Traducteurs,interprètes et éditeurs

« La traduction, c’est la médiation entre la pluralité des cultures et l’unité de l’humanité. » Paul Ricœur

 
 
 
     

 

 

Lin Shu 林紓

1852-1924

Présentation

par Brigitte Duzan, 19 septembre 2022

 

 

Lin Shu

 

 

Écrivain et premier traducteur chinois de Dickens, Shakespeare, Hugo et Dumas fils, Lin Shu est l’auteur d’environ cent quatre-vingt traductions en chinois d’œuvres occidentales alors qu’il ne connaissait aucune langue étrangère : il se faisait traduire oralement les œuvres et transcrivait l’histoire qu’on lui racontait ainsi dans un superbe chinois classique.

 

Or, dès les débuts de la réflexion sur la traduction, un théoricien comme Étienne Dolet, au 16e siècle, mettait l’accent en premier lieu sur la nécessité que le traducteur ait une parfaite connaissance de la langue de l’auteur qu’il a choisi de traduire. Les compétences linguistiques, et la maîtrise de la langue source,  restent la condition fondamentale du travail de traduction, à laquelle on peut ajouter le souci de respecter le style de l’auteur.

 

Lin Shu est pourtant l’un des plus célèbres traducteurs chinois : auréolé de gloire de son vivant, il a été surnommé « roi des traducteurs » (yijie zhi wang 译界之王). Il a contribué à faire connaître le genre romanesque occidental en Chine et témoigne d’une ouverture sur le monde et d’un intérêt pour la littérature occidentale qui est le propre des grands lettrés du début du 20e siècle.

 

Un lettré traditionnel, des « traductions » historiques

 

Il est né dans le district de Min, aujourd’hui Fuzhou, dans le Fujian. Malgré la pauvreté de sa famille, aimant beaucoup la lecture, il a suivi le parcours des lettrés pauvres de l’époque, travaillant dur pour passer les examens impériaux. En 1882, il a réussi à obtenir le titre de juren (举人), celui obtenu par les lauréats de ces examens au niveau provincial. Il avait trente ans et, en cette fin de dynastie des Qing, partageait le courant d’idées progressistes tournées vers l’Occident comme un modèle à émuler.

 

Jusqu’en 1897, il se rend sept fois à Pékin pour passer les examens au niveau national. C’est un échec chaque fois, mais ces voyages dans la capitale sont l’occasion de prendre conscience des problèmes qui se posent alors au pays. Cependant, cette année-là, il perd son épouse et en est très affecté.

 

Pour le tirer de ses idées sombres, son ami Wang Shouchang (王壽昌), qui avait fait des études en France pendant six ans, lui propose de traduire avec lui « La Dame aux camélias » d’Alexandre Dumas. Le roman avait été publié en 1848, puis adapté au théâtre, par l’auteur lui-même, en 1852, et à l’opéra par Verdi l’année suivante : la pièce avait défrayé la chronique. Ils se lancent ainsi dans un travail à deux, l’un interprétant-racontant, l’autre notant illico la traduction en chinois.

 

La « traduction » paraît deux ans plus tard, en 1899, sous le titre « Histoire transmise à la postérité de la dame aux camélias de Paris » (巴黎茶花女遺事). C’est un succès immédiat. Le roman frappe d’autant plus les esprits qu’il est publié dans le contexte du mouvement réformiste de la fin des Qing – un an après l’échec de la Réforme des Cent Jours (戊戌变法). Toute espoir de réforme politique est mort, mais la littérature occidentale continue d’attirer les lettrés.

 

 

La Dame aux camélias, traduction Lin Shu, 1899

 

 

Le succès est en grande partie à porter au crédit de la qualité du travail de Lin Shu qui était un maître de la prose classique à l’ancienne (guwen jia 古文家). Il est dû d’abord à l’élégance raffinée de son style. Mais Lin Shu, suivant Wang Shouchang, a en outre adapté la narration, en la simplifiant au besoin, pour qu’elle réponde aux traditions narratives chinoises, et donc aux habitudes des lecteurs chinois. Il a expliqué sa méthode de travail dans la préface à sa traduction du roman de Dickens « The Old Curiosity Shop » (en français « Le magasin d’antiquités »), sous le titre « Biographie d’une fille d’une grande piété filiale nommée Nell » (孝女耐兒傳) [1] – préface qui est aussi le reflet de son style recherché :

予不審西文,其勉強廁身于譯界者,恃二三君子,為余口述其詞,余耳受而手追之,聲已筆止,日區四小時,得文字六千言。其間疵謬百出,乃蒙海內名公,不鄙穢其徑率而收之,此予之大幸也。

Je ne connais aucune langue occidentale et ne participe donc que très modestement aux traductions, dépendant totalement pour ce faire de deux ou trois nobles personnages qui m’interprètent les textes oralement ; je note ainsi leurs traductions au fur et à mesure, reposant ma plume quand ils ont fini. En quatre heures, nous pouvons produire quelque six mille caractères. À voir mon travail prisé par les lettrés les plus honorables en dépit des centaines d’imperfections et erreurs commises, je m’estime particulièrement fortuné.

 

Au moment du mouvement de la Nouvelle Culture suivant celui du 4 mai, au début des années 1920, alors que se développait la littérature en baihua sous l’égide de Lu Xun, Lin Shu ne s’est pas opposé au baihua et a même écrit des poèmes dans cette nouvelle langue vernaculaire ; il s’est cependant désolidarisé d’un mouvement qui voulait totalement abolir le chinois classique, qu’il tenait pour l’essence du chinois littéraire. Il s’est donc trouvé marginalisé dans son époque.

 

Un traducteur remis à l’honneur

 

En Chine

 

Au milieu du 20e siècle, Lin Shu était oublié quand il a été redécouvert, grâce surtout à l’écrivain Qian Zhongshu (钱钟书). Célèbre pour avoir lu et étudié dans leur langue d’origine les œuvres des grands auteurs classiques mondiaux, de l’Antiquité grecque au Sonnets de Shakespeare ou au Faust de Goethe, il s’intéressait aux traductions et a publié en 1963, à un moment de relative ouverture, un essai assez long intitulé « Les traductions de Lin Shu » (《林纾的翻译》) : il les critique bien sûr, reconnaissant les nombreuses  modifications apportées à l’original, mais en distinguant les traductions d’une première phase de la carrière du traducteur, jusqu’en 1913 : jusque-là, selon Qian Zhongshu, le style est vivant et le texte d’une grande qualité littéraire, même s’il comporte de nombreuses erreurs de traduction. Par la suite, donc dans les dix dernières années de sa vie, Lin Shu a traduit pour vivre, et cela se ressent dans son écriture : il peine sur ses traductions.

 

Qian Zhongshu leur trouve malgré tout, dans l’ensemble, des qualités indiscutables, célébrant le travail de Lin Shu comme celui d’un entremetteur inspiré entre littérature occidentale et lectorat chinois. Aujourd’hui, il est étudié comme un cas d’école [2].

 

À l’étranger

 

Hors de Chine, il est peu de voix qui se soient élevées pour prendre sa défense. L’un des rares qui l’aient fait est le grand orientaliste, sinologue et traducteur britannique Arthur Waley, traducteur du japonais aussi bien que du chinois classique. Il célèbre même le travail de Lin Shu dont il trouve le style, finalement, meilleur que l’original : sous la plume de Lin Shu, dit-il, Dickens devient un bien meilleur écrivain ! L’humour est toujours là, mais transcrit de manière plus sobre, en atténuant les excès de « l’exubérance incontrôlée » de l’original.

 

L’histoire de la littérature moderne ne manque pas d’exemples semblables. Le jeune Isaac Bashevic Singer a ainsi traduit Knut Hamsun, Romain Rolland et Gabriele d’Annunzio en yiddish sans connaître le norvégien, le français ou l’italien : il est parti des traductions en allemand qu’il a pu trouver en Pologne avant la guerre. Mais cela fait partie de l’histoire des « traductions relais » qui ont longtemps permis d’avoir des traductions de langues rares, l’albanais par exemple, en un temps où il n’y avait pas de traducteurs capables de traduire de l’original.

 

De manière plus intéressante, exilé en Argentine, l’écrivain polonais Witold Gombrowicz a réécrit en espagnol son « Ferdyduke » (publié en 1937) avec l’aide de deux écrivains cubains qui n’avaient aucune notion de polonais. C’est dans cette version en espagnol qu’Albert Camus a découvert le roman. Gombrowicz a ensuite traduit cette version espagnole en français avec l’aide d’un professeur de l’Alliance française de Buenos Aires. Et cette édition française a été publiée par Maurice Nadeau en 1958.

 

Ce sont cependant des exemple historiques, des cas d’école qui reflètent des pratiques d’une autre époque. Dans l’ensemble, les traductions de Lin Shu fournissent plutôt des contre-exemples des critères de traduction à retenir aujourd’hui car on a parfois du mal à retrouver l’original dans le texte chinois. L’un des cas désormais célèbres est sa traduction du « Don Quichotte » de Cervantès.

 

Une histoire de chevalier enchanté : Don Quichotte

 

Sous la plume de Lin Shu, le « Don Quijote » de Cervantès a été rebaptisé « Histoire du chevalier enchanté » (《魔侠传》), donc évoque aussitôt une traduction sur le mode chuanqi (传奇), dans la grande tradition du fantastique chinois et du roman de wuxia (武侠小说). En fait, Lin Shu est parti d’une traduction en anglais datant de 1885. Son assistant, Chen Jialin (陈家麟), avait fait des études universitaires en Angleterre et semblait donc compétent pour lire l’histoire à Lin Shu. Mais il a en fait inventé des dialogues et raccourci le texte de plusieurs chapitres, dont le prologue.

 

Il est à noter que le « Don Quijote » rapporte les tribulations d’un vieil homme passionné de romans chevaleresques, et qu’il était censé être la traduction d’un texte écrit en arabe attribué par Cervantès à un historien musulman, stratagème devenu courant au 14e siècle parmi les écrivains de ce genre de littérature. Il y avait donc, en un sens, une certaine logique pour le traducteur chinois à traduire ce roman à partir d’une version traduite en anglais de la version espagnole de 1605 qui était censée être une traduction de l’arabe.

 

 

Don Quichotte en chevalier errant chinois

 

 

Lin Shu a entrepris la traduction en 1921 et elle a été publiée en 1922, par la Commercial Press (上海商务印书馆) de Shanghai, deux ans avant sa mort. Un collectionneur chinois qui, pendant vingt ans, avait collectionné les traductions de Cervantès en chinois en a fait une exposition en 2013 à l’Institut Cervantès de Pékin. C’est ainsi qu’a été redécouverte l’édition originale de la traduction du Quichotte par Lin Shu. Pour le 100ème anniversaire de sa publication, avec le concours d’Alicia Relinque, professeure de littérature classique chinoise à l’université de Grenade, la version de Lin Shu a été retraduite en espagnol, sous le titre traduit littéralement du chinois « Historia del Caballero Encantado ». Le livre a été présenté à l’Institut Cervantès de Madrid le 22 avril 2021. Et la maison d’édition qui a publié la traduction originale, la Commercial Press de Shanghai, a annoncé une édition bilingue espagnol/chinois. 

 

 

Historia del Caballero Encantado (photo Liu Bangyi)

 

 

Don Quichotte est rebaptisé Quisada, et il est devenu un maître éclairé au lieu d’être un pauvre hère un peu fou qui prend ses fantasmes pour des réalités. Il est instruit et cultive les traditions comme tout lettré chinois qui se respecte, sans aucun ridicule. Dulcinée s’est muée une jeune femme nommée Dame de Jade. Même Rossinante est devenu un fringant coursier. En fait, ce n’est pas Quisada qui est fou, c’est le monde autour de lui, et cette pagaille ambiante est bien chinoise, dont Dieu a disparu.

 

La traduction acquiert dans ces conditions une aura singulière, en devenant un reflet de cultures croisées et d’époques différentes. Don Quichotte alias Quisada est ainsi entré dans l’histoire des traductions et on se demande si on ne pourrait pas faire subir le même sort à la Dame aux Camélias, par exemple…

 

À lire en complément

 

- An Analysis of Lin Shu’s Translation Activity from the Cultural Perspective, par Chen Weijong et Cheng Xiaojuan, in : Theory and Practice in Language Studies, Vol. 4, No. 6, pp. 1201-1206, June 2014

- The Oral Translator’s “Visibility”: The Chinese Translation of David Copperfield by Lin Shu and Wei Yi,

par Rachel Lung (Lingnan University, Hong Kong), revue TTR, volume 17, numéro 2, 2e semestre 2004, p. 161–184

 


 


[1] Le roman a été retraduit et le titre chinois est aujourd’hui la traduction littérale du titre anglais (《老古玩店》). C’est un cas classique illustrant l’impact du contexte historique et culturel sur les traductions.

[2] Voir par exemple le portrait de Lin Shu publié en 2018 par Zhang Wen, professeure adjointe du Département de français de la Faculté des Langues étrangères de l’Université de Pékin.

https://usv.ro/fisiere_utilizator/file/atelierdetraduction/arhive/2018/no_30/20.%20Wen%20

Zhang%20(Chine)%20%E2%80%93%20Lin%20Shu.pdf

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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