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Wuhan en quarantaine… et en VO (III)

Des lanceurs d’alerte à la défiance créative

par Brigitte Duzan, 14 mars 2020

 

1.       Les lanceurs d’alerte

 

Depuis la mort de l’ophtalmologue Li Wenliang (李文亮), le 7 février 2020, à l’âge de 33 ans, à l’Hôpital central de Wuhan (武汉市中心医院), le terme de chuīshào rén (吹哨人), désignant une personne qui donne un coup de sifflet, comme un arbitre signalant une irrégularité au cours d’un match, a pris le sens courant de « lanceur d’alerte ». L’expression vient en fait du coup de sifflet d’un policier qui, au 19e siècle, découvrait un crime et voulait ainsi ameuter ses collègues, ce qui se rapproche assez bien de la

 

Li Wenliang, célébré le jour de sa mort
devant l’Hôpital du centre (photo AFP)

situation à Wuhan si l’on considère le virus comme un meurtrier… 

 

La couverture du journal Renwu sur

les médecins de l’Hôpital du centre

 

Un article ultérieur, paru dans le numéro de mars de la revue mensuelle Renwu (人物》杂志) [1], a fait l’effet d’une bombe, ou d’une boule dans un jeu de quilles, entraînant un phénomène viral avec pour mot-clé l’expression proche, mais légèrement différente, de fā shàozi de rén (发哨子的人) : c’était le titre et se rapportait à un autre médecin lanceur d’alerte, la doctoresse Ai Fen (艾芬).

 

La réaction immédiate des censeurs sur internet, bloquant l’article et ses citations, a déclenché une avalanche de créations innovantes dans le domaine de la lutte contre la censure, ce que l’on pourrait appeler « défiance créative », qui tient du défi avec un rien de provocation et que l’on voit régulièrement refleurir sur le net chinois.

 

 

a)       Li Wenliang, chuīshào rén

 

Au sens figuré, dans le contexte de l’épidémie de coronavirus à Wuhan, le terme de chuīshào rén (吹哨人) a désigné les huit médecins qui, au début du mois de décembre, ont alerté les responsables de l’hôpital Central où ils travaillaient sur une maladie causée par un nouveau virus, mais ils ont été priés de « ne pas diffuser des rumeurs ». Le plus connu est l’ophtalmologue Li Wenliang (李文亮) mort après avoir contracté la maladie ; le 30 décembre 2019, il a voulu alerter ses collègues sur la possible contamination d’un malade de son service par un virus ressemblant à celui du SRAS, mais, lorsque son alerte a été relayée sur internet, il a été convoqué par la police, le 3 janvier 2020, sommé de signer une « lettre de réprimande » (xùnjè shū 训戒书) et de faire son mea culpa.

 

Sa mort a provoqué une immense colère sur les réseaux sociaux chinois. A Wuhan, des gens sont venus apporter des fleurs devant l’hôpital et lancer des coups de sifflet à sa mémoire. Sur internet,

 

Lettre officielle « de réprimande » de la police

de Wuhan demandant à Li Wenliang de

« cesser de répandre des rumeurs sur des

prétendus cas de SRAS à l’hôpital du Centre »

les internautes ont « lancé coups de sifflet pour Wuhan » tandis que les lumières des appartements restaient éteintes pendant cinq minutes en signe de deuil. Il a été proclamé « héros » (英雄). Dans une interview avec l’agence Reuters, le pneumologue Zhong Nanshan (钟南山), découvreur du coronavirus du SRAS en 2003, a déclaré :

大部分人认为他(李文亮)是中国的英雄,我真为他骄傲。他在(2019年)12月底告诉人们真相,然后他就去世了

La majorité des gens pensent qu’il est un héros pour la Chine ; moi je suis fier de lui. A la fin du mois de décembre 2019, il a dit la vérité au public, et il en est mort.

 

D’autres ont récusé le qualificatif de héros, et leur point de vue semble plus profond. C’est le cas de Zhang Kai (张凯) qui a déclaré dans un article du 12 février que Li Wenliang n’était ni héros ni lanceur d’alerte (puisqu’il en avait été empêché), en revanche :

他只是做了每一个正常人最应该做的事情。知道了内部信息,先告诉亲戚朋友注意安全,几乎任何一个人,都会这么做。

但是,他的死,却触动了我们每个人。

我们感到愤怒的:正是因为他不是英雄,他是个普通人,他做了一件最普通平常的事。

[… ] 我们的愤怒并不是他的死,而是这个时代太混蛋了。

我们甚至不是纪念他这个人,我们是纪念这个时代。纪念这个警察可以训诫医生传播谣言的时代。

Il a fait ce que chaque citoyen ordinaire doit faire. Il avait une information interne et il l’a communiquée à ses amis et proches pour leur sécurité, c’est qu’il incombe à chacun de faire.

Mais sa mort nous a tous profondément touchés.

Nous en avons ressenti de la colère : justement parce qu’il n’était pas un héros, mais un citoyen ordinaire, et qu’il avait fait ce que tout homme ordinaire aurait fait. [mais il a été appréhendé par la police…] Ce n’est pas sa mort qui a provoqué notre colère, mais le fait que nous vivons trop une époque de canailles.

Et finalement, ce n’est même pas lui dont nous commémorons la mémoire, mais notre époque. Une époque où il est possible que la police « réprimande un médecin pour avoir répandu des rumeurs. » [2]

 

Jusqu’ici, il n’y a eu aucune excuse officielle de la part des autorités de Wuhan pour avoir étouffé l’alerte. Le professeur de droit constitutionnel de la faculté de droit de l’université de Wuhan (武汉大学法学院) Qin Qianhong (秦前红) a exprimé son inquiétude devant la colère provoquée par la mort du médecin, en prévenant que, s’il n’en était pas tenu compte, cette colère pourrait exploser « comme cela s’est produit après la mort de Hu Yaobang (胡耀邦) [3] ».

 

Par ailleurs, dix professeurs de Wuhan, dont le directeur du département de littérature chinoise classique de l’Université normale de Chine centrale à Wuhan, Tang Yiming (唐翼明), ont publié une lettre ouverte en appelant le gouvernement à protéger la liberté d’expression, dont le droit est garanti par la Constitution [4], et à offrir des excuses pour la mort de Li Wenliang. Dans le point n°3 de leur lettre, les dix signataires ajoutaient que :

 

三)鉴于李文亮医生率先披露重大疫情,乃嗣后大规模展开的抗疫之战的先驱;又鉴于李文亮医生亲历第一线,以身殉职,当追认李文亮医生为烈士,抚恤其家属。

3) Vu que le Docteur Li Wenliang a été le premier à révéler une épidémie d’importance majeure, il a été un pionnier sur le front de la lutte contre cette épidémie, et, au vu de son action personnelle sur ce front, il devrait être reconnu comme un martyr et les membres de sa famille devrait recevoir une indemnité.

 

C’est une interview du reporter Gong Jingqi (龚菁琦) avec la doctoresse Ai Fen (艾芬), parue dans le numéro de mars du mensuel Renwu (人物) [5], qui a relancé le débat sur les responsabilités en cause dans le silence imposé début de l’épidémie, et qui a en même temps popularisé une nouvelle expression.

 

b)      Ai Fen, fā shàozi de rén

 

Ai Fen (艾芬) était la directrice du service des urgences de l’Hôpital central de Wuhan. Elle fut en fait le premier médecin à alerter ses confrères sur la nouvelle maladie, encore mystérieuse, qui était en train de submerger son service. Ce sont les photos prises des dossiers cliniques de ses patients qui sont parvenues aux huit médecins, dont Li Wenliang, qui ont partagé l’information sur WeChat, le Twitter chinois, fin décembre, ce qui leur a valu d’être l’objet d’une procédure policière pour « diffusion de rumeurs ».

 

Dans son interview, Ai Fen explique comment elle a été elle-même l’objet d’une procédure disciplinaire par la Commission ad hoc de l’hôpital et de la même manière sévèrement semoncée pour fabrication et diffusion de rumeurs ; le plus grave reproche qui lui a été opposé : avoir pris cette initiative sans consulter l’appareil.

 

L’expression fā shàozi de rén (发哨子的人), lanceur

 

Ai Fen

d’alerte [6], est devenue virale. C’est une nuance subtile par rapport à chuīshào rén : cela signifie « celle qui a tendu le sifflet », tendu le sifflet à d’autres afin qu’ils puissent siffler pour lancer eux-mêmes l’alerte.  

 

L’article a déclenché un véritable jeu du chat et de la souris d’une imagination débridée quand les censeurs ont voulu effacer toute trace de cet article sur internet.

 

2.       La défiance créative

 

Les censeurs officiant sur internet ont en effet immédiatement bloqué non seulement l’article de Renwu, mais aussi les articles le citant. Cependant, leur travail est fondé sur des mots-clés, en l’occurrence des caractères-clés, et maintenant des modes de reconnaissance optique qui opèrent par scans d’images ou captures d’écran. La riposte a donc été de brouiller les messages, en jouant sur l’image des caractères et, comme d’habitude, sur leurs homonymes. Les internautes – et en particulier les jeunes dits « post’90 » - ont exercé leur art consommé du contournement de la censure, avec un plaisir évident.

 

Du morse et du sindarin….

 

On a vu se multiplier les inventions les plus diverses, et les plus drôles, pour parvenir à faire circuler le texte, comme dans un champ de mines. La première riposte a été de mettre le texte en pinyin (accentué), caractère par caractère, le titre donnant ainsi : jiù shì nà piān fā shào zǐ de rén .

 

Mais c’était relativement peu sophistiqué, les censeurs n’ont pas mis longtemps à trouver l’astuce. Un internaute a traduit le texte en coréen, langue non reconnue par le système de censure, le texte pouvant être ensuite copié et traduit par un moteur de traduction. Le texte a aussi été converti en morse :

 

 

 

 

Chaque caractère correspondant à un code de quatre chiffres : [7] :

 

 

 

 

Le texte a également été transmis paragraphe par paragraphe en le transcrivant en une série de codes QR. Un autre internaute encore a lu le texte et l’a enregistré sur un site audio.

 

… aux langues fictionnelles et à l’art de l’emoji

 

L’étape suivante était bien plus inventive : transcription en langues fictionnelles, comme le Sindarin du Seigneur des Anneaux de Tolkien [8] ou le Klingon de Star Trek.

 

Mais le plus créatif encore était la transcription du texte en utilisant des emoji et autres symboles pour remplacer certains caractères, à la manière du roman de Xu Bing (徐冰) « Une histoire sans mots », publié en France en 2013 et qualifié par l’artiste d’« art de l’illisible » [9].

 

Le texte en emoji à la manière de Xu Bing :

 

 

 

 

Un tournant ?

 

De même que le « Journal de Wuhan » de Fang Fang (《方方武汉日记》) n’a pas été totalement et systématiquement effacé, ce qui aurait été très facile, mais seulement de temps en temps, en fonction du contenu plus ou moins critique de chacun des billets quotidiens, de même le fait que l’interview d’Ai Fen ait pu paraître dans Renwu, qui est un journal officiel, publié par les Editions du peuple, peut laisser penser qu’il existerait un mouvement contestataire derrière le mur opaque qui protège les instances suprêmes du Parti.

 

Le fait que tout ait été fait pour supprimer l’article à la veille de la visite à Wuhan du président Xi Jinping, de même que le retour de la propagande vantant les succès de la politique gouvernementale dans la gestion de l’épidémie, mais aussi le retour des théories complotistes [10], tout cela montre que le coronavirus aura laissé un lourd héritage de contestation derrière lui, et que la riposte sera d’autant plus draconienne.

 

En attendant il fournit et va fournir une source d’inspiration féconde à l’art et à la littérature. 

 


 

Note complémentaire

 

Dans le billet du 14 mars 2020 de son « Journal de Wuhan », rebaptisé « Blog de Fang Fang » (作家方方的博客), billet intitulé « A qui le tour d’être le prochain lanceur d’alerte ? » (下一个吹哨人,该轮到谁?) [11], Fang Fang revient sur le passage de relais de la doctoresse Ai Fen (艾芬) au docteur Li Wenliang (李文亮), en posant la question : après le docteur, à qui aurait dû revenir la charge de recueillir le sifflet et de lancer l’alerte ?

 

En fait, personne ne l’a fait, dit-elle, ni à l’hôpital, ni dans les deux groupes de presse de la ville…

 

 

 


[1] Un mensuel fondé en 1980 qui fait partie du groupe très officiel des éditions du Peuple (人民出版社).

[3] Hu Yaobang a été secrétaire général du Parti de 1980 à 1987. Réformateur libéral, il était le rival de Deng Xiaoping. Il a fait réhabiliter des milliers d’intellectuels après la Révolution culturelle et, en mai 1980, a fait une autocritique de la politique chinoise au Tibet. En janvier 1987, il est contraint de démissionner après des manifestations étudiantes. Il meurt d’une crise cardiaque le 15 avril 1989. Bouleversant les rapports entre éléments réformateurs et conservateurs, sa mort a précipité les manifestations de la place Tian’anmen car elle signalait la fin des réformes politiques dont il était un symbole.

[4] Et plus précisément l’article 35 du chapitre 2.

Voir le texte entier de la lettre : http://news.creaders.net/china/2020/02/08/2188260.html

[6] En anglais whistleblower, expression reprenant la même image qu’en chinois.

[7] Source : Whistling against Deception, by David Bandurski :

http://chinamediaproject.org/2020/03/11/whistling-against-deception/

[8] La conception de l’œuvre de Tolkien, qui était également philologue, a débuté par la création de langues ; lui-même a expliqué que son œuvre était d’inspiration « fondamentalement linguistique ». Le sindarin est la langue des Elfes Gris, langue vernaculaire de la Terre du Milieu.

[9] Sur Xu Bing et son œuvre, voir : http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Xu_Bing.htm

[10] Attribuant aux Etats-Unis l’origine du virus, en faisant un « virus étranger » et non plus le « virus de Wuhan » !

 


 

 

     

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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