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Bi Feiyu 毕飞宇

Présentation

par Brigitte Duzan, 21 mars 2011, actualisé 25 avril 2021

 

Si Bi Feiyu (毕飞宇) est connu en France depuis maintenant près de quinze ans, grâce à la traduction et publication dès 2003 de l’une de ses œuvres majeures, « L’opéra de la lune », chez Philippe Picquier, suivie de son invitation au Salon du Livre, en 2004. Les Anglo-Saxons, eux, auront dû attendre novembre 2007 pour découvrir cet écrivain, quand cette même nouvelle fut publiée, en langue anglaise, aux Etats-Unis.

 

Le prestigieux prix Man Asia lui a été décerné en mars 2011, pour la traduction en anglais d’un autre de ses chefs d’œuvre, « Les trois sœurs » (《玉米》), au moment où venait de paraître en Chine le dernier de ses romans, « Massage » (推拿), traduit en français sous le titre « Les aveugles » (voir Traductions ci-dessous).

 

Bi Feiyu est l’un des écrivains chinois contemporains les plus intéressants : aussi brillant qu’inclassable.

 

Bi Feiyu (毕飞宇)

 

Enfant pendant la Révolution culturelle, enseignant et journaliste après

 

Carte du Jiangsu

 

Bi Feiyu est né en 1964 à Xinghua, au centre de la province côtière du Jiangsu (江苏兴化). C’était deux ans avant le début de la Révolution culturelle ; il avait douze ans quand elle s’est terminée et en a donc sans doute moins souffert que les écrivains contemporains un peu plus âgés.

 

Il en a dit peu de choses : on sait seulement qu’il a dû déménager souvent car son père avait été condamné comme « droitier » en 1958, et donc envoyé en « rééducation » travailler à la campagne. C’est une période qui lui a cependant apporté l’amour de la nature, amour quasiment viscéral dont on retrouve la trace dans son œuvre, en particulier

sous forme de métaphores, celles sur l’eau, sous toutes ses formes, dans « L’opéra de la lune », par exemple, ou de descriptions empreintes de lyrisme, comme dans l’extrait de « La plaine » cité plus loin.

 

Mais on n’en sait guère plus. La plupart de ses biographies indiquent juste, quand elles indiquent quelque chose : 1979年返城。C’est-à-dire : en 1979, il est revenu vivre « en ville ». La période n’est quand même pas sans avoir laissé ses marques ; il a déclaré dans un entretien donné à l’occasion du Salon du livre de Paris [1] :

« J’appartiens à une génération qui a été cassée… Nous avons reçu une éducation idéaliste, mais, juste avant d’entrer à l’université, tout cela s’est écroulé. Nous ne comprenions plus le monde. Il a fallu s’adapter, répondre à la pression économique, et se demander si on était dans le jeu ou pas. »

 

Et finalement, a-t-il dit par ailleurs, « je n’ai écrit qu’une histoire : celle de la souffrance » (我觉得我只写了一个故事:疼痛). Celle de toute une génération.

 

Quand il rentre « en ville », c’est dans son Jiangsu natal qu’il ne quittera plus. En 1983, il entre à l’Ecole normale de Yangzhou, dans le département de chinois (扬州师范学院中文系). Quand il en sort, en 1987, il devient professeur, et enseigne pendant cinq ans, avant de s’établir dans la capitale de la province, Nankin, et devenir journaliste.

 

De 1992 à 1998, il est reporter au Journal de Nankin (南京日报). Pendant ce laps de temps, cependant, il est plusieurs fois licencié, car ses reportages sont souvent colorés de fiction. S’il est chaque fois absous, cela finit malgré tout par influer sur son style littéraire, en le faisant évoluer vers plus de réalisme : il s’intéresse de plus en plus à la réalité sociale, et se tourne plus spécialement vers la peinture de caractères.

 

En 1998, il entre à l’Association des écrivains du Jiangsu

 

Le magazine Yuhua《雨花》

et devient rédacteur du magazine littéraire que publie l’Association : Yuhua  (《雨花》杂志) [2].

 

Auteur de nouvelles à partir de 1987

 

Il commence à écrire en 1987, alors qu’il enseigne dans une école à Nankin. Et, comme c’est le cas le plus souvent, il commence par des poèmes, puis passe aux nouvelles. La première est publiée en 1991 dans la revue littéraire Huacheng (《花城》), éditée par une maison d’édition de Guangzhou : elle est intitulée « L’île solitaire » (《孤岛》).

 

Il a expliqué qu’il écrivait après ses cours, dans la nuit, comme une espèce de défoulement instinctif : « J’étais comme une voiture dont on a fait le plein, qui part dès qu’on a mis le contact, sans direction, sans frein, sans destination précise, et, pire, sans même de route. »

 

Les nouvelles se succèdent alors à un rythme accéléré : « Récit » (《叙事》), « De la barbe à papa un jour de pluie » (《雨天的棉花糖》), « Qui parle au milieu

 

L’île solitaire《孤岛 》

de la nuit » (《是谁在深夜说话》), « La femme en train d’allaiter » (《哺乳期的女人) ...

 

Dans les premières années, à la fin de années 1980 et au début des années 1990, il écrit dans le style d’avant-garde qui a alors un grand succès, caractérisé par la primeur donnée à l’innovation et l’imagination, et influencé par la littérature occidentale. Mais il adopte bientôt le style néo-réaliste qui se développe après les événements de Tian’anmen, en réaction en particulier contre l’hermétisme croissant de la littérature d’avant-garde, et qui marque en même temps la fin du mouvement de recherche des racines.

 

A partir de 2000, il passe ensuite de la nouvelle courte à la nouvelle moyenne et au roman.

 

De la nouvelle au roman

 

1. En 2000, il publie une nouvelle moyenne (中篇小说) intitulée « Qingyi » (《青衣》), traduit « L’opéra de la lune ». Le titre chinois se réfère à un rôle féminin spécifique de l’opéra de Pékin : les rôles de femmes mûres vertueuses, généralement vêtues de noir, d’où le terme. L’histoire est en effet celle d’une actrice spécialisée dans ce genre de rôle, dont la nouvelle retrace le parcours à travers l’histoire de la représentation d’un opéra dont elle devait interpréter le rôle principal.

 

Il s’agit de « Chang’e s’envole sur la lune » (《奔月》), d’après la célèbre légende de Chang’e (姮娥), épouse de l’archer Houyi (后羿), qui, ayant avalé une forte dose d’élixir d’immortalité volé à son époux, s’enfuit sur la lune où elle réside depuis lors [3].

 

Le roman débute en 1958 : l’opéra tiré de la légende a été commissionné pour être représenté l’année

 

L’opéra de la lune《青衣》

suivante dans le cadre des festivités commémorant le dixième anniversaire de la fondation de la République populaire. Mais, lors des répétitions, un général remarque en grommelant qu’il ne voit pas pourquoi une jeune femme pourrait vouloir fuir un pays aussi plein de promesses. Remarque qui fait aussitôt frémir toute la troupe : la représentation est annulée.

 

Vingt ans plus tard, en 1979, le changement politique incite la troupe à reprendre le projet, avec une jeune actrice prometteuse de dix neuf ans, Xiao Yanqiu (筱燕秋) ; cependant, en raison de son âge, elle n’est que la doublure de l’actrice principale. Dans un moment de colère, lors d’une répétition, elle lui envoie une tasse d’eau bouillante sur le visage. La représentation est à nouveau annulée.

 

Une vingtaine d’années plus tard, c’est un riche mécène, fabriquant de cigarettes, qui propose de reprendre le projet initial, avec la même actrice dont il garde un souvenir ému et qu’il voudrait entendre chanter de nouveau. Xiao Yanqiu a maintenant une quarantaine d’années, est mariée et a pris du poids, mais décide de se soumettre à un régime draconien pour retrouver sa forme d’antan. L’histoire se répète à l’envers, Xiao Yanqiu refusant de céder sa place à la jeune élève qu’elle a choisie pour doublure. Celle-ci finira par devoir interpréter le rôle, mais en nourrissant l’ambition d’aller jouer à la télévision, bien plus lucrative…

 

C’est donc une œuvre complexe qui est avant tout une formidable peinture de caractères féminins, sur fond de décadence d’un art traditionnel prestigieux gagné par la fièvre de la commercialisation de la culture. A travers l’opéra, c’est toute la société dont l’évolution récente est subtilement dépeinte, d’un ton très critique, ainsi que le déclin de la culture traditionnelle, en général [4].

 

2. Après le succès de ce roman, Bi Feiyu est resté pendant treize mois sans trouver de nouvelle inspiration. Puis, un jour, il entendit une chanson à la télévision, et les paroles, répétant le mot maïs (玉米 yùmǐ), lui rappelèrent brusquement un souvenir d’enfance : des scènes de soirées au coin du feu, à faire griller des épis de maïs sur le feu, avec une cousine. Ainsi naquit le personnage de Yumi (玉米) et la nouvelle du même nom.
 
Ce ne fut au début qu’une nouvelle « de taille moyenne », mais Bi Feiyu lui en adjoignit deux autres, venant compléter la première par l’histoire de deux des sœurs de Yumi, le destin des deux dernières répondant à celui de la première. Publiées ensemble, les trois nouvelles devinrent un roman, avec le titre de la première nouvelle : Yumi (《玉米》), traduit par « Trois sœurs » avec un clin d’œil voulu, et justifié, à Chekhov.

 

Trois sœurs《玉米》

 
Le roman commence en 1971, en pleine Révolution culturelle. Yumi (玉米), Yuxiu (玉秀) et Yuyang (玉秧) sont trois des sept filles d’un secrétaire du Parti qui passe plus de temps à coucher avec les femmes de ses collègues qu’à travailler. Pour Yumi, le mariage est un moyen d’échapper à l’atmosphère viciée de la famille. Elle a un fort caractère, et l’ambition d’être associée à quelqu’un qui ait du pouvoir. Bi Feiyu en fait l’image de ces femmes que l’on voit sur les affiches de propagande, une femme capable de conquérir un homme, mais bien plus encore de regarder la mort en face sans broncher.
 
Yumi a une brève histoire d’amour avec un aviateur, mais elle tourne court lorsque son père est pris en flagrant délit d’adultère et que sa plus jeune sœur Yuxiu est violée. Elle épouse alors un cadre bien plus âgée qu’elle, mais sa sœur, dont la réputation est ruinée par son viol, vient s’installer chez elle en se liant d’amitié avec sa belle-fille. Yuxiu est, elle, l’image de la coquette qui flirte et use de son charme pour tenter d’avancer ses pions sur l’échiquier social : elle est décrite comme un être rusé, à la double personnalité de renard et de serpent, comme ces démones (妖精  yāojing ) des contes et légendes. Les tensions entre les deux sœurs sont encore exacerbées lorsque Yuxiu se lie avec le beau fils de sa sœur. Mais, quand Yumi tombe enceinte, son pouvoir de séduction est brusquement anéanti, et, partant, son pouvoir tout court.
 
La troisième partie suit le destin de la troisième sœur, Yuyang, une quinzaine d’années plus tard, en 1982. Yuyang est une étudiante un peu timide, plutôt médiocre, mais ambitieuse. Elle a obtenu une bourse et accepte en échange de travailler comme taupe à l’école pour informer son supérieur des activités et des rencontres des élèves comme des professeurs. Si sa sœur aînée recherche la dignité, sa deuxième sœur la domination par la séduction, Yuyang recherche une place à elle dans la société ; mais elle est tout aussi incapable de maîtriser son destin.
 
On a ainsi une sorte de saga qui couvre dix ans de l’histoire de la Chine, de 1971 à 1982, c’est-à-dire du milieu de la Révolution culturelle au début de la période de réforme et d’ouverture. C’est donc un peu le même schéma tripartite que celui adopté pour le roman précédent, « L’opéra de la lune », mais avec, ici, trois personnages féminins différents, symbolisant trois caractères emblématiques des trois périodes qu’ils sont sensés représenter. Le roman, en ce sens, rappelle la nouvelle de Su Tong (苏童) « Vies de femmes » (《妇女生活 》).
 
Bi Feiyu n’a pas fait grand effort pour lier les trois nouvelles, et encore moins pour en reprendre les fils à la fin et terminer par une conclusion commune. C’est une chose qui lui est souvent reprochée. Mais il s’en défend. Lors d’un entretien donné récemment pour la sortie de son dernier roman, qui est également sans conclusion nette, il a affirmé : aucun de mes écrits n’a de conclusion, tout simplement parce que cela correspond à ce qui se passe dans la vie. L’inachevé est la caractéristique de la vie, et c’est la caractéristique de l’art…
 
Le roman a beaucoup fait pour ancrer Bi Feiyu dans l’opinion publique comme l’écrivain qui comprend le mieux le caractère de la femme (是最了解女性的男作家) -  il balaie ces louanges d’un revers de manche : il n’y a que dieu qui puisse comprendre l’homme, donc « je ne peux pas comprendre la femme parce que je ne suis pas dieu » (其实我不了解女性,因为我不是上帝).

 

3. En septembre 2005, Bi Feiyu est revenu avec un nouveau roman : « La plaine » (《平原》), moins connu que les deux précédents. Sa traduction en français a même valu à Bi Feiyu de recevoir le « Prix de l’inaperçu » en 2010. Il est le pendant des deux premiers dont il poursuit la réflexion.

 

Le jeune Duanfang (端方) rentre chez lui, au village de Wangjiazhuang (littéralement le village de la famille Wang) : un coin perdu qui ne connaissait, dit l’auteur, ni la liberté, ni la dignité, ni la compassion, ni l’amour (自由的死角,也是尊严、 同情、 悲悯和爱的死角). Quand il arrive, plein d’espoir, pensant qu’il va être choyé, il se rend vite compte qu’il n’est accueilli que comme une paire de bras supplémentaires.

 

Pour en terminer avec la vie de paysan, une seule solution : se faire soldat (voir Yan Lianke 阎连科). Pour ce faire, il recherche l’appui de la secrétaire locale du Parti,

 

La plaine《平原》

Wu Manling (吴蔓玲). Mais, amoureuse de lui, elle fait partie quelqu’un d’autre à la place. Comme Duanfang la rejette, elle finit par devenir folle.

 

Ici, la période de la Révolution culturelle est entr’aperçue à travers les tracas d’un jeune garçon. Mais l’accent est mis non sur l’Histoire, mais sur le destin d’un individu, dont le rapport à cette Histoire est assez ténu. Simplement, c’est l’Histoire qui, même de très loin, le détermine : on a le sentiment très net que les dés sont joués, un sentiment de fatalité historique. On a donc ici aussi une réflexion sur l’Histoire, même si elle ne constitue que le cadre très vague et lointain du récit.

 

Quant à la qualité du style, il est difficile de l’appréhender dans la traduction, ce qui est sans doute l’une des raisons du mince intérêt suscité à sa publication. Pourtant, l’amour de la nature qui y transparaît a une tonalité impressionniste, et prend même un aspect lyrique à certains moments. On peut en juger par l’extrait suivant, ode à la céréale nourricière du village, qui prend ici valeur emblématique comme le maïs dans le roman précédent de l’auteur ou le sorgho chez Mo Yan :

 

麦子黄了,大地再也不像大地了,它得到了鼓舞,精气神一下子提升上来了。在田垄与田垄之间,在村落与村落之间,在风车与风车、槐树与槐树之间,绵延不断的 麦田与六月的阳光交相辉映,到处洋溢的都是刺眼的金光。太阳在天上,但六月的麦田更像太阳,密密匝匝的麦芒宛如千丝万缕的阳光。阳光普照,大地一片灿烂, 壮丽而又辉煌。这是苏北的大地,没有高的山,深的水,它平平整整,一望无际,同时也就一览无余。麦田里没有风,有的只是一阵又一阵的热浪。热浪有些香,这 厚实的、宽阔的芬芳是泥土的召唤,该开镰了。是的,麦子黄了,该开镰了。

庄稼人望着金色的大地,张开嘴,眯起眼睛,喜在心头。再怎么说,麦子黄了也是一个振奋人心的场景。经过漫长的、同时又是青黄不接的守候之后,庄稼人闻到了新麦的香味,心里头自然会长出麦芒来。别看麦子们长在地里,它们终究要变成苋子、馒头、疙瘩或面条,放在家家户户的饭桌上,变成庄稼人的一日三餐,变成庄 稼人的婚丧嫁娶,一句话,变成庄稼人的日子。

Le blé était jaune, la terre ne ressemblait plus à la terre, elle avait été stimulée et l'essence de la vie était montée d'un coup. Partout, entre les champs, entre les villages, entre les tarares, entre les sophoras, s'étalait sans discontinuer le saisissant contraste des champs de blé sous le soleil de juin, baignant tout d'une éblouissante lumière dorée. Le soleil était dans le ciel, mais les champs de blé au mois de juin ressemblaient encore davantage au soleil, comme si la barbe foisonnante de leurs épis dardait des myriades de rayons de soleil. La lumière inondait tout, la terre resplendissait, rutilante et magnifique. Telle est la terre du Nord du Jiangsu, sans hautes montagnes ni eaux profondes, si parfaitement plane qu'un regard suffit à embrasser et contenir tout l'horizon. Pas un souffle de vent sur les champs de blé, juste des vagues d'air chaud déferlant l'une après l'autre. Des vagues d'un air chaud parfumé, de cette fragrance lourde et généreuse qui porte l'appel de la terre quand vient le temps de la moisson. Oui, le blé était jaune, le temps de la moisson était venu.

Les paysans contemplaient les terres dorées, la bouche ouverte et les yeux plissés, le cœur en joie. D'une façon ou d'une autre, le blé jaune offrait toujours un spectacle stimulant. Après une longue période d'attente, lorsque la récolte précédente était épuisée et que la nouvelle était encore en herbe, les paysans humaient l'odeur du blé nouveau et dans leur cœur poussait déjà spontanément la barbe des jeunes épis. Ils ne voyaient pas les blés en terre, mais bientôt changés en jeunes pousses, en petits pains cuits à la vapeur, en pâtes ou en nouilles, posés sur la table de chaque foyer, c'étaient leurs trois repas journaliers, c'étaient toutes les occasions pour lesquelles la famille se réunit, en un mot, c'était leur quotidien.
[5]

 

4. Après une série de nouvelles en 2006 et 2007, « L’arc-en-ciel » (《彩虹》), « Une vie à s’aimer » (《相爱的日子》) et « Affaires de famille » (《家事》), en 2010, Bi Feiyu a publié un quatrième roman, « Tuina » (《推拿》) : les personnages sont des aveugles, spécialistes d’une technique de massage particulier de la médecine traditionnelle chinoise à laquelle se réfère le titre, qui vise à traiter la douleur par le massage. Ce n’est plus ici une réflexion sur l’histoire, mais plutôt sur la force des normes sociales, sur les relations humaines et leurs difficultés, une méditation sur la vie et le rêve.

 

L’histoire se passe dans un centre de tuina de Nankin, le centre Sha Zongqi, du nom des deux masseurs aveugles qui l’ont fondé et le gèrent, Sha Fuming (沙复明) et Zhang Zongqi (张宗琪).

 

Tuina《推拿》

 

Arrive dans le centre, pour se faire embaucher, un vieil ami de Sha Fuming, le « docteur » Wang (王大夫), accompagné de l’aveugle, elle aussi masseuse de tuina, qu’il veut épouser, Xiao Kong (小孔). L’histoire est celle des autres aveugles qui travaillent dans le centre, ou plutôt des relations complexes qu’ils entretiennent entre eux, car le centre est aussi le cocon pseudo-familial qui les héberge. C’est un monde où règne une tension latente, mais un monde, aussi, qui vit d’espoir et de rêve. Chacun a le sien.

 

L’un des plus jeunes résidents, Xiao Ma (小马), a une histoire personnelle particulièrement tragique, car il n’est pas aveugle de naissance, mais a perdu la vue à l’âge de neuf ans dans un accident qui a aussi coûté la vie à sa mère. Quand il a finalement perdu tout espoir de guérir, il a sombré dans une dépression chronique, mais il a développé tout un monde intérieur qu’il a substitué à celui qui lui était désormais inaccessible. Pendant un an, après l’accident, il a vécu avec la pendule de la maison dans les bras, en croyant que le temps était un prisonnier enfermé derrière la paroi de verre, puis l’a reposée car il avait tellement bien acquis le rythme du tictac qu’il vivait désormais naturellement à l’intérieur du temps, capable d’en forger mille histoires.

 

Affiche de promotion pour Tuina

 

Il y a aussi la jeune Du Hong (都红) qui avait un don naturel de musicienne, voulait apprendre le chant, mais avait commencé une carrière de pianiste, puis l’avait abandonnée pour ne pas être exhibée comme un animal savant en concert.

 

Il y a Jin Yan (金嫣), qui est venue du Grand Nord, et a fait deux mille kilomètres pour rejoindre Xu Tailai (徐泰来) à Shanghai, un Xu Tailai qu’elle ne connaissait pas mais dont on lui avait raconté l’histoire : un jeune complexé par son très fort accent du Shaanxi qui avait séduit une autre jeune aveugle, complexée, elle, par son accent du Subei ; ils étaient tombés amoureux mais la jeune fille avait été rappelée par son père pour être mariée avec un simple d’esprit… et Xu Tailai s’était évaporé quand Jin Yan est arrivée ; alors elle l’a attendu, cultivant son amour virtuel dans un espace virtuel, jusqu’à ce que Tailai se manifeste…

 

Et puis il y a Sha Fuming, le poète du groupe, capable de réciter des poèmes Tang par cœur et de faire des conférences sur l’inventeur du système braille chinois. Un Sha Fuming studieux, mais à la manière des aveugles, c’est-à-dire sans connaître ni le jour ni la nuit, et se rongeant peu à peu la santé à travailler sans relâche… ce qui entraînera la conclusion dramatique du roman.

 

Ce sont ces portraits par petites touches sensibles qui sont la grande force du roman, avec des développements comme spontanés sur la pensée de chacun, et une ligne narrative que Bi Feiyu en a tirée comme naturellement, comme on déroule un écheveau.

 

« Tuina » a été couronné du prix Mao Dun en 2011. C’est l’une de ses plus belles réussites. Il a été traduit en français par Emmanuelle Péchenart, et la traduction est parue, en 2011 également, aux éditions Philippe Picquier sous le titre « Les aveugles » - ce qui est dans la logique du roman.
 

Ce qui frappe, chez Bi Feiyu, c’est la capacité qu’il a de partir d’une expérience concrète pour déboucher sur un monde au carrefour du réel et de l’imaginaire. C’est là une de ses caractéristiques essentielles : il réussit à rester dans le ton réaliste, tout en déployant toute son imagination, dans la peinture de personnages et de destins particuliers. Il s’en expliqué dans un discours donné en 2006, lors d’un séjour de trois mois à l’université de l’Iowa, dans le cadre de l’International Writing Program de cette université (ma traduction) :

 

« La gloire attachée à la qualité d’artiste réside dans le fait qu’il est capable de dépeindre le monde réel en transcendant la réalité. A cet égard, la fiction n’est pas un « style », ou une approche artistique. C’est avant tout une aptitude à comprendre. C’est une aptitude à comprendre précise, vibrante, époustouflante, poussée par le désir et l’imagination. Née avec des ailes, la fiction est plus spécifique, plus vivante et plus près de la nature que la réalité. Cependant, je dirai que, dans la plupart des cas, un artiste a tendance à commettre une erreur : il fait trop attention aux ailes de la fiction pour remarquer ses deux pieds. Or la fiction est née avec des pieds. Née dans la vie réelle, elle revient en dernier lieu à la réalité, et, ce faisant, transforme nos rêves en vérité. »

 

5. Après « Tuina », Bi Feiyu a publié un nouveau roman en septembre 2013 : « Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu » (《苏北少年“堂吉诃德”》). Bi Feiyu y raconte des souvenirs de son enfance dans le Subei (c’est-à-dire le nord du Jiangsu évoqué par le titre) dans les années 1970. C’est à la fois un témoignage personnel sur la vie dans cette région très pauvre, à la fin de la période maoïste, et un texte cathartique dans lequel Bi Feiyu fait resurgir des fantômes du passé pour s’en libérer.

 

Le livre a été traduit en français et publié en mars 2016 chez Philippe Picquier.

Voir : Sortie chez Philippe Picquier du « Don Quichotte » de Bi Feiyu

 

6. Fin février 2017, il a publié un recueil d’articles intitulé « Fiction Reading », soit « Lire la fiction » (《小说课》) : des articles adaptés de ses cours de littérature donnés

 

Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu

à l’université de Nankin depuis 2013 et initialement publiés dans la revue Zhongshan (《钟山》杂志).

Voir : Un livre de Bi Feiyu pour éclairer nos lectures 

 

L'insigne de chevalier de l'Ordre des

Arts et des Lettres lui a été décerné

 

Le 21 août 2017, l'insigne de chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres lui a été décerné lors d'une cérémonie à la résidence du consul général Axel Cruau à Shanghai, "pour sa contribution extraordinaire à l'amitié et à l'art sino-français".

 

 


 

Traductions en français

 

Aux éditions Actes Sud, traduction Isabelle Rabut :

- De la barbe à papa un jour de pluie, 2004

 

Aux éditions Philippe Picquier :

traduction Claude Payen 

- L'Opéra de la Lune, 2003

- Trois Sœurs, 2004

- Les Triades de Shanghai, 2007

- La Plaine, 2009

traduction Emmanuelle Péchenart

- Les aveugles, 2011

traduction Myriam Kryger

- Don Quichotte sur le Yangtsé, mars 2016.  

 

De la barbe à papa un jour de pluie

 


 

Traductions en anglais de nouvelles et articles critiques

 

Chinese Arts and Letters, Vol. 1 n° 1 (2014.1) – featured author Bi Feiyu
- Traduction en anglais de trois nouvelles, pp. 15-48 :
The Lactating Woman 《哺乳期是女人》, trad. Eric Abramhamsen
My Sister Xiaoqing 《怀念妹妹小青》, trad. Kay McLeod
Love Days 《相爱的日子》, trad. Jesse Field
 
- Articles critiques :
Bi Feiyu’s Voice, by Li Jingze (李敬泽), trad. Jesse Field, pp. 49-53
Restrained but Passionate Narrative: a Study of Bi Feiyu,
  by Shi Zhanjun (施战军), trad.Denis Mair, pp. 69
Observations on Rhetorical Art in Bi Feiyu’s Fiction,
by Wang Binbin (王彬彬), trad. Denis Mair, pp. 70-81.
 
Autres traductions de nouvelles :
- Family Matters《家事》, trad. Popy Toland, Pathlight Spring 2016
- The Deluge 《大雨如注》, trad. Eric Abrahamsen, Pathlight Summer 2013, pp. 74-97.
- The Ancestor 《祖宗》, trad. John Balcom, in: “Chairman Mao would not be amused : fiction from today’s China” Grove Press, ed. by Howard Goldblatt, June 1996, pp. 215-228.
 


 

Bi Feiyu et le cinéma

 

Bi Feiyu est par ailleurs un excellent scénariste et son style visuel et vibrant, tout comme l’émotion qui s’en dégage, fait de ses récits des candidats idéals à l’adaptation au cinéma, au théâtre ou à la télévision.

 

Adaptations au cinéma

 

1995 Shanghai  Triad  《摇啊摇,摇到外婆桥》 réalisé par Zhang Yimou d’après la nouvelle éponyme

Voir chinesemovies (à venir)

2014 Blind Massage《推拿》réalisé par Lou Ye (娄烨) d’après le roman éponyme

Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Lou_Ye_

Blind_Massage.htm

 

Blind Massage (affiche du film de Lou Ye)

 

Adaptations télévisées

 

 Deux adaptations réalisées par Kang Honglei (康洪雷) :

- L’opéra de la lune《青衣》 feuilleton télévisé en 20 épisodes, diffusé en novembre 2003 

A voir sur : http://www.tudou.com/plcover/87kflebYACk/

- See Without Looking, série télévisée en 30 épisodes diffusée en 2012, adaptée de Tuina推拿

 

Adaptation au théâtre

 

Massage, d’après Tuina《推拿》pièce huaju mise en scène par Wang Xiaoying (王晓鹰), représentée en septembre 2013 au Grand Théâtre national de Pékin (国家大剧院), puis en tournée nationale.

 

 

Massage, représentation au Grand Théâtre de Nankin en mai 2014

 

                          


 

A lire en complément

 

L’ancêtre 《祖宗》


 

 


[1] Cité par Noël Dutrait dans son « Petit précis à l’usage de l’amateur de littérature chinoise contemporaine », éditions Ph. Picquier, 2002, p. 89.

[2] Du nom d’une région près de Nankin célèbre pour ses petits galets aux couleurs délicates, comme des fleurs écloses après la pluie. Fondé en 1957, le magazine a pour slogan “短些短些再短些。”(faisons court, court, et encore court). Il est en effet spécialisé dans les nouvelles de moins de 8 000 caractères, les brefs essais et « notes au fil de la plume ».

[3] La nouvelle marque le passage de Bi Feiyu à un style réaliste : le sujet lui a été inspiré par un reportage sur une actrice d’opéra, paru en décembre 1998 dans le Journal du soir du Yangzi (《扬子晚报》).

[4] Texte original en huit chapitres à lire en ligne : https://www.kanunu8.com/book3/7332/index.html

[5] Voir le texte chinois en entier : http://vip.book.sina.com.cn/book/chapter_39512_21228.html

La traduction est de Muriel Finetin. Voir à ce sujet l’intéressant débat sur la traduction de ce passage, et la traduction en général, dans le blog de l’équipe de traduction des littératures d’Extrême Orient de l’université d’Aix en Provence (LEO2T) : http://jelct.blogspot.com/2010/07/linapercu-de-linapercu.html

 

Note complémentaire

Après avoir lu la traduction de Muriel Finetin et l’exercice de traduction comparée ci-dessus, un étudiant chinois en histoire de l’art originaire du Jiangsu, et de la même ville que Bi Feiyu, Zhou Chenkai, apporte un commentaire sur un détail qui semble avoir échappé à tout le monde dans la discussion de ce texte : une erreur sur un caractère dans le texte original.

Le caractère (xiànzi), dit-il, aurait dû être le caractère homophone 粯子, ce dernier caractère étant entendu comme référence à un plat du Jiangsu, « de chez nous », dit-il : le 粯子粥 – par conséquent, il n’est pas question de « jeunes pousses », mais d’une série de plats que les paysans imaginent qu’ils vont pouvoir faire avec leur prochaine récolte, et qui vont leur donner leurs trois repas quotidiens (一日三餐).

Illustrant son propos, Zhou Chenkai cite un duilian du peintre Zheng Banqiao (郑板桥), lui aussi originaire du Jiangsu:

« 瓦壶天水菊花茶,白盐青菜粯子饭 ».

Dans une théière en grès, thé de fleurs de chrysanthèmes à l’eau de pluie,

Gruau d’orge et légumes verts au sel blanc

[Zhou Chenkai, courriel du 24.04.2021]

 

      

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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