Les grands sinologues

 
 
 
     

 

 

Les grands sinologues français

Marcel Granet (1884-1940)

Présentation

par Brigitte Duzan, 17 décembre 2021

 

Sinologue spécialiste de la Chine ancienne, Marcel Granet est né le 29 février 1884 à Luc-en Dois, dans la Drôme. Élève d’Émile Durkheim et d’Édouard Chavannes, il fut le premier en France à appliquer les méthodes de la sociologie à l’étude de la Chine ancienne.

 

Sa vie

 

Après des études secondaires à Aix-en-Provence et au lycée Louis-le-Grand à Paris, il entre en 1904 à l’École normale supérieure. L’École ayant été réunie en 1903 à la Sorbonne où enseigne Durkheim, Marcel Granet a l’occasion d’y suivre ses cours. En 1907, après avoir obtenu son agrégation d’histoire, il est nommé au lycée de Bastia.

 

 

Marcel Granet

En 1908, il devient boursier de la Fondation Thiers dans l’intention d’étudier « le sentiment de l’honneur dans les sociétés féodales », qu’il envisage de traiter sous l’angle du Japon. Comme il ne trouve pas de spécialiste de ce pays, il s’adresse au sinologue Édouard Chavannes qui lui conseille d’étudier le chinois pour faciliter ses études sur le Japon. L’influence de Lucien Herr (bibliothécaire de la rue d’Ulm) va dans le même sens et le persuade de tourner plutôt son intérêt vers la Chine.

 

Trois ans plus tard, en 1911, jeune normalien de 28 ans, Marcel Granet abandonne sa bourse pour partir à Pékin poursuivre l’étude des classiques chinois grâce à une mission du ministère de l’Instruction publique que lui a obtenue Édouard Chavannes. Il est accueilli là par le sinologue et conseiller diplomatique André d’Hormon avec lequel il vit les événements de 1912 à Pékin.

 

Le 12 février 1912 est publié l’édit d’abdication de l’empereur qui charge Yuan Shikai d’organiser le gouvernement provisoire de la république. Le 15, Yuan Shikai est élu président. Mais se pose la question du choix de la capitale : Yuan Shikai penche pour Pékin, le ministre de l’éducation Cai Yuanpei (蔡元培) pour Nankin. Une mutinerie éclate le 29 février pour que le président reste à Pékin. Marcel Granet écrit une lettre le 5 mars pour relater les faits, il la termine le 8 ; elle sera publiée dans la revue Etudes chinoise en 1987 [1].

 

Cette même année 1912, il envoie à Édouard Chavannes le texte des « Coutumes matrimoniales de la Chine antique ». Il en explique la genèse dans l’introduction qui est aussi introduction à sa « méthode » :

"Je voudrais grouper ici les renseignements que l’on peut tirer du Che king [le Shijing ou « Classique des vers »《诗经》] sur les formes anciennes et populaires du mariage chez les Chinois. Avant de reprendre la question pour mon compte, je montrerai comment les auteurs chinois l’ont comprise ; j’indiquerai les raisons du peu de succès de leurs recherches ; je dirai par quelle méthode et avec quels secours on peut essayer de faire mieux. Par ce procédé, on verra de quelle manière il est possible d’utiliser les travaux de la critique chinoise. En outre, et bien que mon intention ne soit pas de faire une étude d’histoire littéraire, on pourra, chemin faisant, saisir au vif certains procédés de la chanson populaire et l’on aura quelque idée des conditions dans lesquelles elle est née."

 

Édouard Chavannes en publie le texte dans le T'oung-pao (《通报》) dont il était co-rédacteur en chef [2].

 

Marcel Granet rentre en France l’année suivante. Il enseigne dans des lycées à Marseille et Montpellier, puis devient en décembre directeur d’études pour les religions d’Extrême-Orient à l’École Pratique des Hautes Études, en remplacement de Chavannes qui vient de démissionner de ce poste.

 

Pendant la Première guerre mondiale, son action sur le front comme sergent du 167e régiment d’infanterie, de mai 1915 à la fin du mois de septembre 1918, lui vaut la Croix de guerre et la Médaille militaire. En revanche son affectation, en octobre, à l’Etat-Major de la Mission militaire française en Sibérie comme instructeur d’un régiment tchèque l’a longtemps fait rire.

 

Il repart à Pékin après l’armistice, en novembre 1918, mais n’y reste que quelques semaines. C’est son dernier séjour en Chine ; il va désormais se consacrer à l’étude des textes anciens.

 

En 1919 il épouse Marie Terrien, une collègue professeure. Reprenant sa carrière universitaire, il obtient son doctorat en 1920. En même temps, il continue de participer au groupe d’études socialiste qu’il avait rejoint en 1905, et qui comprend alors entre autres Marcel Mauss, père de l’anthropologie française (et fils de la sœur aînée d’Émile Durkheim), le sociologue et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, collaborateur d’Émile Durkheim, et son fils Henri, l’un des fondateurs de la sociologie du droit moderne.

 

En 1921, Marcel Granet cofonde avec Paul Pelliot l’Institut des Hautes Études chinoises, dont il devient administrateur et qui abrite aujourd’hui l’une des plus importantes bibliothèques sinologiques d’Europe [3].

 

En 1925, il est nommé professeur de géographie, histoire et institutions d’Extrême-Orient à l’École nationale des Langues orientales vivantes [4]. Et de 1920 à 1926, il est chargé du cours de Civilisation chinoise à la Faculté de lettres de Paris.

 

Il trouve pourtant encore le temps de donner des conférences et de rédiger nombre d’articles de sinologie. En septembre 1936, il donne dix conférences sur la féodalité chinoise à l’Institut de Civilisations comparées d’Oslo [5].

 

La pensée chinoise, 1934

 

La pensée chinoise, 1999

 

En 1940, Marcel Mauss ayant démissionné de la présidence de la Ve section (section des sciences religieuses) de l’École pratique des Hautes Études par crainte que son origine juive ne nuise aux intérêts de l’École, Granet le remplace mais meurt un mois plus tard, le 25 novembre 1940, alors qu’il venait de rentrer chez lui, à Sceaux.

 

Il laissait un ouvrage inachevé, « Le roi boit », sur le folklore ancien de la Chine, matière qu’il enseigna à la fin de sa vie [6].

 

Son œuvre

 

Marcel Granet a une vision en profondeur de la mentalité chinoise, acquise en premier lieu à l’école des lettrés qui lui ont permis de se perfectionner dans l’art subtil et complexe enseigné par son maître Chavannes : l’utilisation des commentaires des textes chinois, son rôle consistant d’abord à confronter les textes et leurs interprétations au cours du temps.

 

Pour ses premiers ouvrages, il étudie les premiers poèmes chinois, ceux du Shijing ou « Classique des vers » (《诗经》), qui sont aussi des chansons d’amours. Outre l’article sur les  « Coutumes matrimoniales de la Chine antique » envoyé de Pékin à Chavannes en 1912, ces premiers ouvrages sont ses deux thèses pour son doctorat, soutenues le 24 janvier 1920 :

-    Fêtes et chansons anciennes de la Chine (tome XXXV de la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, section des sciences religieuses) [7], qu’il publie ensuite avec une dédicace à ses deux maîtres « À la mémoire d’Émile Durkheim et Édouard Chavannes ».

-    La polygynie sororale et le sororat dans la Chine féodale (Étude sur les formes anciennes de la polygamie chinoise) [8].

 

Il a réussi à retrouver, au-delà de l’interprétation symbolique traditionnelle, le sens véritable des vieilles chansons. C’est une découverte. Il dit modestement que l’étude permet de connaître « quelque chose des antiquités religieuses de la Chine », et de voir comment s’opposaient mœurs paysannes et mœurs des seigneurs féodaux.

 

En 1922, il poursuit avec un tableau de « La religion des Chinois », puis, en 1926, publie les « Danses et légendes de la Chine ancienne » [9], en deux volumes, à partir de l’étude de textes anciens. L’introduction écrite pour cet ouvrage fait figure de « manifeste révolutionnaire

 

Études sociologiques sur la Chine, 1953

 

La civilisation chinoise, 1994

au royaume de la sinologie ». Il montre en effet tout l’intérêt pour les chercheurs de documents que les lettrés et érudits avaient jusque là considérés comme de peu de valeur : légendes, contes et romans sur lesquels Marcel Granet fonde son analyse sociologique. L’ouvrage est publié dans les Travaux de l’Année sociologique sous la direction de Marcel Mauss. 

 

Au fur et à mesure que son œuvre progresse, elle le pose de plus en plus comme élève et disciple de Durkheim et de Mauss :

-    1929 : La civilisation chinoise,

-    1934 : La pensée chinoise (publication dans la Bibliothèque de synthèse historique – L’évolution de l’humanité dirigée par Henri Berr)

-   1938 : Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne.

 

Parmi ses articles de sinologie, on peut aussi considérer comme relevant de ses œuvres fondamentales :

-    La vie et la mort. Croyances et doctrines de l’antiquité chinoise, paru dans l’Annuaire de l’Ecole des Hautes Études en 1920,

-    Le dépôt de l’enfant sur le sol, Rites anciens et ordalies mythiques, paru dans la Revue archéologique en 1922,

-    Le langage de la douleur, d’après le rituel funéraire de la Chine classique, paru la même année dans le Journal de psychologie.

 

Fêtes et chansons anciennes de la Chine

 


 

À lire en complément 

 

Nécrologie, Ed. Mestre, École pratique des hautes études , Section des sciences religieuses, Annuaire 1940-1941 et 1941-1942,  pp. 39-43

https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1939_num_53_49_17458

 

Hommage de René Étiemble : Ce que je dois à Marcel Granet, article publié dans la revue Études chinoises, n° IV-2, automne 1985, pp. 13-27

https://www.yumpu.com/fr/document/read/16666096/ce-que-je-dois-a-marcel-granet-les-classiques-des-sciences-

 

Une vérification expérimentale dans la Chine de 1912. Marcel Granet en terrain lettré, article d’Yves Goudineau, Gradhiva revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 1993-14, pp. 95-100.

https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_1993_num_14_1_1455

 


 

Principales publications

(éditions et rééditions)

 

Études sociologiques sur la Chine, PUF 1953, 2e édition 1990.

Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Albin Michel, 1982, rééd. 2016

La civilisation chinoise, la vie publique et la vie privée, Albin Michel 1979, rééd. 1994

La pensée chinoise, Albin Michel poche 1968, rééd. broché 1999

La religion des Chinois, Albin Michel 1998, rééd. 2010.

La vie et la mort : croyances et doctrines de l’Antiquité chinoise. Rapport sur l'exercice 1919-1920: Programme des conférences, Hachette Livre BnF, sept. 2018.

 

Nota : Les Cahiers du Centre Marcel Granet sont publiés aux Presses universitaires de France (PUF), sous la direction de François Jullien.

 


 

[2] T'oung-pao, vol. XIII, p. 517-558, Leyde, 1912.

Le texte numérisé est à télécharger sur le site chineancienne.fr : 

https://www.chineancienne.fr/d%C3%A9but-20e-s/granet-coutumes-matrimoniales-de-la-chine-antique/

[4] Aujourd’hui Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO).

[5] Les cinq premières conférences, qui étaient rédigées, ont été publiées en 1952 par l’Institut pour l’étude comparative des civilisations d’Oslo, avec, pour les cinq dernières, un plan détaillé. Le livre, qui était resté inédit en France, a été édité à Paris en 1981 avec en introduction un texte sur Granet de Maurice Freedman :

La féodalité chinoise, 1952, Paris Imago 1981, 215 p. 

Compte rendu d’Alain Peyraube dans les Archives des Sciences sociales des religions, 1983 55-2, p. 233 :

https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1983_num_55_2_2284_t1_0233_0000_3

[6] Cette œuvre posthume a été présentée dans L’Année sociologique (3ème série T VI, 1952, pp. 9-105) :
https://www.jstor.org/stable/27885024


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.