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Chi Li 池莉

Présentation

par Brigitte Duzan, 10 janvier 2011, actualisé 10 septembre 2021

 

Chi Li est une romancière populaire et prolifique, qui émerge régulièrement à la une de l’actualité depuis ses premiers pas en littérature au tout début des années 1980. Elle a commencé par écrire de la poésie, mais ce sont ses romans et nouvelles qui ont fait sa notoriété. La plupart ont été des bestsellers, et nombre d’entre eux ont été adaptés à la télévision et au cinéma, ce qui a encore ajouté à leur popularité.

 

Peintre de la réalité sociale [1], mais essentiellement urbaine, elle est une représentante du mouvement dit « néo-réaliste » (新写实小说) qui s’est développé au milieu des années 1980 – quasiment en même temps que le courant de littérature d’avant-garde (先锋文学) - en réaction aux deux principaux courants qui ont marqué le renouveau de la littérature chinoise après la Révolution

 

Chi Li (photo sohu, septembre 2020)

culturelle : la « recherche des racines » (寻根文学) et la « littérature d’introspection » (反思文学).

 

C’est sans doute parce qu’elle s’attache à dépeindre les petites gens, les citadins ordinaires oubliés des manuels d’histoire, en restant au plus près de leurs gestes et soucis quotidiens, qu’elle connaît une telle vogue tant en Chine qu’à l’étranger, et en particulier en France où un dixième titre est venu en 2018 s’ajouter à ceux déjà traduits, et publiés depuis 1998. Chacun de ses romans, chacune de ses nouvelles apporte un témoignage supplémentaire sur les transformations de la société chinoise dans les trente dernières années, formant un kaléidoscope vivant et coloré traduisant la réalité immédiate, hors discours officiel.

 

Malgré ses succès de librairie, Chi Li reste cependant un personnage élusif, qui fuit les célébrations et évite les journalistes. Elle se qualifie elle-même de solitaire (独行侠) [2]. Bien qu’elle ait été présidente de la Fédération des lettres et des arts de Wuhan (武汉市文联主席) pendant dix-sept ans, on n’a connu d’elle pendant longtemps que les bribes de sa vie et de sa carrière qu’elle a bien voulu divulguer. Depuis les années 2010, on dispose il est vrai de beaucoup plus d’interviews, avec plus de détails sur ses années d’enfance et d’adolescence, mais c’est toujours son œuvre, finalement, qui nous en apprend le plus sur elle.

 

Néo-réalisme

 

Chi Li est née le 30 mai 1957 ; ses modèles sont les grands auteurs qui ont émergé en Chine dans les années 1950 et 1960, ceux nés dans les années 1930-1940 dont elle cite le plus souvent comme références Wang Meng, Zhang Xianliang et Liu Xinwu (王蒙、张贤亮、刘心武那一代), mais elle se sent proche aussi de Yan Lianke (阎连科) qui est son cadet d’un an et a vécu à peu près les mêmes vicissitudes, à commencer par la faim. Wang Shuo (王朔) est l’un des rares écrivains dont elle dit qu’il compte parmi ses « copains » (我哥们) et avec lequel elle aime bavarder ; en 1997, il a même pensé adapter une de ses nouvelles au cinéma - « Départ sans perspective de retour » (《一去永不回》) – mais le scénario n’a pas plu à la censure.

 

Chi Li est née en outre dans le district de Xiantao, dans le Hubei (湖北仙桃), à une soixantaine de kilomètres de Wuhan (武汉) – Wuhan qui, depuis plus de vingt ans, constitue la toile de fond de la plupart de ses récits, ou plutôt en est un « personnage important », comme elle l’a dit elle-même. Et si ses personnages sont essentiellement des citoyens ordinaires de Wuhan, c’est qu’elle trouve qu’ils représentent bien la majorité des Chinois ordinaires.  

 

Ses parents, par ailleurs, étaient une anomalie dans la Chine d’alors, une famille en rupture avec les conventions : son père était un paysan pauvre, sa mère venait d’une famille de propriétaires terriens. Il était rare à l’époque que des époux soient de milieux sociaux aussi différents ; Chi Li y voit une source du regard nouveau qu’elle a posé très tôt sur la société autour d’elle.

 

Elle a toujours eu une passion pour la lecture, et la littérature. Elle a raconté – et c’est l’un des rares souvenirs d’enfance que l’on connaît d’elle – qu’elle allait souvent chez sa grand-mère maternelle pendant les vacances d’été, quand elle était petite ; elle s’y cachait dans une mansarde pour lire tous les livres qu’elle pouvait trouver ; on la prit ainsi un jour à lire « Le rêve dans le pavillon rouge », au grand dam de la maisonnée, qui surveilla ensuite sérieusement ses lectures.

 

Poésie, enseignement et médecine

 

Quand éclate la Révolution culturelle, elle a dix ans, et les origines de classe de sa mère valent bien des ennuis à la famille. La maison est saccagée par les Gardes rouges. Elle a commencé à écrire des poèmes qu’elle a cachés dans une petite boîte en bois ; elle est dénoncée par des camarades de classe, obligée de rester debout, tête baissée, pendant qu’on lui jette de l’encre. Elle meurt de peur et n’en dort pas la nuit. Elle mettra longtemps à surmonter la peur comme elle l’écrit dans la postface de son premier recueil de poèmes, en 2016.

 

En 1974, à la fin de ses études secondaires, elle est « envoyée à la campagne ». Elle enseigne pendant deux ans dans une petite école de la brigade à laquelle elle est affectée ; fini la peur : les parents lui font confiance, les enfants l’admirent. Elle leur apprend à se laver les dents, elle apprend à cultiver la terre. Elle écrit à ses moments de loisir. L’un des souvenirs qui l’ont marquée : un élève du secondaire ayant été admis dans une bonne université, pauvre et terriblement complexé, il a été incapable de s’adapter à sa nouvelle vie universitaire et urbaine, il est devenu fou et en est mort.

 

Elle étudie ensuite la médecine dans un institut médical de l’industrie métallurgique, devenu aujourd’hui la faculté de médecine de l’université des sciences et de la technologie de Wuhan (武汉科技大学医学院). Diplômée en 1979, elle travaille trois ans dans un centre médical de prévention des maladies des professions de la métallurgie.

 

 

La faculté de médecine

 

 

Débuts d’ écrivain, première nouvelle

 

Les poèmes qu’elle écrivait alors qu’elle était élève dans le secondaire, dès l’âge de quinze ans, se retrouvaient régulièrement collés sur le tableau d’affichage du mur de l’école (学校的墙报上), et même sur ceux d’autres écoles. Elle publie les premiers en 1979, dans la revue « Lettres et arts de Wugang » (《武钢文艺》).

 

C’est ensuite en 1982, à l’âge de vingt-cinq ans, qu’elle publie sa première nouvelle, « La lune est bien » (《月儿好》), dans la revue de l’Union des écrivains de la ville de Wuhan, L’herbe parfumée (《芳草》). La nouvelle connaît un succès immédiat : elle est aussitôt publiée dans différentes revues littéraires nationales.

 

Chi Li n’avait cependant qu’une éducation limitée au secondaire. En 1983, elle passe donc le concours d’entrée à l’université de Wuhan réservé aux adultes, et suit les

 

« L’herbe parfumée » (《芳草》)

cours de langue et littérature chinoises. Elle en sort diplômée en 1987 et devient alors rédactrice de la revue L’herbe parfumée. 

 

Naissance du néo-réalisme

 

Triste vie《烦恼人生》

 

C’est alors, en 1987, qu’elle publie sa nouvelle « moyenne » (中篇小说) « Triste vie » (Fannao rensheng《烦恼人生》) [3], dans la revue Littérature de Shanghai (《上海文学》). C’est un récit de style quasiment documentaire sur la vie quotidienne d’un employé ordinaire, entre les problèmes à l’usine, la garde de son fils, les queues innombrables, en particulier pour les toilettes publiques (on est au milieu des années 1980), et la monotonie de la vie familiale à laquelle il est pourtant profondément attaché, comme à une bouée de sauvetage. La nouvelle tranchait avec le réalisme socialiste : les ouvriers n’avaient plus rien d’héroïque, ils étaient condamnés à des petites vies misérables et insignifiantes, sans grand espoir de s’en sortir, le tout conté d’une plume délicate, avec une émotion discrète, en particulier dans la peinture des relations entre le père et son fils.

 

Le rédacteur en chef de Littérature de Shanghai, Zhou Jieren (周介人), écrit en exergue de la nouvelle : « Un nouveau concept est né – le néo-réalisme en littérature. » (一个主义开始了——新写实。 ) D’autres revues lui emboîtent

le pas, comme le Guangming Daily (《光明日报》), et même le Quotidien du peuple (《人民日报》). Chi Li est sacrée écrivaine représentative de ce nouveau courant littéraire : le néo-réalisme (“新写实”).

 

Trilogie de la vie

  

« Triste vie » est considéré comme le premier volet d’une trilogie – la trilogie de la vie ( 人生三部曲) - dont les deux autres sont « Ne parlons pas d’amour » (《不谈爱情》) et « Soleil levant » (《太阳出世》).

 

Le deuxième volet, « Ne parlons pas d’amour », est diabolique. Chi Li décrit deux jeunes époux qui viennent de milieux sociaux très différents (comme ses parents) et dont le mariage est en train de partir à vau l’eau après les premiers moments d’idylle. Mais le mari a la perspective d’obtenir une mutation à l’étranger, et les deux s’unissent donc pour tenter d’évincer les autres candidats potentiels. Il n’est pas question d’amour, mais d’ambition, de snobisme de classe et de compromission. Un tableau grinçant de la société ‘moderne’, chinoise entre autres.

 

Le troisième volet, « Soleil levant », raconte l’histoire d’un couple qui doit partir en voyage de noces après un mariage passablement mouvementé ; or, en attendant l’avion à l’aéroport, ils apprennent à leur grande stupéfaction que la jeune mariée est enceinte, d’où une revue des difficultés qui les attendent : possibilité d’un avortement, démarches administratives pour obtenir l’autorisation de naissance, et le certificat d’enfant unique, réactions des grands parents, etc…  La satire est ironique : Chi Li brosse le tableau des premières années de l’ère post-maoïste, entre incitation à s’enrichir et découverte des joies de la consommation.

 

Ces deux volets de la trilogie ont été adaptés en série télévisée sous le titre « Ne parlons pas d’amour ». Le scénario mêle astucieusement les deux nouvelles pour raconter l’histoire de deux familles réagissant de façon totalement différentes à l’amour de leurs enfants.

 

Néo-réalisme et nouvel historicisme

 

Ne parlons pas d’amour《不谈爱情》

 

Soleil levant《太阳出世》

 

Les autres nouvelles et romans de Chi Li complètent ce tableau, par touches successives. Elle y dépeint aussi, pour la plupart, les vies de jeunes gens confrontés, dans le contexte d’une grande ville industrielle moderne dont Wuhan est le modèle idéal, aux problèmes du quotidien : travail, logement, mariage, éducation des enfants… Chi Li en dresse un tableau vivant et naturel, sans jargon superflu, à partir de cas individuels, et surtout de portraits féminins, « un ensemble de fictions empreintes d’une compassion discrète vis-à-vis des conditions de vie dégradées chez des habitants modestes » [4].

 

Mais elle ne se borne pas à raconter, avec un superbe sens de l’observation ; elle approfondit les caractères de ses personnages jusqu’à dépasser les cas individuels et faire ressortir l’essence même de la nature humaine, et, en même temps, tous ces tableaux mis bout à bout dressent celui d’une époque, celle de l’ouverture et de la course à la croissance économique.

 

Tu es une rivière《你是一条河》

 

En ce sens, on a rapproché ces récits du nouvel historicisme, qui s’est développé, justement, à partir des années 1980 [5], et que certains critiques ont évoqué à partir de la nouvelle parue fin 1990 : « Tu es une rivière » (《你是一条河》). Chi Li y conte l’histoire, à la fois cruelle et ironique, d’une femme qui devient veuve à trente ans, avec sept enfants, et bientôt un huitième. Le récit se situe en 1964, période difficile en Chine, au sortir de la grande famine et des problèmes économiques consécutifs au Grand Bond en avant, et se déroule sur vingt cinq ans.

 

A travers le prisme des rapports entre la mère et les enfants, Chi Li dresse l’histoire de ce quart de siècle tumultueux qui a vu successivement la Révolution culturelle et une fantastique période d’ouverture, jusqu’à la nouvelle glaciation du pouvoir en 1989. En analysant les comportements de chacun face aux événements,

Chi Li réussit à relier la petite et la grande histoire, tout en soulevant des questions universelles, sur l’amour maternel en particulier [6].

 

Les textes sont le plus souvent relativement courts, mordants et parfois ironiques, mais avec une tendance, à déborder sur des formes un peu plus longues, dans des romans comme « Va et vient » (《来来往往》) paru en 1998 ou « Bonjour, mademoiselle »  (《小姐,你早》) paru en 1999, qui ont tous deux été adaptés en feuilletons télévisés. C’est d’ailleurs un trait caractéristique de la popularité de Chi Li : beaucoup de ses récits ont été adaptés à la télévision, et avec succès [7].

 

Bonjour, mademoiselle 《小姐,你早》

 

Le Show de la vie 《生活秀》

 

C’est aussi le cas de son roman « Le show de la vie » (《生活秀》), initialement publié en 2002, qui a donné lieu non seulement à une série télévisée, mais aussi à une adaptation cinématographique.

 

Chi Li continue, malgré son succès, à mener une vie paisible, entre sa fille, son chien et la musique. A la faveur des médias elle préfère la proximité des lecteurs, qui se confondent finalement avec ses personnages. C’est l’existence qui lui permet de rester au contact de la réalité autour d’elle, réalité humaine qui nourrit son œuvre.

 

Au-delà des -ismes

 

À l’automne 2014, Chi Li a participé au programme international d’écriture (International Writing Program) de l’université de l’Iowa.

 

En mai 2019, elle a encore publié un nouveau roman paru avec un double titre chinois-anglais : « Time Warp » (大树小虫). Il ne s’agit plus de la peinture incisive de

 

Time Warp 《大树小虫》, 2019

la vie d’une femme ou de vies ordinaires de petites gens, mais d’une histoire apparemment plus classique : celle de deux jeunes, Zhong Xintao (钟鑫涛) et Yu Siyu (俞思语), dont le mariage va unir les deux familles et en perpétuer un destin déjà centenaire, sur trois générations (两个人的结合,两个家族的联姻,延展出三代人近百年的跌宕命运。), comme un long fleuve. 

 

La poésie comme nécessité vitale

 

Auparavant, en juillet 2016, Chi Li avait publié un recueil de poésie : « 69 poèmes de Chi Li » (《池莉诗集·69). Il s’agit d’une sélection de poèmes écrits au cours des vingt dernières années, et même plus, où elle exprime ses douleurs et ses émotions les plus secrètes, et dont se dégage une sorte de paisible sagesse [8]. Elle a complété le recueil par une postface datée d’avril 2016 : « Brève histoire de mon écriture de poésie » (后记 : 我的写诗简史) [9].

 

C’est son premier recueil de poésie jamais publié. Pourtant, elle a dit à ce propos l’importance qu’a la poésie pour elle :

                诗歌就像水和空气,对于我来说非同小可。

                La poésie est pour moi comme l’air et

                comme l’eau : quelque chose d’essentiel.

 

Mais la poésie est aussi pour elle une longue histoire douloureuse qui est justement le sujet de sa postface. Ses premiers poèmes, écrits à dix ans et conservés dans

 

69 poèmes de Chi Li《池莉诗集·69》, 2016

une petite boîte en bois, lui valent les pires ennuis. À quinze ans, cependant, elle est reconnue pour ses qualités d’écriture et protégée par ses professeurs, mais elle fait très attention.

 

La fin de la Révolution culturelle marque le début d’une nouvelle ère en littérature, comme une éruption volcanique, dit-elle dans la postface à son recueil de poèmes. Ses poèmes écrits entre les âges de 20 et 23 ans expriment ses blessures cachées, comme toute sa génération. Cependant, l’un d’eux, « Le Chant de Lei Feng » (《雷锋之歌》), est récité en public par un camarade et entre au répertoire de l’Équipe de propagande de la pensée de Mao Zedong (红小兵毛泽东思想宣传队). Un rédacteur d’une revue littéraire qui était présent à la performance publie le poème qui l’a touché. C’est le début d’une série de publications de poèmes. Elle a dit avec une pointe d’humour : « c’est mon poème le plus superficiel et le plus prétentieux qui a lancé ma carrière d’écrivaine » (由自己一首最浅薄最装腔作势的诗,我走进了写作生涯。)

 

Après ces premiers succès, elle entre à l’université de Wuhan, mais continue d’écrire des poèmes, poèmes d’amour qui lui valent de nouveaux déboires et de nouvelles humiliations : les poèmes sont volés, diffusés, et elle est traînée en justice, l’ami coupable est condamné à une peine de prison. Après cela, une nuit, elle brûle ses poèmes et cesse d’en écrire pour se consacrer uniquement à la fiction. Elle continue en fait d’en écrire, mais en secret, pour répondre à un besoin intime. Mais elle brûle ses poèmes pour la deuxième fois, pour sceller son divorce, après seize ans de mariage.

 

Des amis l’encouragent pourtant à recommencer à en écrire. Mais c’est lors de sa résidence à l’université de l’Iowa, dans le cadre du programme international d’écriture de cette université, d’août à novembre 2014, qu’elle a ressenti de nouveau le désir irrépressible d’écrire de la poésie, pour traduire les couleurs de l’automne sur le bleu du ciel, avec des nuages si blancs, un air si pur… De retour en Chine, en 2015, elle a fait une sélection, l’a présentée à l’éditeur de Shanghai Purui Culture (上海浦睿文化), et c’est ainsi qu’est né le recueil sorti en 2016, comme une sorte de  processus cathartique marquant la fin de la peur, peur des autres et peur d’une nouvelle humiliation.  

 

La paix descend, enfin (平和降临,终于), dit-elle à la fin de sa postface, comme on parle de la paix du soir.

    

C’est en fait un retour aux sources. Quand elle a commencé à écrire ses premières nouvelles, après la Révolution culturelle, son style s’est affiné sous une double influence : celle de la poésie et celle de la littérature d’avant-garde.

 

Un style à la croisée de la poésie et de la littérature d’avant-garde

 

Le néoréalisme correspond à une réaction à la fois contre le réalisme socialiste devenu un boulet à traîner et contre la littérature d’avant-garde qui s’est développée dans la deuxième moitié des années 1980. C’est quand celle-ci a périclité que le néoréalisme a pris son essor, comme mouvement, en outre, correspondant aux rapides changements sociaux des années 1980, puis 1990. Fini les héros, fini aussi la campagne, il s’agissait désormais de représenter les petits citadins (xiao shimin 小市民) comme ceux, justement, des récits de Chi Li, dans une sorte de mimétisme de la vie réelle.

 

Chi Li avec son chien

 

C’est avec la nouvelle Fannao rensheng (en français Triste vie) en 1987 que Chi Li se pose en écrivain majeur de la réalité urbaine. L’apogée se situe à la fin des années 1990, avec la publication de la nouvelle moyenne (ou novella) « Va et vient » (《来来往往》) et son adaptation très populaire en série télévisée. C’est un tournant dans son écriture où elle passe du district de Mianshui (绵水) à la ville de Wuhan comme cadre de ses récits, district de Mianshui que la critique littéraire Dai Jinhua (戴锦华) a comparé au “Yoknapatawpha County” de William Faulkner.

 

Néo-réalisme et avant-gardisme étaient en fait parallèles, à l’origine ; c’était une question de rapport à la réalité, appréhendée de manière différente, mais avec une incidence directe sur le style. Dans un cas, le réel est illusoire et absurde ; dans l’autre, il est trivial, mais cette

trivialité, pour ne pas devenir vulgaire, passe par la recherche de style. Chez Chi Li, il est épuré, concis, sans l’ombre (au moins apparente) de sentiment.  

 

Ce style n’est évidemment pas apprécié par tout le monde. Si ses lecteurs, dans le grand public, adorent ses histoires, certains critiques lui reprochent un excès de banalité, reproches synthétisés par Gong Haomin [10] en trois groupes de quatre caractères   

零度情感, 世俗人生, 琐细笔法

língdù qínggǎn, shìsú rénshēng, suǒxì bǐfǎ

                zéro émotion, vie banale, narration triviale

 

C’est Dai Jinhua (戴锦华) qui a écrit les analyses les plus profondes sur Chi Li, en particulier dans un livre de 1995, « Rompre l’encerclement de la ville-miroir » ( jìngchéng tūwéi 《镜城突围》). Elle ne considère pas du tout comme un défaut le manque de transcendance (超越型) qu’on a reproché aux récits de Chi Li ; au contraire, elle voit dans cette non-transcendance, dans cette peinture de la vie quotidienne au ras du sol, une qualité de nature « sacrée » (神圣).

 

Jìngchéng tūwéi 《镜城突围》, Dai Jinhua 1995

 


 

Traductions en français [11] 

 

Dix titres parus chez Actes Sud 

 

- Triste vie (《烦恼人生》1987), trad. Shao Baoqing, novembre 1998.

- Pour qui te prends-tu ? (《你以为你是谁》1995), novembre 2000.

Néo-réaliste, mais dans le registre ironique.

- Trouée dans les nuages (云破处1997), trad. Isabelle Rabut et Shao Baoqing, octobre 2001.

Quand un couple revient sur son passé…

- Préméditation (预谋杀人1993), trad. Angel Pino et Shao Baoqing, novembre 2002.

L’histoire d’une vengeance rêvée par un paysan pauvre malchanceux en amour contre son rival, un propriétaire foncier. Où la grande histoire est revue au prisme des passions individuelles.

- Tu es une rivière (《你是一条河》1995), trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, mars 2004.

Vingt-cinq ans d’histoire chinoise vus à travers les tribulations d’une jeune veuve et de ses huit enfants.

- Soleil levant (太阳出世1990), trad. Angel Pino, mai 2005.

Après une cérémonie de mariage mouvementée, un jeune couple a une surprise de taille alors qu’ils partent en voyage de noce.

Les mille et un tracas d’une vie d’ouvrier, dans la Chine post-maoïste.

- Un homme bien sous tous rapports (《有了快感你就喊》2003), trad. Hervé Denès, août 2006.

Emouvant portrait d’un homme blessé.

(les connotations sexuelles du titre - en anglais ‘yell if you feel high’ - ont largement contribué à la notoriété du livre, mais il s’agit en fait d’une référence à un logo des GI américains pour se donner du courage, a expliqué Chi Li, la phrase était imprimée sur leurs boîtes d’allumettes.

- Les sentinelles des blés (《看麦娘》2001), trad. Angel Pino et Shao Baoqing, octobre 2008.

L’histoire de Mingli, mère adoptive de la fille de son amie d'enfance devenue folle après avoir été abandonnée       

- Le show de la vie (《生活秀》2000), trad. Hervé Denès, janvier 2011

- Une ville à soi (《她的城》2000)*, trad. Hang Ling et Vanessa Teilhet, novembre 2018.

Une veuve qui tient une échoppe de cirage de chaussures, une voisine qui vient s’y réfugier pour fuir son mari ou le reconquérir, et la formidable belle-mère de la première, un trio de wuhanaises choc.

 

Un recueil de nouvelles

- Les tribulations de la vie, trois nouvelles « moyennes » et une nouvelle courte, avec préface de l’auteure, éd. Littérature chinoise, coll. Panda, 1996

(Les tribulations de la vie 《烦恼人生》/ Sans parler d’amour 《不谈爱情》/ Le lever du soleil 太阳出世/ Canicule ou pas, il faut bien vivre 热也好冷也好活着就好.

[cette dernière nouvelle est intéressante pour son style, en particulier : elle est construite sur la base de dialogues [12] ]

 


 

Quelques nouvelles traduites en anglais :

 

- Willow Waist 《细腰》, tr. Scott W. Galer, in Chairman Mao Would Not Be Amused, Fiction from Today’s China, ed. by Howard Goldblatt, Grove   Press, 1996, pp. 262-268.

- “Trials and Tribulations” 《来来往往》, tr. Stephen Fleming, Chinese Literature Winter 1988, pp. 112-60.

- “Fine Moon” 《月儿好》, tr. Wang Ying. Chinese Literature Autumn 1991, pp.121-29.

- Apart from Love 《不谈爱情》,  Panda Books, 1994.

- “Hot or Cold–Life’s Okay”, tr. Michael Cody, in Dragonflies: Fiction by Chinese Women in the Twentieth Century (East Asia Series 115), Shu-ning Sciban and Fred Edwards eds,  Cornell University (Ithaca: East Asia Program), 2003, pp. 174-86.

 


 

A lire en complément :

« Le show de la vie »  » (《生活秀》), analyse comparée de la nouvelle et du film

La nouvelle « Une taille de guêpe » 《细腰》, texte original et traduction par Brigitte Duzan 

Le compte rendu de la séance du Club de lecture consacrée à Chi Li

 

 

 


[1] Comme l’a définie Noël Dutrait dans son « Petit précis à l’usage de l’amateur de littérature chinoise » (p. 95)

[2] « J’ai toujours été solitaire » (我从来都是独行侠),tel est le titre d’un long article sur elle et son œuvre publié par le Renwu zhoukan (《人物周刊》) en 2018 : https://www.nfpeople.com/article/5928

L’article se termine par une interview où Chi Li se montre étonnamment critique vis-à-vis de la société et du gouvernement, et qui incite donc à lire ses récits en évitant de rester à la superficie de la narration.

[3] Selon la traduction française, voir ci-dessous Traductions en français.

[4] Zhang Yinde, Histoire de la littérature chinoise, Ellipses 2004, p. 93.

[5] Le nouvel historicisme s’est développé à partir de la position développée par Hegel qui affirme que toute activité humaine (la science, les arts et la littérature, la philosophie, …) est définie par son histoire, et ce en un processus dialectique selon lequel toute nouvelle tendance vient en réaction à celle qui la précède, mais bâtit sur ces bases. Le mouvement a pris un essor rapide avec Fernand Braudel et l’école des Annales : le rôle de l’historien n’est plus d’écrire des histoires abstraites et désincarnées, mais de plonger dans le présent, dans ses formes les plus contingentes, pour faire revivre le passé, voire l’expliquer…

[6] Voir aussi « Préméditation » (预谋杀人).

[7] Séries télévisées diffusées sur CCTV :

Comes and goes (《来来往往》) : série en 18 épisodes diffusée en 1998.

Don’t talk about love (《不谈爱情》) : série en 22 épisodes diffusée en 2006.

https://www.bilibili.com/bangumi/play/ss21404

Good morning, lady (《小姐,你早》): série en 20 épisodes diffusée en 2000.

Shout if you’re happy (《幸福来了你就喊》): série en 22 épisodes diffusée en 2006.

[10] Dans son étude de l’œuvre de Chi Li : Constructing a Neorealist Reality : Petty Urbanites, Mundaneness and Chi Li’s Fiction, Modern Chinese Literature and Culture 7.1.2010,  pp. 59-95.

[11] La plupart des textes originaux, en chinois, sont en ligne : https://www.kanunu8.com/files/writer/498.html

 

 

 

     

 



 

 

 

     

 

 

 

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