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Meng Po et la potion de l’oubli

par Brigitte Duzan, 25 juin 2021

 

Selon sa représentation dans la tradition taoïste, Meng Po (孟婆) est une vieille femme qui se tient au bord du fleuve de l’oubli ( wàngchuān hé 忘川河), à la sortie des Enfers ( Diyu 地狱). Une fois que les âmes ont été châtiées pour leurs péchés terrestres

 

Meng Po présidant à la fabrication de sa potion

après leur passage devant les différents juges des Enfers, au moment où elles se préparent à traverser le pont Naihe ( nàihé qiáo 奈何桥) pour se réincarner [1], c’est elle qui est là, à l’entrée du pont, pour leur offrir la potion de l’oubli ( míhún tāng 迷魂汤). Déjà lavée de ses péchés terrestres, et maintenant purgée de ses souvenirs, l’âme peut dès lors se réincarner.  

 

Origines du mythe

 

La légende de Meng Po est liée à celle du pont Naihe. La croyance dans ce pont reliant le monde réel à l’au-delà est très ancienne. On la trouve par exemple dans le recueil de « Contes et anecdotes de Youyang » (《酉阳杂俎》) compilé par Duan Chengshi (段成式) sous les Tang, au 9e siècle. C’est sous les Song du Sud (1127-1279) que ces croyances populaires ont peu à peu donné naissance à une véritable capitale fantôme, née d’une légende datant des Han de l’Est : Fengdu (丰都鬼城), dans la municipalité de Chongqing, dans le Sichuan.

 

 

Détail de la représentation du pont Naihe (le pavillon de Meng Po à g.)

 

 

Le pont Naihe de la ville fantôme de Fengdu

 

La ville fantôme a son pont Naihe, bâti pendant l’ère Hongwu de la dynastie des Ming, à la fin du 14e siècle, et devenu une attraction touristique.

 

Meng Po aurait été, à l’origine, une âme misérable incapable d’oublier les êtres chers qu’elle avait laissés sur terre et donc incapable de se réincarner ; c’est par compassion envers ceux souffrant le même sort qu’elle aurait conçu sa potion [2].

 

Elle apparaît à la fin d’un texte ancien, illustré, mêlant tradition taoïste et bouddhiste, compilé sous les Qing mais de sources bien plus anciennes, avec une première compilation sous les Song : le « Guide de jade » (Yuli baochao 《玉曆宝钞》ou Yuli 《玉曆/玉历》). Le recueil décrit les différentes cours de justice des Enfers, les châtiments infligés, puis le passage du fleuve de l’oubli avant la réincarnation.

 

Meng Po se tient sur une plate-forme de terre nommée Wangxiangtai  (望乡台) où les âmes peuvent monter pour apercevoir une dernière fois leur passé. À côté est une stèle nommée « pierre des trois existences » (三生石) où sont notées les vies passées, présentes et futures. Le pont est jeté au-dessus d’épais brouillards : impossible de savoir ce qui attend l’âme qui le traverse et qui s’est libérée du souvenir de ses vies antérieures, de toutes les promesses non tenues, de tous les projets non réalisés.

 

La stèle à l’entrée du pont

 indiquant Naiheqiao

 

Le Yuli

 

Meng Po aurait été une bouddhiste retirée du monde qui aurait étudié les écritures jusqu’à « oublier ce qu’était le passé, et ne pas se soucier de l’avenir » [3]. Son apparition date en gros de l’introduction du bouddhisme en Chine, au 1er siècle. Le texte précise qu’elle se tient seule à l’entrée du pont sur la rivière Wangchuan et décrit même sa potion, de cinq différentes saveurs, dont l’un des principaux ingrédients est constitué de toutes les larmes versées par les morts au cours de leur vie terrestre. Ils ont ainsi un dernier goût de leur vie passée, avant de l’oublier pour aborder la nouvelle.

 

Le personnage de Meng Po

 

Meng Po est un personnage ambigu : bonne ou mauvaise selon les sources et les histoires. Dans le « Guide de jade », ceux qui refusent de prendre sa potion subissent un sort cruel.

 

Ce n’est cependant pas toujours le cas. Selon une histoire datant des Qing, « Le Front de l’harmonie » (《谐锋》) de Shen Qifeng (沈起风), le jeune Ge Sheng (葛生) était éperdument amoureux de la belle Lan Rui (玉蕊), mais, comme il était pauvre, il n’avait aucun espoir de pouvoir l’épouser. Lan Rui tomba malade et mourut. Ge Sheng à son tour en mourut de désespoir. Le roi des Enfers voyant qu’il était mort par amour le renvoie alors se réincarner sur terre. Au moment de passer sur l’autre rive, assoiffé, il s’apprête à boire la potion qui

 

Meng Po distribuant sa potion

(image populaire, théatre de marionnettes)

lui est présentée quand il voit apparaître une jeune fille en laquelle il reconnaît Lan Rui. Elle lui glisse à l’oreille que la boisson qu’il allait avaler est la potion de l’oubli de Meng Po. Heureusement celle-ci s’est absentée momentanément, et a demandé à Lan Rui de la remplacer. Tous deux s’entendent alors pour ne pas boire la potion afin de se retrouver lors de leur prochaine réincarnation.

 

Meng Po aujourd’hui en bande dessinée

 

Nombreuses sont les histoires qui parlent aussi de bébés capables de parler dès leur naissance faute d’avoir pris la potion de Meng Po, volontairement ou par erreur. La recette n’est peut-être pas efficace à 100 %, ce qui expliquerait de soudaines attractions ou répulsion ressenties vis-à-vis d’étrangers, ou encore des souvenirs de vies antérieures.

 

Dans l’ensemble, dans les croyances populaires, l’image de Meng Po est positive. Elle apparaît au cours des temps comme un recours providentiel pour ceux qui ont subi des événements traumatisants et ne peuvent en supporter le souvenir obsédant : elle apporte le réconfort de l’oubli [4]. Récemment encore, elle a été invoquée par ceux qui ont perdu des proches lors de l’épidémie de covid…

 

Dans le grand débat sur le devoir de mémoire et la tentation de l’oubli, Meng Po est en première ligne : une

figure tutélaire bienveillante comme une autre Guanyin, mais une Guanyin aux cheveux blancs dont l’âge même promet un regard compatissant, une grand-mère au grand cœur. 

 

 


[1] Pont qui est aussi l’entrée des Enfers, décrit au chapitre 10 de « La Pérégrination vers l’Ouest » (Xiyouji 《西游记》) comme ayant plusieurs kilomètres de long, mais seulement trois doigts de large, sans rambarde de protection, au-dessus des eaux pestilentielles de la rivière Wangchuan. Ceux qui y tombent ne pourront jamais se réincarner.

On notera son nom, qui a donné l’expression wúkě nàihé 无可奈何 pour désigner une situation désespérée.

[2] Une variante de la légende en fait une réincarnation de Meng Jiang (孟姜女), cette femme exemplaire partie à la recherche de son mari réquisitionné pour construire la Grande Muraille, du temps du Premier Empereur, et qui, d’avoir tant pleuré, fit s’effondrer la Muraille, découvrant le corps de son mari, d’où la légende « Meng Jiang de ses pleurs fait s’effondrer la Grande Muraille » (孟姜女哭长城). Meng Jiang se serait retrouvée dans l’impossibilité de se réincarner faute de parvenir à se libérer de son affliction, elle aurait donc pris l’initiative de créer une potion permettant d’oublier les malheurs du passé.

[3] Voir le texte : https://www.bfnn.org/bookgb/books2/1471.htm

Par. 11 : 十一、醧忘台与孟婆.

[4] Voir en particulier la conclusion du roman de Fang Fang (方方) « Funérailles molles » (《软埋》).

 

 

     

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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