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La nuit en Chine et ses cinq veilles : marqueurs temporels et forme narrative traditionnelle

par Brigitte Duzan, 22 juin 2021

 

Les cinq veilles : division traditionnelle de la nuit

 

Dans la Chine ancienne, la nuit était divisée en cinq « veilles » ( ou gēng) [1] de deux heures qui correspondaient à l’origine à des relèves de la garde de nuit dans l’armée – comme chez les Hébreux, les Grecs et les Romains (veille venant du latin vigilia) : trois chez les Hébreux, quatre chez les Romains où, les nuits étant de longueur variable selon les saisons, la nuit était tout simplement divisée en quatre « veilles », donc inégales.

 

Dans le système chinois traditionnel, la longueur des veilles variait aussi selon les saisons, et les ajustements ont changé avec les époques. Mais, vraisemblablement à partir de la fin des Tang, la journée était en même temps divisée en heures

 

Un vieux manuscrit :

la lamentation des cinq veilles (《哭五更风》)

doubles shí [2] qui, elles, étaient égales, et nommées d’après les branches terrestres du cycle sexagésimal [3], en commençant par zǐshí 子时 de 23h à 1h du matin [4]. La première heure de chaque shí était l’heure initiale chū et la seconde l’heure centrale zhèng. 

 

Les cinq veilles de nuit avaient ainsi pour équivalents :

一更 yīgēng : la première veille = 戌时 xūshí, de 19h à 21h
二更 èrgēng : la deuxième veille = 亥时 hàishí, de 21h à 23h
三更 sāngēng : la troisième veille = 子时 zǐshí, de 23h à 1h
四更 sìgēng : la quatrième veille = 丑时 chŏushí, de 1h à 3h
五更 wŭgēng : la cinquième veille = 寅时 yínshí, de 3h à 5h


Le changement de veille était annoncé par un batteur de gong qui passait dans les rues, ou par le tambour de la tour du tambour (
鼓楼) en ville ou dans les temples. Les veilles les plus importantes étaient la troisième, car elle englobait l’heure souvent fatidique de minuit, et la cinquième, qui annonçait l’aube, les heures données étant à titre indicatif.

 

Le terme de gēng dans ce sens de veille nocturne est encore utilisé dans quelques expressions comme :

- 更深人静 gēngshēnrénjìng : dans le calme au plus profond de la nuit

- 三更 sāngēng :à la troisième veille, c’est-à-dire aux environs de minuit

-  ou encore 三更不改名, 四更不改姓 sāngēng búgǎimíng, sìgēng búgǎixìng : à la 3ème veille il ne change pas de prénom, à la 4ème veille il ne change pas de nom, c’est-à-dire ce n’est pas une girouette, il ne change pas d’avis tout le temps.

 

Par ailleurs, en littérature, ces veilles marquant le déroulement de la nuit ont donné naissance à une forme narrative spécifique : le chant des cinq veilles ( Wŭgēnggē 五更歌).

 

La chanson des cinq veilles comme forme narrative

 

C’est un genre narratif que l’on trouve dans la littérature chinoise ancienne évoquant la solitude du veilleur de nuit, des désirs féminins frustrés, les étapes de la nuit de noces et autres, structurées en fonction du passage de la nuit, du crépuscule à l’aube. Il peut prendre diverses formes selon le degré de tristesse ou la tonalité telles que :

叹五更 Tànwŭgēng / 哭五更wŭgēng / 五更转 Wŭgēngzhuàn  /

五更调 Wŭgēngdiào / 五更令 Wŭgēnglìng / 闹五更 Nàowŭgēng  …

 

Dans la plupart des cas, ce sont des pièces tristes, mais pas toujours ; ainsi la dernière était une pièce accompagnant le début de la nuit de noces, elle était donc joyeuse et comportait également pas mal d’humour, voire des sous-entendus salaces. Et comme elles ont été utilisées dans des pièces de théâtre, des ballades narratives ou à l’opéra, elles ont un intérêt littéraire.

 

C’était le sujet de la conférence de Vincent Durand-Dastès donnée le 11 juin 2021 dans le cadre du séminaire Langarts de 2020-2021 sur la nuit : « La Chanson des cinq veilles dans les ballades narratives et le théâtre chinois » [5]. Cette conférence a été illustrée de quelques exemples significatifs de ces « chansons ».

 

Premier exemple : « Dix raisons de t’aimer »十爱郎君

 

Ce chant typique des cinq veilles, traduit par Pascale Wei-Guinot, fait partie de l’anthologie « Une robe de papier pour Xue Tao » publiée en 2015 sous la direction de Vincent Durand-Dastès et Valérie Lavoix [6]. Il s’agit d’un « air des cinq veilles » ( wŭgēngdiào 五更调) qui faisait partie du répertoire des chanteuses de maisons de thé. C’est une fille de joie, vendue comme tant d’autres à une maison close par ses parents, qui égrène une longue lamentation dans la nuit, de veille en veille :

-          A la première, elle évoque tristement un client de la veille, qui lui fit passer un bon moment ;

-          A la deuxième, elle se morfond d’être tombée dans cette ruelle, vendue par ses parents ;

-          A la troisième, elle doit sécher ses larmes pour recevoir un client ;

-          A la quatrième, elle rêve de sortir de là, se marier et avoir des enfants ;

-          A la cinquième, il va bientôt faire jour, fini de rêver.

 

Deuxième exemple : Le sauvetage du jeune Shi par Fleur de pêcher.

 

Fleur de pêcher en lianhuanhua (bande dessinée)

 

Fleur de pêcher ( 桃花女) est un personnage légendaire apparu dans l’histoire littéraire chinoise dans une pièce de théâtre zaju de l’époque yuan issue de la tradition orale, d’un dramaturge nommé Wang Ye ( 王晔). Devenue mythe populaire, l’histoire de Fleur de pêcher est associée à celle du duc de Zhou ( Zhougong 周公) : un devin réputé, mais dont les divinations sont battues en brèche par le puissant pouvoir exorciste que recèle, selon les croyances traditionnelles, le bois du pêcher.

 

Selon un épisode de la pièce zaju, un jeune homme nommé Shi Liuzhu ( 石留柱 ) était parti en voyage. Sa mère inquiète alla consulter le devin Zhougong qui lui

prédit que son fils mourrait écrasé sous l’effondrement d’une roche en surplomb sous laquelle il se serait abrité. S’en étant allée raconter son malheur à qui voulait bien l’écouter, la mère rencontra Fleur de pêcher qui ne put que confirmer la prédiction du devin. Mais elle lui donna les moyens de la contrer : le jour de la catastrophe annoncée, la mère devait s’asseoir sur le seuil de sa porte, dos à la rue, et crier trois fois le nom de son fils, ce qui l’empêcherait de se réfugier sous la roche. Trois ans plus tard, Shi Liuzhu revint sain et sauf chez lui.  

 

Furieux d’apprendre la prédiction du devin, il alla se plaindre auprès de lui et lui demander le remboursement des sommes que sa mère lui avait payées. Zhougong apprit ainsi la machination de Fleur de pêcher, et comme elle intervint encore plusieurs fois pour déjouer ses divinations, il manigança sa mort.[7]

 

Selon Vincent Durand-Dastès, l’histoire du sauvetage de Shi Liuzhu par Fleur de pêcher pouvait être contée comme une « chanson des cinq veilles », en suivant les péripéties du récit (le départ du voyageur, la prédiction du devin, la rencontre de la mère avec Fleur de pêcher, le triple appel de la mère, le retour du fils sain et sauf).

 

Troisième exemple : Liu Quan apporte des melons en enfer.

 

Il s’agit ici d’un bref épisode secondaire de « La Pérégrination vers l’Ouest » ou Xiyouji (《西游记》) : « Liu Quan apportant des melons en enfer » (《刘全进瓜》). C’est un récit qui accompagne celui du retour à la vie de Tang Taizong. Lorsqu’il cherche un messager pour apporter au juge des enfers les melons qu’il lui a promis, Liu Quan se porte volontaire ; mais après une violente querelle avec sa femme, celle-ci se suicide. Liu Quan n’a plus désormais qu’un désir : revoir sa femme et se faire pardonner. Elle reviendra à la vie après le succès de la mission qui lui a été confiée. Mais il doit d’abord résoudre le problème des melons : on est en hiver, comment faire pousser des melons en cette saison ?

 

L’une des versions de cette histoire est une ballade narrative du type wŭgēng ( 哭五更), pleurer les cinq veilles, ou lamentations des cinq veilles, qui suit la croissance et la maturation des melons,

 

Liu Quan apporte des melons en enfer

avec l’aide des divinités qui arrêtent le froid : 1ère veille, première pousse, grâce au temps plus clément ; 2ème veille : croissance ; 3ème veille : apparition des fleurs jaunes, etc. 

 

Quatrième exemple : « La nuit passée à l’étage et le meurtre de Poxi ». 

 

Song Jiang et Yan Poxi, mise en scène 2015

 

« La nuit passée à l’étage et le meurtre de Poxi » (《坐楼杀惜》) est un épisode célèbre du roman « Au bord de l’eau » (《水浒传》) adapté à l’opéra.Cet épisode met en scène deux anciens amants, Song Jiang (宋江) et Yan Poxi (婆惜), ainsi que la mère de Poxi. Yan Poxi ayant perdu son père, c’est le clerc du district Song Jiang qui a aidé sa mère à payer les funérailles ; celle-ci a alors insisté pour que sa fille le remercie en lui proposant de l’épouser. Mais, Song Jiang ne lui accordant ni beaucoup d’intérêt ni beaucoup de temps, Poxia noué une liaison avec son assistant. Une nuit, elle découvre une lettre

envoyée à Song Jiang par le chef des marais du Liangshan, Chao Gai (晁蓋), que Song Jiang a oubliée dans sa chambre. Poxi tente alors de le faire chanter.

 

L’opéra

 

Dans l’opéra, poussé par la mère qui voudrait voir sa fille réconciliée avec lui, Song Jiang est allé retrouver Poxi dans sa chambre, à l’auberge du Dragon noir ( 乌龙院 ). Malgré les efforts de la mère pour les rapprocher, les deux amants brouillés passent la nuit ensemble sans tomber dans les bras l’un de l’autre comme elle l’aurait voulu, mais en chantant tour à tour un couplet de la chanson des cinq veilles, exprimant successivement la nostalgie de leur tendresse passée, puis la colère et le dégoût qu’ils éprouvent désormais l’un pour l’autre. C’est au moment où Song Jiang, après s’être assoupi in instant, rassemble ses affaires pour partir qu’il fait par mégarde tomber la lettre de Chao Gai. Quand il s’en aperçoit, il revient vite la chercher, mais Poxi l’a trouvée et l’a lue. Le rythme de la pièce s’accélère alors pour mener crescendo à l’instant du crime. 

 

La pièce est ponctuée par le son du gong qui, dehors, sonne les veilles, mentionné expressément dans le livret : « on entend sonner la première veille » (起初更鼓, « on entend sonner la deuxième veille » (起二更鼓), etc… Quand on en arrive à la cinquième veille, « il va faire jour », Song Jiang se réveille et, voyant Poxi endormie, prend son sac et sort, avant de revenir précipitamment quand il s’aperçoit qu’il a perdu la lettre [8].

 

La pièce, interprétée en 1989 au théâtre de Tianjin [9]

par Chen Yongling (陈永玲), rôle de Poxi, et Wen Yurong (温玉荣), rôle de Song Jiang.

(la « chanson des cinq veilles » à partir de 12’16)

 

 

L’épisode du roman

 

Dans le roman « Au bord de l’eau », l’épisode tragique est conté au chapitre XXI :

         虔婆醉打唐牛儿 宋江怒杀阎婆惜

         La mère Yan, ivre, rosse Tang-le-Bouvillon – Song Jiang, furieux, tue Poxi [10].

 

Réduite à ses principales lignes dans l’opéra, l’histoire est contée dans le roman avec une pléthore de détails savoureux décrivant le caractère de la vieille maquerelle et ses manigances pour faire rester Song Jiang avec sa fille, ou la colère de sa fille notée via des monologues intérieurs. L’oubli du sac de Song Jiang contenant l’argent de Chao Gai et sa lettre est justifié par la hâte qu’il a de partir à l’aube pendant que Poxi dort encore, de même que c’est la rencontre d’un personnage auquel il voudrait donner de l’argent qui lui fait remarquer qu’il a oublié son sac chez Poxi.

 

Song Jiang tue Poxi ( lianhuanhua )

 

Ici aussi, déjà, le récit de la nuit est ponctué par le passage des veilles. Alors que Song Jiang aussi bien que Poxi se morfondent sans réussir à dormir, le roman souligne la lenteur du temps qui passe en comptant, littéralement, les veilles : au début, on attend le gong du veilleur, c’est bientôt la fin de la première veille (谯楼禁鼓,一更未尽一更催), puis c’est la troisième veille, qui n’en finit pas :

         看看三更交半夜,酒却醒了。捱到五更,宋江起来

         A la troisième veille, qui amenait le cœur de la nuit, il se sentit complètement dégrisé.

         Mais Song Jiang tint encore jusqu’à la cinquième veille avant de se lever….

 

La troisième veille, c’est l’heure de minuit, la cinquième veille, c’est l’aube…. Cette nuit qui n’en finit pas est scandée par le bruit sourd des gongs du veilleur sonnant les veilles qui ajoute une note sinistre, en arrière-plan, à cette scène nocturne.

 

Les veilles aujourd’hui en Chine, en littérature et au cinéma

  

Au cinéma

 

Dans la fresque historique de Zhang Yimou (张艺谋) sortie en 2004, « Curse of the Golden Flower » (《满城尽带黄金甲》) [11], la principale scène de nuit est ponctuée – visuellement aussi – par les veilleurs de nuit sonnant les veilles dans les couloirs déserts du palais, avec un effet angoissant supplémentaire.

 

Le film« Three » sorti en 2002 – en français « Trois Histoires de l’au-delà » - est un film de fantômes constitué de trois sections réalisées par des réalisateurs de trois pays asiatiques différents, dont une, « Going Home » (《回家》), réalisée par le cinéaste hongkongais Peter Chan. Le titre chinois du film est Sangeng (《三更》), littéralement « les trois veilles », ces trois histoires de fantômes étant implicitement rapprochées d’histoires contées pendant la nuit, comme autrefois se les racontaient les voyageurs descendus à l’auberge.

 

Sangeng

 

En littérature

 

La mort du soleil 《日熄》

 

On retrouve les veilles nocturnes structurant le roman de Yan Lianke (阎连科) « La Mort du soleil » ( Rixi《日熄》) publié en décembre 2015. Les titres des différents chapitres font expressément références aux veilles comme dans la tradition des chants des cinq veilles : livre 1, 1ère veille ; livre 2, deuxième veille etc (【卷一】一更, 【卷二】二更). On entendrait presque le veilleur de nuit passer avec son gong comme dans l’opéra cité ci-dessus. Le problème est que, à la fin de la cinquième veille qui normalement annonce l’aube, le soleil ne se lève pas, le « soleil s’est éteint » (日熄了), le temps s’est arrêté…

 

La nuit est toujours ce moment incertain, aux contours aussi flous que ceux des veilles, suscitant une angoisse que seule peut calmer le lever du soleil. Aussi floues qu’elles soient, les veilles continuent de la scander encore aujourd’hui.

 

 


 

[1] Caractère venant d’un caractère ancien désignant le sommeil : https://www.zdic.net/zd/zx/jw/%E6%9B%B4

C’est en quelque sorte la même étymologie que veiller.

[2] D’où le terme de xiǎoshí 小时 pour désigner une heure.

[3] C’est-à-dire le cycle marquant le déroulement des années, fondé sur la combinaison de deux séries de signes : tiges célestes ( tiāngān 天干) et branches terrestres ( dìzhī 地支). Ce sont les branches terrestres qui étaient utilisées pour la dénomination des heures de la journée, mais on pouvait aussi désigner ces doubles heures du nom d’un animal du zodiaque, dans le même ordre que pour les années ; la 1ère heure, à 23 heures, était donc l’heure du rat ( zishi 子时), car c’est dit-on le moment où le rat sort de son trou en quête de nourriture, suivie de l’heure du buffle ( choushi 丑时), etc.

[4] Les journées étaient également divisées en unités plus petites, les 刻, dont le caractère apparaît pour la première fois dans ce sens dans le Livre des Han ( Hanshu 漢書) compilé par Ban Gu (班固). Les étaient égales à environ 1/100e de jour, jusqu’à ce qu’on passe à la journée de 24 xiǎoshí divisées en 4 , d’où vient donc le caractère signifiant ‘quart d’heure’.

[5] Cette conférence a été enregistrée : ( vidéo en attente )

[6] In : Une robe de papier pour Xue Tao, choix de textes inédits de littérature chinoise, sous la direction de Vincent Durand-Dastès et Valérie Lavoix, avant-propos de Jacques Pimpaneau, Espaces & signes, 2015, pp. 197-200.

[7] Voir le récit des démêlés entre Zhougong et Fleur de pêcher dans ces traductions commentées de Vincent Durand-Dastès : « Comment Fleur de Pêcher dama le pion au stratège matricide et au saint confucéen : six contes populaires chinois » :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01984352/document#:~:text=Le%20jour%20de%20la%20naissance,

quelqu'un%20abattre%20ce%20p%C3%AAcher.

[9] Où elle est au répertoire depuis 1936, avec une nouvelle mise en scène et interprétation en 2015.

[10] Traduction de Jacques Dars, Au bord de l’eau, bibliothèque de La Pléiade 1978, pp. 444-466.

Texte chinois du chapitre XXI : http://www.purepen.com/shz/021.htm

[11] En français « La Cité interdite ». Film adapté (de très loin) de « L’Orage » (《雷雨》) de Cao Yu (曹禺).


 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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