Les grands sinologues

 
 
 
     

 

 

Les grands sinologues

Victor Segalen : Stèles, Peintures

par Brigitte Duzan, 11 août 2020 

 

« Stèles », « Peintures » et « Equipée » sont trois des textes les plus importants de Victor Segalen, hors écrits de sinologie ou d’archéologie. Ils ont été publiés en France respectivement en 1914, 1916 et 1929, les deux premiers aux éditions Georges

 

Stèles, édition originale 1912

Crès, le troisième à titre posthume à la librairie Plon, avec le sous-titre « Voyage au pays du réel ».  

 

Les deux premiers relèvent de la poésie, le troisième des notes de voyage. En 1955, ils ont été publiés ensemble : ils se répondent et se complètent. Commençons par les deux premiers.

 

·         Stèles

 

Stèles, Collection coréenne Crès, Paris 1914

 

Avant l’édition française de 1914, « Stèles » a été édité à Pékin en 1912 : il s’agit d’une édition originale de 48 Stèles publiée aux presses des Frères lazaristes du Beitang, en 81 exemplaires hors commerce [1] sur papier de Corée et environ 200 exemplaires sur vélin parcheminé. Les 81 exemplaires furent envoyés à diverses personnalités du monde des lettres et des arts, ceux destinés à ses amis étant revêtus d’un cachet apposé par Segalen lui-même : Paul Claudel bien sûr auquel l’ouvrage est dédié, les amis et proches dont Jules de Gaultier, Auguste Gilbert de Voisins, Remy de Gourmont,

Georges-Daniel de Monfreid, Saint-Pol-Roux, mais aussi les écrivains André Gide, Edmond Jaloux, Pierre Loti, et même Natalie Clifford Barney [2] !

 

L’édition de 1914 publiée chez Georges Crès ainsi que la réédition de 1922 comportent seize nouveaux textes.

 

Genèse

 

L’idée du premier recueil serait venue à Segalen à l’automne 1909 lors de sa première grande expédition en Chine, avec son ami Gilbert de Voisins qui finançait le voyage. Le 12 septembre, ils arrivent au pied du Huashan (华山), à 12 kilomètres de Xi’an, et descendent dans un monastère pour passer la nuit. Segalen raconte l’étape et ses découvertes dans une lettre à son épouse datée du 14 septembre :

 

« Avant-hier soir nous avons couché au Houayin-miao [阴庙], grand temple confucéen situé aux pieds de la célèbre montagne Houa-chan [3], l’un des cinq monts sacrés de Chine, et le matin nous l’avons visité avec une grande émotion, car le spectacle était fort. En voici quelques échos :

 

Le Huayin miao tel

qu’a dû le voir Segalen

 

"Première cour, peuplée de stèles ; d’un peuple de stèles, sous les thuyas « graves ». Elles sont innombrables. C’est ici le lieu et le culte des très sacrés et très ancestraux caractères.

« Immenses, à tenir toute la tablette, ou menus comme les granulations de la pierre ; parfois anguleux et rêches ou bien souples et mordants, éclaboussés encore de l’élan du pinceau, ou si nobles d’être originaires, les voici tous, les sphinx à la valeur unique. Il y en a d’épais et d’empâtés. Il y en a de dansants, il y en a de stables, il y en a de vertigineux, où la fougue de tout un art inconnu à l’Europe tourbillonne. Quand ils restent solitaires, leur sens n’est pas un, mais complexe comme leur histoire. Quand, enchaînés par la logique du discours, ils pendent les uns aux autres, et empruntent leur valeur à ceci qu’ils sont là, et non pas ici, alors ils forment une trame soudaine, figée pour l’artiste lui-même, et qui n’est plus pensée dans un cerveau mais dans la pierre où ils sont entés. Et leur attitude hautaine, pleine d’intelligence, est un geste de défi à qui leur fera dire ce qu’ils gardent. Ils dédaignent de parler. Ils ne réclament point la lecture ou la voix ou la musique ; ils méprisent les syllabes dont on les affuble au hasard des provinces ; ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont."

 

Ces caractères, j’ai pu tous les emporter, grâce aux estampages que les moines en font avec le plus grand soin : ils enduisent toute la stèle d’encre d’imprimerie, la couvrent de papier qu’ils tapotent, et ils tirent ainsi de merveilleuses épreuves dont j’ai une centaine et que tu verras à Canton. » [4] 

 

Il ne pense pas encore à « Stèles », ce qu’il dit écrire, ce sont des fragments de « Briques et Tuiles » et du roman « Le Fils du ciel ». Mais les stèles qu’il a vues l’ont marqué, et il en emporte les estampages car la fascination éprouvée repose tout entière non tant sur la signification que sur l’image des caractères et un certain sens du sacré qui en émane. La stèle est en effet une mémoire des morts, mais c’est en Chine aussi une mémoire des écritures : elle permet la conservation et la transmission de modèles calligraphiques grâce à l’estampage (tàběn 拓本). La forêt de stèles dont il parle dans sa lettre lui est apparue comme une bibliothèque de pierre.

 

Connaissance de l’Est,

édition Segalen, page de titre

 

Or, en ce mois de septembre 1909, cela fait juste six mois que Segalen a quitté Marseille, et un an qu’il a commencé à étudier le chinois. Il ne peut donc pas déchiffrer le texte des stèles qu’il découvre, tout au plus en célébrer l’écriture. On peut voir dans « Stèles » l’influence de Paul Claudel et de son recueil de poèmes en prose « Connaissance de l’Est » [5], d’ailleurs l’ouvrage lui est dédié.

 

Segalen considérait en effet l’ouvrage de Claudel comme fondateur pour lui. En 1913, après être devenu aux éditions Crès directeur de la Collection coréenne avec pour ligne éditoriale des textes ayant trait à « l’Empire du Milieu » ou « pays tributaires d’autrefois », il choisit « Connaissance de l’Est » pour le deuxième titre de la collection, après « Stèles » réédité par Crès avec les bois d’origine. En août, il obtient de Claudel l’autorisation de rééditer le recueil. En témoignage de son admiration,

il en fait une édition superbe, ouvrage broché à la chinoise en deux tomes (la partie initiale écrite entre 1895 et 1900, et les textes supplémentaires écrits entre 1900 et 1905), présentés dans un coffret couvert de soie bleue, avec une page titre où se côtoient titre en français et deux grands idéogrammes dans une calligraphie qui est, justement, celle de l’édition de « Stèles » réalisée à Pékin l’année précédente et reprise par Crès [6].

 

Le rapprochement avec Claudel apparaît dans l’approche, moins dans le style : Pierre-Jean Jouve a vu dans l’écriture des poèmes en prose de « Stèles » l’influence directe de Rimbaud bien plus que de Claudel dont le style apparaît, en regard, d’un lyrisme narratif beaucoup moins poétique [7]. L’influence est ailleurs : Segalen, suivant Claudel, ne se borne pas à décrire, il cherche le sens de ce qu’il voit. Chez Claudel, chaque spectacle, paysage, être ou végétal, est perçu comme un signe à déchiffrer ; c’est peut-être de là que vient la cohérence de ton de « Connaissance de l’Est », s’agissant d’un ouvrage assez disparate dans l’ensemble, mais où l’unité tient à la qualité stylistique. On retrouve ces mêmes caractéristiques dans « Stèles », comme dans « Peintures » d’ailleurs.

   

On peut lire le poème en prose « Religion du signe » (11ème poème de la première partie de « Stèles ») comme une parfaite introduction à l’ouvrage qui semble en découler :

 

« … On peut donc voir dans le caractère chinois un être schématique, une personne scripturale, ayant, comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie.

Par là s’explique cette piété des Chinois à l’écriture ... Le signe est un être, et, de ce fait qu’il est général, il devient sacré. La représentation de l’idée en est ici, en quelque sorte, l’idole. Telle est la base de cette religion scripturale qui est particulière à la Chine. »

 

Dans l’immobilité hiératique de la stèle, dans le silence de la pierre, s’inscrit la mémoire des morts, mais surtout se matérialise l’écriture comme trace du langage, qui devient à son tour objet d’écriture.
 

Préface et composition

 

« Stèles » commence par une préface de Segalen qui replace le recueil dans l’histoire des stèles elles-mêmes, à partir du poteau

 

Le titre chinois de « Stèles »
古今碑录(錄)  gǔjīn bēilù recueil

de stèles d’hier et d’aujourd’hui

de pierre qui se dressait au centre des temples et auquel on attachait les victimes des sacrifices sous la dynastie des Zhou, pour leur faire attendre « paisiblement » le coup fatal.

 

Les caractères ainsi inscrits dans la pierre sont dépouillés des « formes de la mouvante intelligence humaine » ; ils sont devenus « pensée de la pierre » :

« De là ce défi à qui leur fera dire ce qu’ils gardent. Ils dédaignent d’être lus. Ils ne réclament ni la voix ni la musique. … Ils n’expriment pas : ils signifient, ils sont. »

 

L’auteur explique à la fin de sa préface comment il a conçu les différentes parties de l’ouvrage : les stèles sont regroupées en fonction de leur direction, les cinq directions ayant des significations précises dans la pensée chinoise (taoïste), liées à la théorie des cinq éléments. Cependant, les Stèles sont en fait divisées en six groupes, les Stèles des cinq directions, dont le Milieu bien sûr, plus les Stèles du bord du chemin, qui viennent juste avant celle du Milieu [8] :

- face au midi, les Stèles concernent le pouvoir, portent les décrets, tout ce que « le Fils du ciel siégeant face au midi a vertu de promulguer » ;

- celles face au nord « pôle du noir vertueux » sont les Stèles amicales,

- celles vers l'est, c’est-à-dire l’aube, étant les amoureuses ;

- les Stèles « occidentées », face à l'ouest rouge sang, sont les Stèles guerrières qui content les faits militaires ;

- les Stèles du bord du chemin s’offrent aux passants au hasard de leur pérégrinations, « muletiers, conducteurs de chars,… moines mendiants, gens de poussière… » qui passent en les comptant ;

- les autres, enfin, qui ne regardent dans aucune des autres directions, sont pointées vers le milieu, le lieu par excellence ; elles « proposent leurs signes à la terre » et sont annoncées par le seul caractère zhōng qui se suffit à lui-même.

 

Œuvre de sinologue et de poète

  

Exemple de la calligraphie

des six parties :
Stèles face au sud nánbēi

 

Contrairement au recueil de Claudel, « Stèles » est l’œuvre d’un sinologue, même s’il en est encore à ses débuts ; il s’attache à donner à ses textes une couleur nettement chinoise, à commencer par les épigraphes dont chaque poème est précédé, et comme surplombé.

 

Ces épigraphes se présentent d’entrée de jeu comme une calligraphie au sens obscur. Ces caractères calligraphiés reflètent la fascination qu’ils exerçaient sur Segalen. Pour Claudel, qui n’a jamais appris le Chinois, il s’agissait tout au plus de la fascination de l’inconnu, un « exotisme » supplémentaire. Segalen, lui, y cherche un sens profond, lié à l’histoire.

 

Les épigraphes sont en fait pour la plupart des citations tirées de textes en langue classique qui ne sont pas compréhensibles sans un bon bagage linguistique et littéraire. Mais certaines ont simplement été inventées par Segalen, maladroitement selon certains doctorants chinois [9]. Le sens n’est pas l’important - il semblerait que Segalen ait plutôt cherché à le dissimuler qu’à l’afficher ; l’important, c’est la graphie, qui ne pouvait

« qu’être belle », selon Segalen, puisque manifestation de la pensée devenue pierre, et reproduisant le style sigillaire des anciennes stèles elles-mêmes.  

 

Comme l’explique Segalen à son ami Jules Gaultier dans une lettre écrite de la résidence de Yuan Shikai à Zhangde le 26 janvier 1913, c’est la forme qu’il a empruntée, non la lettre ni l’esprit, car il y voyait la promesse d’un genre littéraire nouveau :

 

« Voici d’abord la plus pressante réponse : aucune de ces proses dites Stèles n’est une traduction, quelques-unes, rares, à peine une adaptation. Les stèles chinoises de pierre contiennent la plus ennuyeuse des littératures : l’éloge des vertus officielles, un ex-voto bouddhique, le rappel d’un décret, une invitation aux bonnes mœurs. Ce n’est donc pas l’esprit ni la lettre, mais simplement la forme « Stèle » que j’ai empruntée. Je cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets, mais des formes… La forme « Stèle » m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau dont j’ai tenté de fixer quelques exemples. Je veux dire une pièce courte, cernée d’une sorte de cadre rectangulaire dans la pensée, et se présentant de front au lecteur. » [10]

 

Et dans ce moule chinois, il a placé, dit-il, « simplement ce que j’avais à exprimer ». Des poèmes en prose de toute beauté où le réel est transcendé pour atteindre à une signification cachée.

 

·         Peintures

 

« Peintures » est la suite de « Stèles », dans l’esprit comme dans la forme. Le premier était dédié à Claudel, « Peinture » l’est « au Maître-Peintre et grand Ami » Georges Daniel de Monfreid. Si les poèmes en sont moins connus, c’est sans doute qu’ils n’ont pas pour les mettre en valeur la mise en scène calligraphique un rien spectaculaire du premier ouvrage. Ici, les titres sont intégrés, en majuscules, dans les textes, au début, au milieu ou à la fin.

 

Toujours une question de forme

 

Segalen en parle à son ami Jule de Gaultier dès la fin janvier 1913. Dans la même lettre du 26 janvier où il lui explique que « Stèles » est né d’une recherche de forme [11], il poursuit :

« Cette recherche et cette adaptation des « formes » ne se borneront pas, j’’espère, à l’épigraphie. Les Peintures que j’annonce et qui tiennent à peu près debout, donneront

 

Peintures, Crès coll. « Les Proses » 1916

au contraire, sur des sujets chinois, une attitude littéraire différente (non chinoise), celle du boniment, de la Parade aux tréteaux. Je suis las de l’éternelle attitude du conteur, de celui qui narre… »

 

Il a gardé le terme de Parade (en majuscules) dans l’introduction à l’ouvrage. Dans une lettre de l’année précédente à Auguste Gilbert de Voisins [12], il parle déjà de l’ouvrage en termes de boniment, opposé à la narration traditionnelle :

« Ci-joint les premières esquisses du recueil Peintures. Je voudrais y adopter une nouvelle attitude : le boniment. J’ai devant moi un grand mur peint à fresque. Je décris ce que j’y vois, ce que mes auditeurs et spectateurs voient avec moi, mais plus vivement quand j’explique les gestes. Je suis fatigué de l’éternelle attitude narrative du romancier qui déroule son peloton. Ici tout est en surface, mais en surface parfois magique. Je crois de moins en moins à la vertu du "sujet" …. »

 

Ce qu’il recherche, c’est « le renouvellement des attitudes » : reprendre des lieux communs, peut-être, mais en faire quelque chose de personnel, « le faire mien ».

 

Spectateur acteur, lecteur visionnaire

 

 « Peintures » surprend et se découvre au fur et à mesure de la lecture [13]. Dans l‘introduction, Segalen met les peintures en scène, avec un geste pour les dérouler, de haut en bas ou horizontalement « entre les deux mains qui en disposent ». Et tout de suite, il enjoint au lecteur d’oublier les perspectives et autres illusions de la peinture occidentale. Son rôle est de les montrer.

 

Stèles, Peintures, Equipée, édition 1955

 

Stèles, Peintures, Equipée, Plon 1970

 

Avant de se livrer, chaque peinture a déjà sa glose, inscrite dans les marges, commentaires enthousiastes et lyriques : ce sont des peintures « enveloppées de paroles », des peintures littéraires. Segalen emboîte le pas aux glosateurs du passé qui ont laissé leur marque sur le tableau. Mais il réclame l’aide du lecteur : il veut une « œuvre réciproque », une œuvre écrite pour être non point lue, pas même entendue, mais vue. C’est en ce sens qu’il demande la contribution du lecteur, de son regard, de sa vision ; et ce n’est pas seulement contemplation, mais action : ceci n’est pas un livre, annonce-t-il, mais un appel, une évocation, un spectacle qui demande de se mouvoir dans l’espace dépeint. Le lecteur-spectateur devient « comparse, complice ».

 

Après tout, c’est bien le principe de la peinture chinoise.

 

Composition

 

Les peintures sont regroupées en deux catégories principales : 17 Peintures Magiques et 16 Peintures Dynastiques entre lesquelles est glissée une 34ème, « Des tributs des royaumes » ; cette peinture fait office de transition vers la dernière partie, une évocation de la succession des grandes dynasties du passé, en partant de la plus ancienne, celle des Xia, jusqu’à celle des Ming.

 

Il intègre au passage des visions personnelles, par exemple, dans « Tombeau de T’sin », celle de sa découverte du tumulus du Premier Empereur, lors de la mission archéologique Segalen-Voisins-Lartigue partie de Pékin le 1er février 1914 :

« Trois collines superposées ; trois collines s’épaulant jusqu’au sommet unique, noblement convexe sous le ciel creux ; et de droite et de gauche, la descente longue du dévers fuyant à l’infini horizontal… »

C’est la version poétique allusive de ce qu’il décrit dans sa lettre du 16 février 1914 à son épouse relatant la découverte :

« … au pied de la montagne [la chaîne du Lishan] une autre montagne, isolée, celle-là blond cendré, et d’une forme si régulière, si voulue, si ordonnée qu’il n’y avait aucun doute possible : trois étages se surmontaient avec des courbes concaves et un profil comme n’en ont jamais les tumuli d’empereurs… De près, de tout près, tout s’est précisé, répondant merveilleusement aux textes connus et à la poésie qui dit "la Terre jaune imite trois Collines." … » [14]

 

Il commence cependant par dérouler les Peintures Magiques : on pensait lire des descriptions de peintures sur soie et avoir à les imaginer, on est tout de suite dérouté, privé de tout point de référence. On se retrouve dans une irréalité où se mêlent chroniques et légendes, allusions poétiques où l’on se perd.

 

Ce sont des « drames de l’esprit avec l’inconnu », dit Pierre Jean Jouve dans son avant-propos de 1955. Drames qui peuvent prendre la forme d’une « Gesticulation théâtrale » (11ème Peinture Magique), comme sur « une scène avec des tréteaux », avec gongs et cymbales et apparition infernale avec feux et flammes : Segalen nous livre là une délicieuse histoire à la Pu Songling, où un voyageur descendu dans une auberge croit vaincre pendant la nuit les monstres qui l’attaquent… et s’avèrent être, au réveil, nuls autres que son épouse, sa concubine et ses enfants. Segalen se joue de la réalité et des apparences dans la plus pure tradition chinoise

 

Et c’est magistral, car, lorsqu’ on en arrive aux Peintures Dynastiques, on a compris qu’on ne va pas avoir une histoire dynastique de plus. Segalen pose la question de la vérité historique :

« Si l’on veut dire par là vérité documentaire, du milieu, des costumes, de la ligne monumentaire… aucun doute : la plupart de ces scènes ont été effectivement vécues ; les autres auraient dû l’être… » [15]

 

C’est là, peut-être, le plus subtil : on retrouve ici la conception élastique de la vérité historique en Chine, telle qu’elle est peu à peu constituée par les chroniqueurs, historiens et commentateurs au service des empereurs suivants [16]. C’est tellement vrai que « Peintures » s’arrête aux Ming : il ne peut y avoir d’histoire des Qing puisque, la dynastie étant encore en place, son histoire n’est pas encore écrite et ne peut l’être…

 

Après ces deux ouvrages entre réalité et imaginaire, thème récurrent qui sous-tend toute l’œuvre de Segalen en Chine, il reste à traiter du troisième volet de la trilogie publiée en 1955 et rééditée par Plon en 1970 qui associe à « Stèles » et « Peintures » non point « Odes », mais « Equipée », écrit entre 1914 et 1915 à partir de ses notes de voyages de 1914. Là, on est « au pays du réel ».

 

 

A suivre : Equipée.

 

Equipée, Voyage au pays du réel,

édition Plon 1929

 


 

A lire en complément

 

Segalen, l’écriture, le nom – architecture d’un secret, par Etienne Germe, Presses universitaires de Vincennes, 2001. V. La sigillaire, la stèle, le nom, pp. 137-170, où est plus particulièrement étudié la Stèle « Du bout du sabre », troisième des « Stèles occidentées » dont l’épigraphe est un unique pictogramme :

 

A lire en ligne :

https://books.openedition.org/puv/958?lang=fr#:~:text=Comme%20chaque%20po%C3%A8me%

20de%20St%C3%A8les,est%20surplomb%C3%A9%20d'une%20%C3%A9pigraphe.&text=Pour%

20le%20lecteur%20chinois%2C%20les,embarras%2C%20soit%20l'%C3%A9tonnement.

 


 


[1] « 81 étant le nombre des 9x9 dalles de la troisième terrasse du temple du Ciel » explique-t-il à ses beaux-parents dans une lettre du 15 juin 1912 (Lettres de Chine, Gallimard / L’Imaginaire 2019, p.281).

[2] On peut se demander comment, à l’époque, Victor Segalen pouvait connaître Natalie Clifford Barney. En fait, il ne la connaissait pas, il ne connaissait que son surnom, « L’Amazone », mystérieuse destinataire des chroniques que Remy De Gourmont, grand ami de Segalen, publiait dans le Mercure de France. Natalie Clifford Barney avait beaucoup aimé « Stèles » dont Rémy de Gourmont lui avait prêté son exemplaire personnel. Il demanda donc à Segalen de lui en faire parvenir un autre exemplaire, pour qu’elle ne garde pas le sien. Segalen était alors à Zhangde, au chevet du fils de Yuan Shikai ; c’est sa femme qui se chargea de l’expédition.
Voir les détails de l’anecdote dans le catalogue de la vente Pierre Bergé de novembre 2010 où figurait cet exemplaire dédié à « une Amazone inconnue » :
https://www.pba-auctions.com/lot/24408/5497863

[3] Huayin miao (阴庙) ou Xiyue miao (西岳庙), établi par l’empereur Han Wudi (汉武帝), est en fait le lieu de sépulture du dieu de la guerre Jintianwang (金天王) et a été l’un des hauts lieux de la secte taoïste Quanzhen (全真道). Le temple a de nombreuses stèles et inscriptions célèbres.

[4] Lettre à Yvonne Segalen, 14 septembre 1909, Lettres d’une vie, Gallimard/L’Imaginaire, 2019, p^. 219-220. Le passage en italiques sera repris dans « Briques et Tuiles ».

[5] Le recueil a été écrit entre juillet 1895 et octobre 1899 alors que Claudel était consul suppléant à Shanghai, et publié en 1900 au Mercure de France, puis réédité en 1907 avec des textes supplémentaires. Segalen était admiratif de Claudel et du recueil (de Brest, le 25 janvier 1915, il lui écrit : « Connaissance de l’Est,, vous le savez, est ma proie et ma nourriture, même en Chine »).

A lire en ligne : la version numérisée de l’édition Larousse de 1920 :

https://archive.org/stream/connaissancedele00clau#page/n9/mode/2up

Ou la version numérisée wikisource, poème par poème : https://fr.wikisource.org/wiki/Connaissance_de_l%E2%80%99Est

[6] Claudel s’est passionné pour l’esthétique et la matérialité du livre, ce qu’il a appelé la « physiologie » du livre dans une conférence à Florence en 1925. Il a travaillé avec toutes sortes d’artistes, dans tous les pays où il a été amené à vivre, pour affiner la manière dont texte et image entrent en résonance. En 2018, pour le 150ème anniversaire de sa naissance, une double exposition a été consacrée à cet aspect de son œuvre : « Paul Claudel, voyages dans l’espace des livres ». Mais Segalen était marginalisé et le précédent de « Stèles » n’était pas mentionné. Voir le catalogue en ligne :

http://www.paul-claudel.net/sites/default/files/file/pdf/centcinquantenaire/Fichier%20A2.

Livret%20exposition%20Doucet.pdf

[7] C’est ce qu’il dit dans son avant-propos de 1955 aux trois ouvrages « Stèles, Peintures, Equipée », écrit après une lecture au musée Guimet et repris dans l’édition Plon de 1970.

[9] C’est le cas de Ho Kin Chung dans L’Itinéraire chinois de Victor Segalen, thèse de troisième cycle en littérature comparée, Université de Lyon, 1983. Comme pour justifier ladite « maladresse », il voit dans ces épigraphes comme des confidences, une intimité venant se démarquer du ton « impersonnel » et froid du reste du poème. Or il n’y a rien de plus personnel, relevant de la pensée la plus originale et la plus intime, que ces poèmes de « Stèles ».

[10] Lettre à Jules Gaultier du 26 janvier 1913, Lettres d’une vie, Gallimard/L’Imaginaire 2019, p. 299.

[11] Lettre citée ci-dessus. Segalen y annonce d’ailleurs aussi un troisième volet : les « Odes », projet cette fois « classiquement chinois », mais en prévoyant de faire suivre les courts poèmes d’un commentaire, une prose explicative.

[12] Lettres d’une vie, date non précisée, pp. 277-278.

[13] Voir le texte complet, numérisé, de l’édition de 1916 : 

https://fr.wikisource.org/wiki/Peintures_(Segalen)

[14] Lettre à Yvonne Segalen du 14 février 1914, Lettres d’une vie, p. 336.

[15] Cité par P.J. Jouve dans l’avant-propos déjà cité.


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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