Traducteurs, interprètes et éditeurs

« La traduction, c’est la médiation entre la pluralité des cultures et l’unité de l’humanité. » Paul Ricœur

 
 
 
     

 

 

Sylvie Gentil, pèlerin émérite des lettres chinoises

par Brigitte Duzan, 08 juillet 2012, actualisé 30 avril 2017

 

   

 

 

 

 

 

Sylvie Gentil a été pèlerin des lettres chinoises en constante quête d’auteurs, à traduire pour les faire connaître et aimer comme elle les aimait. Trop tôt disparue, elle nous laisse un corpus de textes qui ne peut cependant combler le vide spectral que l’on ressent en pensant tristement à tout ce qu’il reste d’inaccompli dans son sillage.

 

Prélude

 

Je me souviens, quand je l’ai rencontrée pour la première fois, avoir pensé à Michael Lonsdale lisant un jour une nouvelle inédite de Marguerite Duras dans une bibliothèque ; c’était il y a bien longtemps, mais j’entends encore nettement sa voix… Une femme est accoudée à un balcon, au bord de la mer, et regarde la plage devant elle. Tous les matins, elle voit arriver un groupe d’enfants qui sont là en vacances ; ils jouent, mais l’un des enfants reste toujours à l’écart, solitaire, comme plongé dans d’autres pensées, dans un autre monde. On lui demande s’il ne veut pas jouer, il dit que non, l’enfant, non de la tête, il regarde la mer…

 

   

 

Et moi, regardant Sylvie, là devant moi, je vois une autre enfant, qui joue sur une plage à Royan, une enfant que j’aurais pu regarder de mon balcon, sur cette plage de Royan ; nous avons les mêmes souvenirs… la chaleur du soleil et l’infini de la mer, et là-haut, le long de la côte sauvage, les blockhaus sombres et menaçants, surplombant la grève, comme première expérience de ce que peut bien être la mort, ou peut-être porte vers l’au-delà…

 

Plus tard, il y aurait une adolescente cherchant autre chose, ailleurs, et se dessinant un autre chemin que celui tout tracé menant à la fac de Poitiers. Il fallait aller loin, plus loin, déjà. La solution passait par le chinois : impossible de l’étudier à Poitiers, l’Inalco, alors, devint îlot mystérieux promettant l’inconnu.

 

L’Inalco tint ses promesses… Sylvie est de la promotion d’Emmanuelle Péchenart, de Pascale Wei-Guinot, elles ont d’ailleurs fait des traductions ensemble, dans les années 1980. Elle garde en particulier un souvenir ému de François Cheng, venu un jour se pencher sur son épaule alors que, encore en première année, elle était à la bibliothèque essayant péniblement de déchiffrer une nouvelle de Ba Jin (巴金) : je vous conseille plutôt, lui dit-il, de commencer par des poèmes Tang, vous verrez, c’est bien plus facile…

 

   

 

Sylvie, ensuite, est partie à Pékin, pour un premier séjour d’études de deux ans à l’université Beida, de 1980 à 1982. C’était dans les premiers temps de la réouverture de l’université après la Révolution culturelle ; si la ville affichait encore des allures austères, l’université reprenait vie au bord de son lac. Revenue en France, Sylvie ne songea plus qu’à repartir.

 

Elle revint effectivement, en 1985, et n’en repartit plus. Elle a longtemps été l’une des expatriées ayant la plus longue expérience de la vie pékinoise, et, sans doute, l’une des plus intenses aussi. Elle a vécu le frénétique bouillonnement de la seconde moitié des années 1980, période d’immense espoir où tout semblait soudain possible - les gens étaient heureux, vibraient d’enthousiasme, dit-elle - puis ce furent les événements de juin 1989, la brutale reprise en mains du pouvoir et les années de plomb qui suivirent, années d’une infinie tristesse à laquelle elle a participé aussi, recevant chez elle les amis chinois contents de voir qu’elle n’était pas partie et de pouvoir épancher un peu leurs désillusions dans un espace relativement  protégé.

 

Tout en gardant une grande réserve, elle a gardé toujours, ancré au fond du cœur, le désir de témoigner de ce qui est resté un traumatisme. Elle disait : on ne le dit pas beaucoup, mais cette nuit-là, il a plu, à Pékin, et la pluie a nettoyé les traces de sang, au matin il ne restait plus rien.

 

La vie a repris peu à peu un cours normal, lourd mais normal. Et elle, pendant ce temps, découvrait la littérature chinoise en devenir, et une foule d’écrivains dont elle est devenue très proche et dont elle s’est fait le passeur, dans une autre langue. Mais sa première expérience est assez inattendue…

 

Vocation : traductrice

 

   

 

Elle logeait à l’Hôtel de l’Amitié (北京友谊宾馆), adresse classique aux relents soviétiques pour étrangers de passage à Pékin, dans le district de Haidian, un quartier un peu excentré, au nord-ouest de la capitale : une adresse pleine de charme et d’ancienne simplicité, dit la publicité. C’était tout ce qu’il y a de plus simple, dans les années 1980. Mais on y rencontrait le gotha des expatriés.

 

Sous-titrage

 

Sylvie y fit la connaissance d’un Français qui faisait du sous-titrage pour le studio de Pékin et désirait passer le relais à quelqu’un d’autre. Elle accepta et fut embauchée pour y travailler un jour par semaine. Comme c’était à l’autre bout de la ville, une voiture passait la chercher le matin et la ramenait le soir, couverte de poussière et dévorée par l’envie lancinante de prendre une bonne douche.

 

Le travail de repérage et minutage était déjà préparé, quand elle arrivait, il ne lui restait plus qu’à travailler, à la main. Il lui fallait écrire de façon suffisamment lisible pour que les "travailleurs" à qui elle passait ensuite ses textes puissent les inscrire sans faute sur le film : ils ne parlaient pas un mot de français et transcrivaient sur l’original ! Malgré tout, elle n’a jamais décelé aucune erreur.

 

Le premier film dont elle a ainsi réalisé le sous-titrage fut … « La terre jaune » (黄土地), qui venait d’être terminé. Il avait été tourné l’année précédente, en 1984, au studio du Guangxi, sur invitation spéciale, car Chen Kaige avait été affecté en 1983 au studio de Pékin. C’est là que furent ensuite effectués la post-production et le sous-titrage du film qui fit ensuite le tour des grands festivals internationaux.

 

Sylvie continua avec les grands films de la période, souvent des premières réalisations, comme « L’affaire du canon noir » (《黑炮事件》), de Huang Jianxin (黄建新) [1], ou « Le sorho rouge » (《红高粱》), de Zhang Yimou. Mais le travail n’était pas organisé en flux continu, il y avait des jours où rien n’était prévu ; alors les camarades travailleurs sortaient un vieux film de derrière les fagots, un film étranger, ou, mieux encore, un film chinois des années 1930 ou 1940. Elle en a gardé un amour profond de cette cinématographie que bien peu de gens connaissaient alors, et elle en a longtemps acheté des DVD chaque fois qu’il lui arrivait d’en trouver.

 

Pendant l’été 1987, cependant, les films produits devenant beaucoup moins intéressants, elle préféra abandonner ce travail pour passer à la revue La Chine (《中国》杂志), où elle resta jusqu’à l’été 1989 [2]. Dans la désolation qui suivit les événements de la place Tian’anmen, elle se tourna alors vers la traduction.

 

Premières traductions

 

     

 

Sa première traduction, publiée dans la collection Panda, date cependant de 1988 : « La tabatière » (《烟壶》), l’une des plus célèbres nouvelles de Deng Youmei (邓友梅), couronnée du prix de la meilleure nouvelle "moyenne" en 1984. Mais ce n’était pas un texte qu’elle avait choisi ; elle n’y avait pas trouvé le plaisir que l’on prend à traduire un roman ou des nouvelles dont on a découvert l’auteur, avec lequel on se sent des affinités.

 

Ses deux traductions suivantes furent réalisées en collaboration avec d’autres traductrices. La première, publiée en 1992 chez Actes Sud, concerna une partie des textes de « L’homme de Pékin » (《北京人》), de Zhang Xinxin (张辛欣), la traduction étant le fruit d’une collaboration multiple, sous la direction de Bernadette Rouis et de son amie Emmanuelle Péchenart qui avait découvert la romancière à l’Institut d’art dramatique à Shanghai.

 

     

 

L’autre traduction, réalisée avec Pascale Guinot et publiée chez Actes Sud l’année suivante, en 1993, est « Le clan du sorgho » (红高粱家族), de Mo Yan (莫言) [3], dont l’original avait été publié en Chine en 1986 et aussitôt adapté au cinéma par Zhang Yimou, film dont Sylvie avait justement réalisé le sous-titrage peu de temps auparavant…

 

En même temps, cependant, à partir de 1989, elle fit la découverte des « ses » premiers auteurs et commença des traductions en solo. A partir de là, chaque traduction représenta une aventure personnelle.

 

Au fil des découvertes

 

Sylvie ne travaillait pas sur commande, ou exceptionnellement. Les écrivains qu’elle a traduits sont ceux qu’elle découvrait et qui lui plaisaient, ceux avec lesquels elle se sentait suffisamment en symbiose pour pouvoir traduire leurs textes en se les appropriant et les réinventant sans les trahir.

 

Comme pour beaucoup de bons traducteurs, une traduction n’était pas chez elle affaire d’un moment, mais un engagement personnel nécessitant une implication profonde ; elle ne laissait donc pas un écrivain traduit pour passer à un autre comme on jette une orange après l’avoir pressée, comme aurait dit Voltaire : ses traductions dessinent les contours d’une œuvre.

 

Ce travail multiforme, avec les éditeurs les plus divers, s’étale sur près de trente ans et finit par dresser un tableau personnel d’un pan de littérature chinoise contemporaine d’où ressortent quelques figures marquantes qu’elle aura contribué à faire connaître en France.

 

   

 

1. Le premier écrivain qu’elle a découvert est Xu Xing (徐星), dont elle fit la connaissance très tôt : dans ses souvenirs, par un bel après-midi du printemps 1988, avant que les événements de Tian’anmen l’amènent à partir en Allemagne ; une amie l’avait amené dans la chambre qu’elle occupait encore à l’hôtel de l’Amitié pour regarder un film. Il était jeune et inconnu ; ce fut le début d’une amitié autant qu’une découverte littéraire. Il avait acquis une première notoriété en 1985 lorsque Wang Meng (王蒙) avait publié, dans la revue Littérature du peuple (《人民文学》) dont il était le rédacteur en chef, une longue nouvelle intitulée « Variations sans thème » (《无主题变奏》), écrite quatre ans plus tôt.  

 

Conquise par l’originalité du style et le ton d’un humour caustique, Sylvie rajouta quatre autres nouvelles et publia la traduction au début de l’année 1992, chez Julliard, sous le titre « Le crabe à lunettes ». Elle reviendra vers Xu Xing en 2003 pour revoir la traduction de ces nouvelles, publiées cette fois dans la petite Bibliothèque de L’Olivier en reprenant le titre chinois de la première nouvelle du recueil : « Variations sans thème ». Chez le même éditeur, elle publia en même temps la traduction d’un roman désenchanté : « Et tout ce qui reste est pour toi » (《剩下的都属于你》).

 

Après Xu Xing, elle revint à Mo Yan pour traduire « Les treize pas » (十三步) qui, cette fois, parut au Seuil, en 1995.

 

     

 

2. C’est Xu Xing qui lui présenta ensuite Mian Mian (棉棉), la pétroleuse de Shanghai, celle que visait tout particulièrement le professeur Kubin lorsqu’il a clamé urbi et orbi que la littérature chinoise contemporaine était de la m…. (中国当代文学是垃圾) [4]. Sylvie ne partageait pas cet avis ; elle aimait le naturel, la sincérité de Mian Mian. La maison d’édition L’Olivier étant, au tournant du millénaire, à la recherche de nouveaux auteurs pour renouveler son fonds, Sylvie leur apporta la traduction du roman interdit et si controversé « Les bonbons chinois » (《糖'), celui dont on dit qu’il a réussi à sauver son auteur de l’accoutumance à l’héroïne ; la traduction parut en 2001.

 

Sylvie continua ensuite à suivre ce que faisait Mian Mian ; lorsque sortit « Panda Sex » (《熊猫》), en 2005, avec l’accord tacite des autorités chinoises, Sylvie traduisit ce roman apaisé qui marque la maturation de son auteur, affranchie des excès de la drogue et du sexe après avoir découvert le bouddhisme ; sa traduction fut publiée en France chez l’éditeur Au Diable Vauvert, en 2009.

 

   

 

3. Mais elle s’est en même temps intéressée à Liu Sola (刘索拉), artiste protéiforme, aussi douée pour la littérature que pour la musique, capable de composer un opéra de chambre et d’en interpréter le rôle principal comme d’écrire de la folk music et des best-sellers.

 

Sylvie a traduit l’un de ses romans les plus imaginatifs et foisonnants, initialement publié en Chine en 2000 : « La grande île des tortues-cochons » (大继家的小故事), entre roman des origines, saga familiale et récit fantastique, qui reprend, en s’en jouant brillamment, les grands genres de la littérature classique chinoise. La traduction est parue au Seuil en mars 2006.

 

4. L’auteur que Sylvie découvre alors est un original inclassable, gynécologue, auditeur chez McKinsey et maintenant dans une société chinoise, un ami de Xu Xing qui considère la littérature comme un luxe autant qu’une mission : Feng Tang (冯唐), porte-parole de la génération née dans les années 1970 qu’elle appréciait pour sa vitalité et son travail sur la langue.

 

Sylvie a traduit deux de ses romans, publiés respectivement en 2007 et 2009 aux éditions de l’Olivier : « Qiu comme l’automne » (《万物生长》), où l’auteur décrit ses années d’étudiants en fac de médecine à Pékin, puis « Une fille pour mes dix-huit ans » (《十八岁给我一个姑娘》), publié initialement aux éditions de Chongqing en 2005, et qui valut à son auteur d’être distingué comme « Ecrivain de l’année » par la revue Littérature du peuple.

 

Ces deux romans sont les deux premiers volets d’une trilogie. Elle a ensuite commencé la traduction du troisième volet, « Pékin Pékin » (《北京,北京》). Mais l’éditeur a finalement renoncé à le publier. Elle a repris la traduction du chapitre 19, « Trois jours, quatorze nuits » (《三日,十四夜》), pour le numéro 6 de la revue Jentayu, sur le thème Amours et sensualités [5].

 

   

 

5. Pour Gallimard/Bleu de Chine auquel elle l’avait proposé, elle a traduit « Lèvres pêches » (《桃色嘴唇》), roman d’un autre artiste aussi prolifique qu’inclassable et contradictoire, à la fois écrivain, scénariste et réalisateur, professeur à l’Institut de recherche de l’Académie du cinéma de Pékin et activiste gay : Cui Zi’en (崔子恩) [6].

 

C’est un ami de Mian Mian qui lui avait apporté un jour le roman, sombre jeu de monologues d’un médecin emprisonné pour avoir châtré son fils, violoniste homosexuel ; exprimant le mal de vivre des homosexuels en Chine, c’est le premier sur le sujet à avoir été publié dans le pays, même s’il a été très vite interdit.

 

6. Ensuite, après avoir participé à la traduction du livre de Yang Jisheng (杨继绳) traitant de la Grande Famine causée par le Grand Bond en avant [7], elle a traduit une autre de ses découvertes : un roman d’un écrivain encore peu connu hors de Chine, Li Er (李洱), auteur, depuis une douzaine d’années, d’une cinquantaine de nouvelles et de deux romans.

 

     

 

Celui qu’elle a traduit, sous le titre « Le jeu du plus fin » (《花腔》), se passe dans les années 1930-40 et se présente comme une sorte d’enquête sur un mort qui n’en est pas un. La traduction a été publiée en mars 2014 chez Philippe Picquier, éditeur chez lequel elle avait publié, en 2009, « Bons baisers de Lénine » (《受活》) de Yan Lianke (阎连科), traduction couronnée en 2010 du prix Amédée Pichot de la Ville d’Arles à l'occasion des 27èmes Assises de la traduction littéraire.

 

Le prix était bien mérité : la traduction se joue des difficultés du texte, les passages en dialecte du Henan n’étant pas le plus ardu. Elle a réussi à rendre le ton du roman dans un esprit rabelaisien qui colle tout à fait à l’original, témoin le nom qu’elle a trouvé pour le village au centre de l’histoire, ce "Benaise" traduisant bien l’espèce de Disneyland communiste décrit par Yan Lianke : shòuhuó zhuāng 受活庄.

 

Yan Lianke, dernier élu

 

     

 

C’était un premier pas, et c’est à Yan Lianke qu’elle a ensuite consacré toute son énergie, traduisant les deux romans qu’il a publiés en 2010 et 2013, puis son essai sur le roman de 2011, assorti d’une nouvelle de 1998, le tout publié chez Philippe Picquier.

 

   

 

Elle a d’abord traduit « Les quatre livres » (《四书》) dont la version chinoise est sortie en décembre 2010 à Hong Kong : Yan Lianke y dépeint et dénonce la véritable catastrophe humanitaire des « trois années difficiles » comme on dit en Chine, c’est-à-dire les années 1959-1961 du Grand Bond en avant, mais du point de vue des intellectuels détenus dans des camps de « rééducation » après leur condamnation dans le cadre de la campagne antidroitiers de 1957. C’est un récit où la forme importe autant que le fond, et pour lequel elle a commencé par faire des recherches sur le style des différentes versions en français de la Bible et des Evangiles pour donner plus de réalisme à sa traduction.

 

Ensuite, elle s’est attelée à la traduction du roman suivant, totalement différent, et d’abord dans le style : les « Chroniques de Zhalie » (炸裂志), littéralement « chroniques d’une explosion » qui relatent la prodigieuse et folle expansion économique à partir des années 1980, mais surtout 1990 en Chine. La version chinoise du livre est sortie en 2013 et la traduction française est parue en septembre 2015 chez Philippe Picquier.

 

   

 

Auparavant, en 2011, Yan Lianke avait publié un essai sur le roman : « A la découverte du roman » (《发现小说》), pour expliquer, à partir de leurs structures causales, les caractéristiques essentielles des différentes formes de réalisme en littérature et la logique de leur apparition, pour en arriver à sa propre vision et création, le mythoréalisme, forme de réalisme, selon lui, la mieux adaptée à la peinture de la réalité chinoise actuelle, dans son absurdité quotidienne.

 

C’est un texte extrêmement difficile à traduire, d’une part en raison de la création de toute une terminologie sans précédents de traductions, et d’autre part parce qu’il abonde d’exemples et de citations pris dans d’innombrables œuvres étrangères parfois peu connues.

 

   

 

   

 

Parallèlement, elle a traduit une nouvelle ‘moyenne’ de 1998 que Yan Lianke cite dans son essai comme point de départ de son écriture mythoréaliste, un texte de la série des Balou (耙耧系列) qu’elle a traduit sous le titre « Un chant céleste », qui est en fait « Le chant céleste des mont Balou » (《耙耧天歌》) et à lire en appendice de l’essai sur le roman.

 

Dans leur continuité, ces traductions montrent bien, en filigrane, la profonde entente qu’elle avait établie avec Yan Lianke. Il n’y a pas d’équivalent, chez aucun traducteur étranger.

 

La mort du soleil

 

Sylvie a passé tout l’été 2016 à finir de traduire ces deux textes, mais surtout le premier, à Royan, face à la mer, dans une intense fébrilité ; puis elle est rentrée à l’automne à Pékin parachever son travail, dans une sorte d’urgence.

 

   

 

Ce sont les deux derniers textes qu’elle a traduits. Elle n’a même pas eu le temps de lire le roman de Yan Lianke publié entre temps, « La mort du soleil » (《日熄》), au départ application parfaite de ce qu’il appelle dans son essai sur le roman « le réalisme à causalité zéro », avant de virer au mythoréalisme.

 

Un jour morose de la fin janvier 2017, elle est en toute urgence et presque clandestinement rentrée à Paris, a été hospitalisée pour un cancer des poumons qui avait déjà fait des ravages, et le monde de la traduction a appris avec sidération, à la veille du premier mai, qu’elle avait cessé la lutte et s’en était allée, laissant un vide insondable.

 

Elle n’était pas seulement traductrice, elle était un lien avec une littérature décidément autre qu’elle nous faisait sentir nôtre par la magie du verbe, le sien valant bien celui des auteurs qu’elle traduisait. : c’étaient des traductions en symbiose avec des écrivains qu’elle connaissait et qu’elle aimait.

 

Au fil des ans, elle avait développé une formidable expertise dans le domaine de la traduction du chinois ; ses idées et conseils méritent d’être pondérés.

 

La traduction-symbiose : leçons de trente ans de pratique

 

Tout le monde sait que traduire le chinois comporte trois difficultés récurrentes : le choix du temps du récit, non marqué en chinois, la réintégration de subordonnées pour en pallier l’absence et la gestion des répétitions dont cette langue est friande contrairement à la nôtre.

 

     

 

Ces difficultés se rajoutent à celles inhérentes à toute traduction ; il s’agit de les résoudre intuitivement, mais tout en observant quelques règles qu’elle a énoncées dans un article intitulé, justement, « Le métier de traducteur », en partant d’une définition du grand traducteur de la littérature américaine du vingtième siècle Maurice Edgar Coindreau : « Le traducteur est le singe du romancier ». Dans le cas de la traduction du chinois, ajoute Sylvie, « singe acrobate jouant avec des idiomes fondamentalement différents pour faire passer, dans la lettre et dans l’esprit, le génie du texte originel ».

 

Dans la lettre et dans l’esprit, tout le problème est là.

 

-   La lettre implique le travail sur les mots. Certains traducteurs lisent et relisent jusqu’à s’imprégner du texte au point de pouvoir traduire d’un seul jet, sans pratiquement avoir à effectuer de modification ultérieure. S’agissant du chinois, dit Sylvie, cette approche directe n’est guère possible : il y a toujours un caractère qui vous échappe, il faut travailler pas à pas, dictionnaire à la main, et s’imprégner peu à peu du style ; ce n’est qu’une fois celui-ci nettement perçu que les mots, les expressions viennent aisément et naturellement à l’esprit.

 

-   Mais il y a aussi tout un travail sur la langue. Sylvie cite Simon Leys : « s’il est préférable de comprendre la langue de l’original, il est indispensable de maîtriser la langue d’arrivée. » C’est là qu’il faut sentir, entre autres, comment introduire des conjonctions et réviser la ponctuation. Mais surtout, il faut savoir comprendre les références culturelles : un texte est « un tissu de citations, issu des mille foyers de la culture. » (Roland Barthes)

 

-   Enfin reste le style, problème essentiel. Il faut, dit-elle, « louvoyer entre la fidélité au texte et la lisibilité pour le lecteur », sans que cela « sente la traduction ». Or, « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » a dit Proust. Il ne faut pas supprimer cette « étrangeté ». Le but du traducteur est d’aboutir à un texte qui produise le même effet que l’original… et pour cela il faut inventer la langue adéquate.

 

Qu’on lise ou qu’on traduise, un livre est avant tout une question d’amour, mais c’est surtout vrai quand on traduit. Traduire un livre que l’on n’aime pas est comme partager sa vie avec une personne que l’on n’aime plus : une torture, disait Sylvie. Il faut être habité, possédé par l’original : « Soyez obsédés » disait son maître François Cheng, paroles qu’elle a gardées en mémoire, toutes ces années.

 

On ne la dira cependant pas vraiment obsédée. Possédée, plutôt.

 

Et nous captivant en retour.

 

 

Traductions littéraires

 

Par ordre chronologique :

La tabatière, Deng Youmei, Panda 1988

L’homme de Pékin (ouvrage collectif), Zhang Xinxin, Actes Sud 1992

Le clan du sorgho (tr. avec Pascale Guinot), Mo Yan, Actes Sud 1993

Le clan du sorgho rouge, Mo Yan, Seuil, février 2016

Le crabe à lunettes, nouvelles de Xu Xing, Julliard 1992

Les treize pas, Mo Yan, Seuil 1995

Les bonbons chinois, Mian Mian, L’Olivier 2001

Tout ce qui reste est pour toi, Xu Xing, L’Olivier, août 2003

La grande île des tortues-cochons, Liu Sola, Seuil, mars 2006

Qiu comme l’automne, Feng Tang, L’Olivier, mars 2007

Une fille pour mes dix-huit ans, Feng Tang, L’Olivier, avril 2009

Panda Sex, Mian Mian, Au Diable Vauvert, janvier 2009.

Lèvres pêches, Cui Zi’en, Gallimard/Bleu de Chine, mars 2010

Le jeu du plus fin, Li Er, Philippe Picquier mars 2014

Trois jours, quatorze nuits (chapitre 19 de « Pékin, Pékin), Jentayu n° 6, été 2017.

 

Traductions de Yan Lianke, chez Philippe Picquier :

Bons baisers de Lénine, octobre 2009

Les quatre livres, août 2012

Les Chroniques de Zhalie, septembre 2015

A la découverte du roman, mars 2017

Un chant céleste, nouvelle, mars 2017.

 

 


[2] Revue créée en 1985 par Ding Ling (丁玲). Au printemps 1986, après la mort de la romancière, de bimensuelle, la revue est devenue mensuelle et spécialisée dans la publication de romans.

[3] Elle a révisé et complété cette traduction en 2016, et la traduction a été publiée au Seuil sous le titre « Le clan du sorgho rouge ».

[4] Voir les explications du professeur Kubin à ce sujet :

Je n’ai pas dit que la littérature chinoise contemporaine est de la m…

[5] Texte chinois sur le blog de l’auteur : http://www.fengtang.com/blog/?p=67


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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