Les grands sinologues

 
 
 
     

 

 

Les grands sinologues français

Édouard Chavannes (1865-1918)

Présentation

par Brigitte Duzan, 24 septembre 2020 

 

Archéologue et sinologue français né à Lyon le 5 octobre 1865, Emmanuel-Édouard Chavannes (沙畹) est le successeur des grands noms de la sinologie française du 19e siècle comme Jean-Pierre Abel-Rémusat et Stanislas Julien.

 

Etudes, vie et carrière

 

Jeune, il étudie d’abord au lycée de Lyon où il reçoit une éducation classique avec apprentissage du grec et du latin. Puis il part à Paris où il est admis au lycée Louis-de-Grand en préparation des concours d’entrée aux Grandes Ecoles. Il est admis en 1885 à l’Ecole normale supérieure, dans la section Lettres. Au bout de trois ans, en 1888, il est reçu à l’agrégation de philosophie.

 

Édouard Chavannes

 

Georges Perrot à la Sorbonne où il a

enseigné l’archéologie à partir de 1876

 

L’archéologue et helléniste Georges Perrot, qui était alors directeur de l’ENS [1], lui conseille de s’orienter vers l’étude de la Chine après son agrégation. Logiquement, Édouard Chavannes pense d’abord étudier la philosophie chinoise, mais l’orientaliste Henri Cordier lui recommande de se tourner plutôt vers l’étude de l’histoire chinoise, sujet encore peu étudié en Occident, alors que la philosophie était fortement marquée par les travaux de James Legge dont l’ouvrage sur les « Chinese Classics » avait été couronné du premier prix Stanislas Julien, en 1875 [2].

 

Édouard Chavannes commence alors à suivre les cours sur les classiques chinois donnés par le marquis d’Hervey de Saint-Denys [3] au Collège de France, ainsi que les cours de langue chinoise de Maurice Jametel [4] à ce qui s’appelait encore l’Ecole des langues orientales vivantes, aujourd’hui devenu l’INALCO.

 

Sur recommandation de Georges Perrot, il obtient un poste d’attaché lié à la Légation de France à Pékin. Il part avec un élève interprète des Langues’O le 24 janvier 1889. Son bagage de chinois était encore mince ; c’est en Chine qu’il acquit les connaissances approfondies et réunit les matériaux qui lui servirent de base pour ses travaux ultérieurs. Segalen reproduisit le même modèle que son maître quand il partit à Pékin quel :que vingt ans plus tard.

 

Le marquis d’Hervey de Saint-Denys

par le peintre Eugène Pirou

 

Édouard Chavannes revient brièvement en France en 1891 pour épouser Alice Dor, fille de l’ophtalmologue suisse Henri Dor [5], et repart avec elle en Chine où il reste jusqu’en 1893.

 

Alors qu’il est encore à Pékin, il est nommé à la chaire de langues et littérature chinoises, tartares et mandchoues du Collège de France, poste qui était vacant depuis la mort du marquis d'Hervey de Saint-Denys en novembre 1892. Sa nomination fut âprement contestée car les candidats ne manquaient pas et il était encore très jeune pour le poste ; il n'avait étudié le chinois que pendant cinq ans et n’avait pas beaucoup de publications à son actif. Cependant la qualité de son niveau de connaissance et les appuis dont il bénéficia emportèrent finalement l’adhésion des professeurs du Collège de France. Il fut finalement nommé titulaire de la chaire de chinois par décret du 29 avril 1893.

 

Il débute le 5 décembre 1893 en donnant sa leçon inaugurale, intitulée « Du rôle social de la littérature chinoise ». Le texte est aussitôt publié dans la Revue politique et littéraire, dite « Revue bleue » (tome 52, pp. 774-782). Il commence par les mots : « La Chine possède une littérature, et le fait est remarquable ». Par-là, il veut dire que d’autres peuples qui n’en avaient pas se sont mis à son école, et que cette littérature s’est largement diffusée grâce à son écriture. Chavannes avance que c’est « l’agent immatériel qui a constitué les Chinois en un corps de nation et leur a permis aussi de conserver en fait leur indépendance lors même qu’ils ont été conquis. » [6]

 

Pendant toute cette période, il est très actif : membre de l’Institut de France, il est aussi, de 1904 à 1916, co-rédacteur en chef du T’oung Pao (《通报》), première revue internationale de sinologie fondée en 1890 à Paris par Henri Cordier, avec pour co-directeur Gustave Schlegel, auquel Chavannes succéda à sa mort le 15 octobre 1903 [7]. Début 1904, il est aussi nommé membre de la commission du Journal de la Société asiatique, dont il était membre depuis 1888 et secrétaire depuis 1895, et dont il sera élu vice-président en 1910. En 1915, il est élu président de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

 

En 1907, pour compléter ses recherches sur le terrain, il repart pour un grand voyage archéologique dans le nord de la Chine, financé par le ministère de l’Instruction publique, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et l’Ecole française d’Extrême-Orient. Il quitte Paris fin mars 1907, par le transsibérien, et arrive à Mukden, ou Shenyang (沈阳), le 14 avril. Il visite la tombe impériale du Nord (Beiling 北堎), puis celle de l’Est (Dongling 东堎), à la frontière coréenne. Puis gagne Pékin d’où il se rend dans le Shandong où il visite le Taishan, puis dans le Henan, visitant les grottes de Longmen près de Luoyang. Fin août, il est à Xi’an d’où il part visiter la sépulture de l’empereur des Tang Gaozong. Après un détour par le Wutaishan, il est de retour début novembre à Pékin, et le 5 février 1908 à Paris. Mission fructueuse dont les premiers résultats sont chaudement accueillis, riche en particulier des recherches sur la statuaire ancienne.

 

De santé fragile, il était surmené quand la guerre éclata. Il entreprit, avec le concours de sa femme, d’offrir dans sa résidence de Fontenay-aux-Roses un refuge pour les Belges et les réfugiés du Nord de la France, ce qui lui causa un regain de fatigue, à quoi s’ajoutait l’angoisse causée par son fils, aviateur sur le front. Il n’avait plus la force de résister à la maladie.

 

Il meurt le 20 janvier 1918, à l’âge de 52 ans, laissant derrière lui un nombre impressionnant de publications. Une nouvelle génération de sinologues qu’il a contribué à former était prête à prendre la relève.

 

Parmi les grands sinologues qui furent ses élèves et le reconnaîtront pour maître figurent entre autres Paul PelliotMarcel Granet et Victor Segalen.

 

Études et publications

 

Édouard Chavannes est reconnu comme l’un des premiers grands sinologues à avoir étudié l’histoire de la Chine et les religions chinoises. Dès sa leçon inaugurale au Collège de France, il cite Sima Qian. Ses premières publications sont des traductions de ses œuvres.

 

Histoire de la Chine

 

La première publication d’Edouard Chavannes est la traduction du « Traité sur les sacrifices Fong et Chan » de Sima Qian (司马迁), qui paraît en 1890, alors qu’il est à Pékin. L’ouvrage est imprimé aux Presses du Pei-T’ang, l’imprimerie des Lazaristes où sera également imprimée la première édition des « Stèles » de Victor Segalen, en 1912. Ce traité, ou Fengzhan shu (《封禅书》), est en fait le 6ème des huit traités des « Mémoires historiques » (《史记》), au chapitre 28. Il commence par donner les différentes interprétations possibles des termes qui désignent ces sacrifices [8].

 

Édouard Chavannes poursuit avec la traduction de la totalité des « Mémoires historiques » (《史记》). Le premier volume est publié à Paris en 1895, avec une introduction de 249 pages qui est un chef-d’œuvre d’analyse. Puis, entre 1896 et 1905, Chavannes traduit quatre volumes supplémentaires, soit au total 47 des 130

 

Le Fengzhan shu

chapitres des Mémoires, avec un grand nombre de notes et commentaires, ainsi que des annexes sur des sujets spécifiques. Les six tomes ne seront publiés en totalité qu’en 1967, par la Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve [9].

 

Tandis qu’il travaillait sur Sima Qian, il préparait un ouvrage sur « La sculpture sur pierre en Chine », son objectif étant d’expliquer la statuaire des Han, en l’occurrence les bas-reliefs conservés dans la province du Shandong. L’ouvrage, publié en 1893, est en deux parties : les sépultures de la famille Wu qui datent de 147 avant Jésus-Christ et ont été découvertes en 1786, et deux séries de bas-reliefs dans la même région. Ces sculptures avaient fait l’objet d’une publication en Chine au début du 19e siècle.

 

Cette publication fut précieuse pour la nomination de Chavannes à la chaire du Collège de France laissée vacante par la mort du marquis d’Hervey de Saint-Denys. Elle ouvrait la voie à tout un axe de recherches qui sera repris par ses successeurs.

 

Religion

 

Les religions de Chine sont l’autre grand domaine de recherche d’Edouard Chavannes - religion populaire chinoise, bouddhisme, taoïsme, mais aussi christianisme nestorien et manichéisme.

 

En 1894, il publie un « Mémoire composé à l'époque de la grande dynastie T'ang sur les religieux éminents qui allèrent chercher la loi dans les pays d'Occident par I-Tsing » [10] . C’est en fait la traduction des biographies et récits de voyage de soixante moines bouddhistes chinois qui sont partis en Inde pendant la dynastie des Tang, dans la deuxième moitié du 7e siècle, à la recherche de textes bouddhistes originaux en sanscrit pour expliquer les dogmes essentiels de leur foi. L’auteur, I-Tsing, fut lui-même un pèlerin, mais ne se cite pas parmi les religieux dont il donne les biographies. Chavannes explique dans l’introduction qu’il s’appelait Zhang Wenming, qu’il était né en 634 et était entré au couvent à l’âge de sept ans ; il avait conçu son projet dès l’âge de quinze ans, sous l’influence du voyage du moine Xuanzang (玄奘), rentré en Chine en 645.

 

Ces études des pèlerins bouddhistes avaient été initiées par Abel-Rémusat et Stanislas Julien, lui-même traducteur de Xuanzang. Le Mémoire de Chavannes remporta le prix Stanislas Julien [11]. Mais l’ouvrage le plus connu de Chavannes sur le bouddhisme chinois est son anthologie de « Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka », en trois volumes.

 

Par ailleurs, en 1910, il publie un essai sur la religion populaire : « Le T’ai Chan, essai de monographie d’un culte chinois » [12]. Il s’agit d’un ancien culte centré sur le mont Tai (ou Taishan 泰山), l’une des cinq montagnes sacrées du taoïsme, située dans le Shandong. Chavannes commence par des essais sur les montagnes dans la culture chinoise avant d’expliquer les spécificités du Mont Tai.

 

L’ouvrage est original à au moins deux égards : d’une part, il inclut des traductions de nombreux passages de la littérature chinoise ancienne sur ce sujet, y compris les commentaires et extraits de textes du néoconfucianiste de la dynastie des Song Zhu Xi (朱熹) et du grand penseur du 17e siècle Gu Yanwu (顾炎武) ; par ailleurs, Chavannes a également ajouté les traductions de onze estampages d’inscriptions gravées sur pierre qu’il a lui-même relevés dans divers temples sur le mont Tai ou alentour, ainsi que des relevés topographiques du site dessinés de sa main.

 

Cette approche originale exercera une grande influence sur les sinologues de la génération suivante ; on peut y voir, entre autres, une source de l’intérêt de Victor Segalen pour les stèles et les estampages.

 

Epigraphie

 

Chavannes est par ailleurs considéré comme un précurseur des épigraphistes modernes – l’épigraphie [13] étant un outil de première importance dans le domaine archéologique pour l’étude des cultures comme la culture chinoise où l’écrit tient une place fondamentale : les inscriptions gravées sont un complément des sources littéraires.

 

Le premier article de Chavannes dans ce domaine, intitulé « Les inscriptions de Ts’in », a été publié dans le Journal asiatique dès 1893, au moment où il commence à faire ses recherches sur les religions. On voit que les deux sont liés, ses traductions d’estampages tenant une place importante dans l’essai sur le Taishan, en particulier. Il traduit aussi des estampages de cinq inscriptions chinoises trouvées par une mission scientifique en Inde, à Bodh Gaya, traduction publiée dans le T’oung Pao.

 

L’année suivante, en 1894, il présente au Congrès des Orientalistes de Genève des estampages d’une célèbre inscription en six langues (sanscrit, tibétain, mongol, ouïghour, tangut et chinois) de 1345 qui orne les deux parois d’une porte voûtée sous laquelle passe la route Pékin-Kalgan. Chavannes a traduit les inscriptions chinoises et mongoles. L’épigraphie devient un sujet constant d’études pour lui, en même temps qu’un nouveau champ de recherches pour les orientalistes, à partir de découvertes en Asie centrale, mais aussi dans le Gansu et l’ouest de la Chine.

 

Chavannes participe au grand ouvrage d’Aurel Stein intitulé « Ancient Khotan ». Et c’est l’étude des documents chinois sur fiches de bambou très minces trouvées par Aurel Stein qui lui inspira l’un de ses mémoires les plus curieux : « Les Livres chinois avant l’invention du papier » ! Il s’agit de pièces datant de 98 avant Jésus-Christ à 137 après, qui sont parmi les plus anciens manuscrits chinois qui nous restent, d’une valeur documentaire inestimable, avec même des fragments d’un petit vocabulaire thématique, mais énigmatique car les significations ne sont pas données.

 

Ce sont aussi des documents trouvés en Asie Centrale qui ouvrirent à Chavannes un champ de recherches sur le manichéisme. Il reprit la question avec son ancien élève Paul Pelliot en traduisant avec lui un fragment d’un ouvrage manichéen chinois trouvé parmi les manuscrits découverts par Pelliot à Dunhuang [14]. L’ouvrage fut publié en 1912 à Paris, à l’Imprimerie nationale, sous le titre « Un traité manichéen retrouvé en Chine » [15].

 


 

A lire en complément

 

- sur Gallica : Publications et communications (614 pages) https://gallica.bnf.fr/services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&page=

1&query=(gallica%20all%20%22Edouard%20Chavannes%22)

 

- Numérisé par Pierre Palpant :

Edouard Chavannes par Henri Cordier, Journal asiatique, XIe série, 1918, pp. 197-248

https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/cordier_biographie_chavannes.pdf


- Édouard Chavannes, Lu Xun et la Mission archéologique dans la Chine septentrionale, par He Mengying, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, 2017/103, pp. 453-472

https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_2017_num_103_1_6260

Article sur la mission effectuée en 1907, qui fut l’objet de trois publications traduites en chinois en 1913, sans doute – selon l’auteur - sous l’influence de Lu Xun (魯迅) qui, à l’époque, avait lui-même commencé à collectionner des estampages d’inscriptions lapidaires.

 


 

A feuilleter

 

Mission archéologique dans la Chine septentrionale, vol. 1

http://dsr.nii.ac.jp/toyobunko/III-6-A-2/V-1/

 


 


[1] Reçu premier à l’ENS en 1852 et premier à l’agrégation de lettres en 1859, il enseigne à l’ENS à partir de 1869, et il en est directeur de 1863 à 1902.

[2] Prix récompensant des ouvrages de sinologie décerné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, créé en 1872, et attribué pour la première fois en 1875.

[3] Marquis d’Hervey de Saint-Denys (1822-1892) : sinologue français qui succède en 1874 à Stanislas Julien à la chaire des langues et littératures chinoises, tartares et mandchoues au Collège de France. Il est élu membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1878. Il a été le professeur de Paul Pelliot. Il est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage sur le rêve qui a influencé Freud et les surréalistes.

[4] Maurice Jametel : diplomate et sinologue (1856-1889), élève de l’Ecole des langues orientales vivantes, il occupe divers postes diplomatiques, mais son état de santé l’oblige à rentrer en France ; il devient titulaire de la chaire de chinois de l’Ecole des langues orientales en 1886.

[5] Henri Dor avait ouvert une clinique à Lyon en 1876. Il était en outre devenu membre de la Société d’anthropologie de Lyon en 1881, et il la présidera en 1898 et en 1909. 

[7] L’un des premiers numéros de la revue T’oung Pao (1902) https://archive.org/details/s2tungpaotoungp03corduoft

L’un des numéros du T’oung Pao du temps où la revue était dirigée par Chavannes (1911 : on notera l’article sur la peste, c’est l’année de l’épidémie de Harbin)  https://archive.org/details/s2tungpaotoungp12corduoft

[9] Traduction numérisée à lire en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_historiques

[11] Prix partagé avec De Groot pour son « Code du Mâhâyana ». Édouard Chavannes obtiendra à nouveau  e prix en 1897 pour les deux premiers volumes des « Mémoires historiques »

[13] Ou étude des inscriptions gravées sur supports imputrescibles, et en particulier la pierre.

[14] La première mention du manichéisme en Chine – selon Henri Cordier - étant liée à l’arrivée à la capitale Chang’an, en 694 (c’est-à-dire durant le règne de Wu Zetian), d’un Persan y apportant le « Livre des deux principes ».

[15] Compte rendu de lecture publié dans le Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient fin 1912 :
https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1912_num_12_1_4109

 


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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