs qui y travaillaient sont partis plus au nord, à Nankin. Peu après, ils ont été rejoints par d’autres graveurs venus de la région de Huizhou (徽州), dans l’Anhui. Nankin est alors devenu un centre culturel important, ainsi que toute la région du Jiangnan où de riches lettrés et collectionneurs de livres étaient concentrés dans les villes. D’où, en retour, une incitation à développer la production.

 

Les graveurs deviennent des artistes respectés et recherchés qui commencent à signerleurs gravures

 

Illustration du 1er chapitre du San Sui pingyaozhuan

comme Liu Xixian. Il se crée de la sorte un lien entre production artistique et littérature populaire, qui tend ainsi à sortir du domaine du vulgaire, mais en donnant la primauté à l’image.  

 

Fin de l’ère Wanli : l’illustration comme œuvre d’art

 

A la fin des Ming, vers 1640, l’illustration est devenue une forme artistique en soi, œuvre d’artistes très appréciés. Au tournant du 17ème siècle, le nombre des publications illustrées est impressionnant. Trois collections de 300 pièces de théâtre de la période Yuan-Ming sont éditées (la série guben xiju congkan 股本戏剧丛刊) dont 112 illustrées, soit 3800 illustrations. Le seul roman « Au bord de l’eau » est paru dans au moins sept éditions illustrées pendant la période Ming, mais les pièces de théâtre populaires comme le Xixiang ji (《西厢记》) ou le Pipa ji (《琵琶记》) ont connu des éditions illustrées encore plus nombreuses, avec une ou plusieurs illustrations par scène ou chapitre.

 

Une illustration du Xiuru ji

 

A la fin des Ming, les romans illustrés (y compris les romans érotiques) viennent doncs’ajouter aux albums, de portraits, de peintures de paysages ou de personnages, pour former un vaste champ de livres d’art. Le roman illustré rend même célèbres ses illustrateurs dont certains sont passés à la postérité.

 

C’est le cas de Liu Suming (刘素明), originaire de Jianyang, qui a travaillé là et à Nankin, de 1573 à 1627 [7]: comme le souligne Lucille Chia dans l’ouvrage cité, son nom apparaîtdans le coin en haut à droite de la plupart des illustrations sur page entière de pièces chuanqi comme « L’histoire

de la veste brodée » ou Xiuru ji (《绣襦记》) de Xu Lin (徐霖), publiées à Nankin, vers le début du 17ème s. On peut lire « gravé par Liu Suming » (刘素明镌) suivi de son sceau.

 

Un autre cas est celui de Liu Junyu (刘君裕) qui a gravé les illustrations d’un Xiyou ji et d’un Shuihu zhuan (édition de 1614, avec 120 illustrations).

 

Le texte ici devient presque un prétexte ; ce qui importe, c’est l’illustration, appréciée comme un rouleau de peinture de maître. C’est la demande des riches bibliophiles connaisseurs du Jiangnan qui suscite une compétition fructueuse entre éditeurs de la région. La mode des albums de gravures ponctués de poésies se développe en même temps, pour le même public lettré. Et le roman illustré évolue sous cette influence pour atteindre un

 

Illustrations du Shuihu zhuan par Liu Junyu

niveau artistique inégalé où l’illustration devient le sujet principal.

 

Fin des Ming : l’illustration comme art pour art

 

A la fin des Ming, on voit ainsi apparaître des livres illustrés, de fiction ou de théâtre, dont les illustrations sont groupées au début de l’ouvrage. Ce ne sont plus des’ illustrations insérées’ chatu (插图), mais des ‘illustrations qui chapeautent l’ouvrage’ guantu (冠图). Cela correspondait certainement aux goûts des clients car ce nouveau format s’est très vite répandu.

 

Il en résulte une séparation totale des deux expériences tirées du livre : lecture du texte et appréciation purement visuelle et esthétique des illustrations, qui devenaient peinture en soi – art pour art - et étaient réservés aux meilleurs illustrateurs et graveurs. Les pages d’illustrations n’étaient parfois même pas paginées. On avait alors un "fascicule de tête" shoujuàn (首卷), et c’était souvent le plus épais.

 

Il y avait une grande différence entre les deux parties du livre, la partie des illustrations étant d’une qualité artistique sans comparaison avec la partie texte, confiée à des graveurs de moindre niveau artistique. D’ailleurs, dans les exemplaires qui nous sont parvenus, la partie du texte semble avoir été à peine ouverte, elle n’a guère de traces d’usure [8]

 

On remarque quand même que les textes choisis ont évolué. Ce ne sont plus tant les grands romans populaires, on sent les goûts évoluer là aussi. Liu Junyu a gravé les illustrations d’une édition du Xiyou ji dans ce format. Mais on voit aussi paraître le premier recueil de récits de Feng Menglong (冯梦龙), « Histoires d’hier et d’aujourd’hui » gujin xiaoshuo (《古今小说》), publiées vers 1621. Si les quarante récits sont d’un intérêt inégal, les illustrations sont toutes d’un très haut standard, gravées par Liu Suming.

 

Mais les illustrations de ce genre n’étaient pas limitées aux éditions de classiques. Elles concernaient aussi des recueils de nouvelles ou des romans historiques, comme « Les histoires d’amour de l’empereur Yang des Sui » ou Sui Yangdi Yanshi (《隋煬帝艳史》), publié en 1631, un livre rare car il a été censuré à la fin du 19ème siècle, qui comporte une première partie de très fines illustrations, avec en outre de belles calligraphies.

 

Le Sui Yangdi Yanshi

 

Cette édition est intéressante dans ce qu’elle révèle d’un nouveau rapport du texte à l’image, et vice versa, à cette époque. Dans la plupart des éditions illustrées de romans, textes et images se répondent. Dans le Sui Yangdi Yanshi, la relation est plus complexe. Chaque illustration est accompagnée d’un passage d’un poème célèbre qui n’a pas de lien direct avec le récit. La plupart des quarante poèmes cités sont des poèmes Tang qui suggèrent soit des parallèles soit des contrastes avec les événements de la narration [9].

 

C’était donc, pour le lecteur, un jeu intellectuel et esthétique, une invitation à réfléchir en dépassant un texte qui n’était pas en soi un grand classique, mais qui en acquérait la qualité par le truchement de l’image et des poèmes. Il y a donc une composition esthétique sophistiquée pour attirer les lettrés capables d’en décrypter le sens et d’y prendre un plaisir subtil. Parmi les éléments esthétiques destinés à attirer ces lettrés, il faut souligner les différents styles de calligraphie dans lesquels sont écrits les vers ; dans une écriture raffinée et rapide, ils ne pouvaient pas être lus par n’importe qui, et redoublaient le jeu subtil du rapport au texte.

 

Cette présentation des illustrations est du même ordre que la mode en vogue chez les collectionneurs de peintures de cette même période de la fin des Ming, qui accrochaient à côté de leurs tableaux des œuvres de calligraphie qui n’avaient pas forcément de rapport avec eux : cette mise en regard créait une synergie suscitant une lecture différente du tableau, donc une sorte de création nouvelle passant par l’interprétation textuelle, à différents niveaux, née du regard de l’esthète. C’est aussi le même procédé que l’on retrouve dans les éventails Ming qui ont une peinture d’un côté et un poème de l’autre. Comme dans l’éventail, en outre, dans le cas des livres, il fallait tourner la page pour découvrir le poème, d’où un effet de suspense, ou d’attente, comme à la fin de chaque chapitre d’un roman, ou de chaque séance de conteur.

 

C’est bien là un exemple du raffinement culturel de la période Chongzhen (崇祯年间), à la toute fin de la dynastie des Ming, et surtout dans la région du Jiangnan. Ce raffinement pouvait atteindre des degrés de sophistication extrêmes.

 

C’est le cas d’une double édition des grands classiques « Les Trois Royaumes » et « Au Bord de l’eau », soit  le Sanguo zhi yanyi (《三国志演义》) et le Shuihu zhuan (《水浒传》), édités ensemble sous le titre « Double lignée de héros en un livre » Erke yingxiong pu (《二刻英雄谱》encore intitulé 《合刻三国水浒全传》). Le livre a été publié au début des années 1630 [10], peu après la publication du Sui Yangdi yanshi, et il va encore un peu plus loin dans la complexité du rapport texte-image.

 

Les pages de texte sont divisées en deux, mais non plus image en haut, texte en bas : dans la partie supérieure sont imprimésles 110 chapitres du Shuihu zhuan, dans la partie inférieure les 240 chapitres de l’édition de 1522 du Sanguo zhi. C’est donc le texte du Sanguo zhi qui est de loin le plus important, dans une proportion d’environ deux tiers/un tiers.

 

Mais, en outre, les pages de texte sont précédées d’un volume séparé de 100 illustrations : 38 pour le Shuihu zhuan, 62 pour le Sanguo zhi, chaque illustration étant accompagnée d’un poème, mais ici, en outre, très souvent, d’un commentaire (lun), poème et commentaire étant écrits dans des styles calligraphiques différents, comme les commentaires portés sur les tableaux des hanshui par les amis du peintre, et les amateurs et collectionneurs ultérieurs, apportant une valeur intrinsèque supplémentaire à l’œuvre [11]. La page titre est imprimée en deux couleurs, et l’éditeur y souligne l’effort de qualité qui a été le sien dans la réalisation du livre.                    

 

Le lianhuanhua entre livre illustré et art du conteur

 

Déclin du livre illustré sous les Qing

 

On en était arrivé à un paradoxe. Alors que le livre illustré était né du désir de fournir au lecteur peu éduqué des images capables de l’aider dans sa lecture de romans populaires qui étaient supposés lui être destinés, il avait peu à peu opéré un glissement vers des illustrations finissant par occulter le texte, et nécessitant une vaste culture lettrée pour pouvoir être totalement comprises. Participant des pratiques artistiques de l’élite sociale, le livre illustré était devenu livre d’art, à ranger aux côtés des peintures, calligraphies et autres objets d’art relevant de la culture lettrée.

 

C’est cependant l’apogée de cet art. Au début de la période Qing, le livre illustré entre dans une période de déclin, avec un retour vers des formes plus classiques d’illustration, et l’utilisation du livre comme support idéologique, avec de nouvelles publications de livres de moralité confucéens. Le format est même révisé afin de donner une nouvelle importance au texte. C’est le cas des diverses éditions des « Biographies de femmes illustres », le Lienü zhuan. Il en est une datée de 1825 (sous le règne de l’empereur Daoguang) qui revient carrément à des pages où non seulement l’illustration est très sobre, avec des personnages clairement identifiés, mais où elle n’occupe en outre qu’un petit quart supérieur de la page, pour la plupart des feuillets.

 

Le Lienüzhuan de 1825, 1er volume

 

Mais la période a également innové pour rendre le texte encore plus « visible ». C’est ce qui transparaît d’un commentaire écrit par Ba Jin (巴金) à propos de son roman « Famille » (《家》), daté de juin 1957 et publié en annexe 3 du roman.

 

Pour expliquer la genèse de son ouvrage, Ba Jin évoque ses souvenirs de lecture des « Biographies de femmes illustres », livre illustré (chātúběn 插图本) appartenant à ses sœurs dont c’était encore une lecture obligée. Il précise qu’il avait cinq ou six ans quand il a découvert le livre, soit en 1909-1910, mais que les pages en étaient abîmées à force d’avoir été feuilletées, ce qui suppose une

édition bien antérieure. Or il décrit les pages divisées en deux, mais texte en haut, illustrations en bas : 下栏是图,上栏是字 - soit l’inverse de ce qui se pratiquait usuellement jusqu’aux Ming. Le regard se posait d’abord sur le texte.

 

Le livre illustré a cependant bénéficié, au 19ème siècle, de l’introduction et du développement des techniques occidentales de lithographie, ce qui a permis des images en couleur se rapprochant de la qualité d’une peinture. Ce n’est cependant qu’un apport limité, les tirages étant souvent moins soignés que les gravures sur bois. C’est en fait une banalisation du livre illustré, qui va vers un public plus vaste, mais moins cultivé. Comme en Europe au 18ème siècle, la qualité des illustrations diminue au fur et à mesure que croît le nombre de livres édités – phénomène que le 20ème siècle portera à des extrêmes, et pas seulement dans le domaine du livre.

 

Le roman populaire était en fait considéré par les éditeurs comme un produit mineur, ne valant pas la peine de frais énormes d’édition de qualité fine, réservés aux livres d’art.

 

Il est cependant un développement du livre à la fin des Qing qui mérite d’être noté. Touchant au mode et aux habitudes de lecture, il a une incidence sur l’évolution des livres dans leur ensemble, et des lianhuanhua en particulier. Robert E. Hegel note pour sa part une diminution générale des standards de qualité des livres sous les Qing : dans un objectif de réduction des coûts, diminution de la qualité du papier, mais aussi de la taille et de la lisibilité, ces deux facteurs étant liés.

 

La taille des livres diminuant, la taille des caractères diminue aussi ; le texte est comprimé dans un espace plus exigu, et demande un effort de lecture. Le lianhuanhua a résolu le problème en donnant la primeur à l’image en réduisant le texte à quelques lignes. Mais la transition avait été préfigurée dans des livres illustrés qui avaient conservé le label quanxiang en l’adaptant.

 

C’est le cas de cette réédition de 1947 du recueil de récits de Feng Menglong (冯梦龙) « Histoires d’hier et d’aujourd’hui », intitulée quanxiang gujin xiaoshuo (《全像古今小说》) :

  

De cette réduction de la taille du livre s’ensuit aussi une différence d’attitude du lecteur : dans les illustrations de l’époque Ming ou Qing, on voit les lecteurs (en général des lettrés dans leur studio) assis devant un bureau, leur livre posé, ouvert devant eux. Avec les nouveaux formats, et bien plus encore avec le lianhuanhua, le livre se tient à la main, et même bientôt dans la paume de la main. Il n’y a plus distanciation du texte, qui s’accordait avec la qualité de l’écrit ancien, à décrypter et conquérir bien plus qu’à lire.

 

Du livre d’art au lianhuanhua

 

Le lianhuanhua se place ainsi dans la continuation de l’art du livre illustré à un double titre : sujets illustrés, composition de la page et style des illustrations, celles-ci restant fondées sur

 

Histoires d’hier et d’aujourd’hui

le style gongbi des débuts, en lien avec le style des rouleaux narratifs qui en étaient la préfiguration [12]. 

 

Le lianhuanhua reprend le concept d’illustration du texte par l’image, mais en réduisant celui-ci à quelques lignes. On en revient en fait à l’art du conteur qui se profilait derrière le roman populaire. C’est l’image qui est chargée de véhiculer la narration, mais en s’effaçant derrière le texte, comme le conteur mettant en valeur l’histoire qu’il raconte.

 

Mais on suit le même processus que pour le livre illustré des Ming : l’image devient de plus en plus sophistiquée, jusqu’à constituer une œuvre d’art en soi, à la fin des années 1980. Des œuvres d’artistes pour lesquels le lianhuanhua était un ersatz de marché de l’art, œuvres d’art aujourd’hui recherchées par les collectionneurs.

 

 


 

[1] Sur ce tableau, voir Brève histoire de la bande dessinée chinoise, II. Antécédents : la peinture narrative.

[2] Un type d’opéra traditionnel chinois qui s’est développé dans le sud à partir de la fin du 14ème siècle parallèlement au zaju (杂剧).

[3] C’est une tradition que reprendront les lianhuanhuas en se faisant illustrateurs et diffuseurs des grandes histoires d’opéras – y compris les opéras modèles de la Révolution culturelle, mais aussi illustrateurs des films à leur sortie, et ce dès les films de wuxia de la fin des années 1920, qu’ils contribueront à populariser auprès du public qui n’avait pas les moyens de se payer le cinéma.

[4] Sur l’histoire de la pièce, inspirée d’un récit antérieur, voir :

www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Yao_Rose_de_Pushui.htm

[5] Cité par Robert E. Hegel, dans Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, Stanford University Press, 1998, pp 176-177 : cité non pour le format utilisé, peu novateur, mais pour le niveau artistique des illustrations.

[6] C’est l’histoire du commandant militaire Wang Ze qui se marie avec une sorcière et organise une rébellion en s’alliant avec trois sorciers en lutte contre les fonctionnaires corrompus. Mais ils sont déçus par Wang Ze et se retournent contre lui en rejoignant les forces impériales.

[7] Voir : Printing and Book Culture in Late Imperial China, ed. by Cynthia J. Brokaw/ Kai-Wing Chow, University of California Press, 2005, p. 125.

[8] Selon Robert E. Hegel, voir Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China, Stanford University Press, 1998, p 200.

[9] Selon Robert E. Hegel, op. cité n. 8.

[10] Edité par Xiong Fei (雄飞馆), réédition Shanghai Huaxia Tushu 1949.

Voir l’analyse de Liu Shide (刘世德) : 雄飞馆刊本《英雄谱》与《二刻英雄谱》的区别 en ligne : www.cnki.com.cn/Article/CJFDTotal-YSXS198801007.htm

[11] Voir l’analyse d’Anne Kerlan « La dynamique de l’image et de ses inscriptions dans une peinture de Fang Xun », in : Du visible au lisible, texte et image en Chine et au Japon, éd. par Anne Kerlan et Cécile Sakai, Philippe Picquier, 2006.

[12] Voir Brève histoire de la bande dessinée chinoise, II. Antécédents : la peinture narrative



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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