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Lu Wenfu 陆文夫

1928-2005

Présentation

par Brigitte Duzan, 12 janvier 2015, actualisé 2 décembre 2025

    

 

Lu Wenfu

 

 

Il est des écrivains qui ont le malheur de rencontrer tellement de succès avec l’une de leurs œuvres que le reste tombe dans l’indifférence et l’oubli. C’est le cas de Lu Wenfu, à jamais identifié comme l’auteur quasiment exclusif de « Vie et passion d’un gastronome chinois » (美食家), avec des commentaires critiques généralement orientés vers la gastronomie et bien peu vers l’auteur [1].

 

Or cette histoire de gastronome est le reflet et le symbole d’une existence entièrement tournée vers la défense d’une culture raffinée et d’une tradition de lettrés mises à mal par les dérives de la période maoïste. L’œuvre de Lu Wenfu est à découvrir avec sa vie.

 

§  Adolescent à Suzhou

 

Lu Wenfu (陆文夫) n’est pas né à Suzhou, mais c’est la ville où il a grandi, celle dont il a été chassé et où il est revenu pour ne plus en partir, et qu’il aimait tellement qu’il a écrit toute son œuvre pour en dire le raffinement et en défendre la culture.

 

Enfance au nord du Yangzi

 

Il est né, en mars 1928, dans un village du district de Taixing, dans la province côtière du Jiangsu (江苏泰兴), au nord du Yangzi et y a vécu une enfance paisible et sans histoire.

 

A l’âge de six ans, il entre dans une école traditionnelle, où il montre une telle passion pour la lecture que le maître d’école lui donne le nom prémonitoire de Wenfu 文夫 : le maître des lettres. Le même maître d’école se prosternait devant la tablette qui portait le nom de Confucius, mais les écrits de cet autre maître n’excitaient guère l’imagination du jeune Wenfu.

 

Il était bien plus attiré par le fleuve, qui coulait à deux cents mètres de la maison familiale et qu’il restait de longs moments à contempler, en regardant passer les bateaux qui disparaissaient à l’horizon, mais c’était un horizon vide :

« Quand on regardait à l’est, l’eau du fleuve faisait corps avec le ciel. Il en était de même quand on regardait à l’ouest : rien qu’un espace vaste et désert…. Pas d’élan pour mon imagination. »[2]

 

C’est la littérature qui lui fournit cet élan. Or, beaucoup des écrits qu’il lit parlent de Nankin, de Shanghai, et de Suzhou. Si les deux premières villes semblaient inaccessibles, Suzhou ne l’était pas car il y avait une tante.

 

Etudiant à Suzhou et Yancheng

 

Et le voilà, en longue robe bleue, débarquant à Suzhou à seize ans, à la fin du printemps 1944. La découverte de la ville est un éblouissement pour l’adolescent : elle dépassait, justement, son imagination. C’est le coup de foudre. Il fait trois ans d’étude au collège, dans une ville qui lui semble sortie tout droit de ses livres de poésie.

 

En même temps, il se rend compte que la ville est comme un lac cachant un fond boueux sous ses eaux claires. Le Guomingdang est à l’apogée de son pouvoir, un pouvoir rongé par la corruption. La beauté de Suzhou, dit Lu Wenfu, ne cachait plus les misères du peuple : si la ville avait toujours autant de belles femmes, quand elles sortaient en pousse-pousse, ceux-ci étaient tirés par des vieillards maigres, à bout de souffle…  déjà se profile son sens de l’observation de la réalité urbaine.

 

En attendant, il termine ses études secondaires, et il est admis dans deux universités de Shanghai, mais, sa famille ne pouvant payer les frais d’étude, il part dans la zone libérée du Subei (苏北解放区), au nord du Jiangsu, étudier le marxisme à l’université Huazhong de la ville de Yancheng (盐城华中大学).

 

A la fin de son cursus à l’université, il rejoint la zone des combats. Mais c’est le moment où les forces du Guomingdang sont écrasées lors de la campagne décisive de Huaihai (淮海战役), début janvier 1949, permettant aux troupes communistes de progresser vers le sud. Lu Wenfu n’a pas à combattre.

 

Il revient avec l’armée à Suzhou, qui est « libérée » le 27 avril 1949.

 

§  Ecrivain et travailleur : première période

 

Lu Wenfu commence alors une carrière de journaliste, au Nouveau Quotidien de Suzhou (《新苏州报》) où il va travailler huit ans, jusqu’en 1957. En même temps, la rédaction d’articles d’information ne le satisfait pas, il brûle d’écrire des histoires… Alors, à l’âge de 25 ans, il commence à écrire.

 

Premières nouvelles remarquées

 

En travaillant du matin au soir, il met un mois à terminer son premier récit qu’il termine en mai 1953 et envoie au Journal des lettres et des arts (《文艺报》) de Shanghai dont le rédacteur en chef était Ba Jin (巴金: « Un joueur invétéré » (dǔguǐ 赌鬼). On lui répond que ce n’est pas publiable, mais qu’il a du talent et qu’il doit continuer. Ce qu’il fait, ravi. Et son récit suivant - « Honneur » (《荣誉) -  est publié en février 1955 dans ce même journal.

 

Favorablement accueillie, cette nouvelle est aussitôt suivie d’une deuxième, « Seconde rencontre avec Maître Zhou Tai » (《二遇周泰》), publiée dans la revue Littérature du Peuple (《人民文学》). Les deux courts récits dépeignent les bouleversements sociaux intervenus dans la nouvelle République populaire. Son début de notoriété vaut à Lu Wenfu de participer au 1er Congrès national des jeunes écrivains, à Pékin, où il fait connaissance de nombreux autres jeunes auteurs qui, comme lui, ont débuté au début des années 1950.

 

Au retour, en octobre 1956, il publie – dans la revue Mengya (《萌芽》) -  une troisième nouvelle très originale, qui tranche sur les publications de l’époque : « Au fond de la ruelle »  (《小巷深处》). A une époque où tout le monde parlait de guerre, de héros, de production et de travailleurs modèles, Lu Wenfu, lui, conte avec beaucoup d’humanité l’histoire d’une ancienne prostituée, Xu Wenxia (徐文霞), et son parcours plein d’embûches dans la Chine nouvelle [3].

 

 

Au fond d’une ruelle (éd. originale)

 

 

 

Au fond d’une ruelle,

illustration Littérature chinoise

3ème trimestre 1986

 

 

L’aventure avortée des « Explorateurs »

 

Au printemps 1957, il est convié à participer, à Nankin, à un groupe de travail créé par la Fédération des gens de lettres du Jiangsu (江苏省文联从事专业创作). Il y rencontre d’autres jeunes écrivains avec lesquels ils partagent les idées, dont Gao Xiaosheng (高晓声), Chen Chunnian (陈椿年), Fang Zhi (方之), Ye Zhicheng (叶至诚). Ils s’accordent pour penser qu’il faut changer les modes de création, que les descriptions des campagnes politiques doivent faire place à des préoccupations plus centrées sur l’homme, que la lutte des classes a déjà détruit trop d’existences, et qu’il faut en revenir à des relations humaines plus normales.

 

Pour développer ces idées hardies, nées dans l’enthousiasme des Cent fleurs, les faire connaître et les diffuser, ils constituent un groupe qu’ils nomment « Les explorateurs » (《探求者》), doté d’un journal du même nom.  Mal leur en prend. Ils n’ont pas terminé le premier numéro qu’est lancé le mouvement anti-droitiers. Ils sont taxés de groupuscule anti-Parti (“反党集团”), et condamnés : Gao Xiaosheng et Chen Chunnian à travailler la terre, Fang Zhi et Ye Zhicheng à forger de l’acier ; quant à Lu Wenfu, il est affecté à une usine de machines-outils où il débute comme apprenti. 

  

Courte embellie au début des années 1960

 

Lu Wenfu apprend le métier de tourneur et travaille deux ans dans l’usine en développant des relations amicales avec les ouvriers. Il est nommé trois fois travailleur d’avant-garde, avec des nuances dans l’avant-garde, ce qui lui vaut des récompenses : un maillot, un caleçon, une cuvette....[4]

 

C’est la pire période du Grand Bond en avant, qui prend fin à l’été 1960 avec les premières mesures de réajustement économique. Les milieux littéraires et artistiques renaissent en même temps. Lu Wenfu devient écrivain professionnel, à Nankin. Mais il est sur ses gardes : une chute dans le fossé, dit-il, ça donne à réfléchir (吃一堑,长一智). Alors il dépeint sagement l’expérience qu’il a vécue au cours des deux années précédentes : les ouvriers, le travail à l’usine…

 

Mais, en 1964, c’est le retour des tensions politiques, en particulier dans les cercles littéraires et artistiques. L’association des écrivains convoque une réunion à Pékin pour discuter de la manière d’écrire et diffuser la tension ; Mao Dun (茅盾) défend Lu Wenfu, qui reçoit par ailleurs des éloges dans la presse. Mais la machine est en route. Les milieux littéraires sont soupçonnés de révisionnisme. Lu Wenfu est l’objet pendant six mois de virulentes attaques pour ses antécédents antiparti, dans l’affaire des Explorateurs, et pour sa défense de « l’humanisme » bourgeois en lieu et place de la lutte des classes.

 

A l’été 1965, il est rayé des cadres du monde littéraire, et renvoyé à Suzhou travailler comme mécanicien dans une filature. Il ne lit plus, n’écrit plus, et passe ses dimanches à boire. C’étaient les prémices de la Révolution culturelle.

 

Dix ans dans le Subei

 

Dès les débuts de la Révolution culturelle, la famille est la cible des Gardes rouges : leurs biens sont confisqués, Lu Wenfu est l’objet de séances de « lutte », il est promené dans les rues un panneau sur la poitrine.

 

A la fin de 1969, avec sa femme et ses deux filles, il est expédié sur une plage au bord de la mer Jaune, dans ce Subei terrible, pauvre et froid, au nord de la province, qu’on appelait la Sibérie du Jiangsu. C’est un exil de neuf ans, passé à travailler des petits lopins de terre, à discuter avec les amis exilés au même endroit, et à réfléchir.

 

 

Lu Wenfu avec son épouse

 

 

Le jour où il apprend la chute de la Bande des Quatre, il s’enivre pendant trois jours, avant de se remettre à écrire.

 

§  Ecrivain de Suzhou : deuxième période

 

De retour à Suzhou, en novembre 1978, il a cinquante ans, et cela en fait treize qu’il n’a rien écrit. Alors il écrit, à tort et à travers, dit-il, pour faire remonter les souvenirs, retrouver les caractères enfuis et affronter le défi de la page blanche. Il écrit des essais, et même des pièces de théâtre…

 

Renaissance

 

Pendant ce temps, la presse aussi renaît de ses cendres, le journal Littérature du Peuple (《人民文学》) en particulier. Quelques vieux rédacteurs reprennent le flambeau, et cherchent des textes, des auteurs. En novembre 1977, c’est dans ce journal qu’est publiée la nouvelle de  Liu Xinwu (刘心武)  « Le professeur principal » (班主任) qui donne le ton.

 

Lu Wenfu y publie le premier texte qui signe sa propre renaissance littéraire, « Dévotion » (《献身》), en 1978, en hommage aux intellectuels qui se sont dédiés corps et âmes à la révolution. C’est ensuite dans Zhongshan (《钟山》), début 1979, qu’il publie « Cui Dacheng » (《崔大成小记》) : une réflexion sur les rumeurs et fausses accusations qui détruisent une existence. La nouvelle est suivie, en juin, d’une seconde sur un thème proche, « Tribunal spécial » (《特别法庭》), publiée dans Littérature de Shanghai (《上海文学》).

 

L’atmosphère ne se réchauffe vraiment qu’après le 4ème Congrès de la Fédération nationale des travailleurs des lettres et des arts qui se tient à Pékin du 30 octobre au 15 novembre 1979 et dont l’un des résultats est d’abandonner le vieux slogan « la littérature au service de la politique » [5].

 

A partir de là, en 1980, Lu Wenfu aborde une phase de réflexion, sur l’histoire et sur la culture, ou sur l’histoire vue par le biais de la culture.

 

Réflexion sur l’histoire

 

Cette réflexion l’amène à considérer l’histoire non sous l’aspect politique, au niveau des hautes sphères du pouvoir, mais sous l’aspect quotidien, au niveau des répercussions de cette politique sur le peuple et la culture populaire.

 

 

Voyage à Guilin en 1983

 

 

En 1985, il conclut l’un de ses essais en disant que, chaque fois qu’il va à Pékin pour assister à une réunion ou recevoir une récompense, il se sent envahi de tristesse en songeant aux amis qui n’y sont pas, soit parce qu’ils sont morts, soit parce qu’ils ont cessé d’écrire ; en conséquence, dit-il, il a le sentiment d’avoir une responsabilité historique, celle de décrire les changements sociaux et la réalité humaine.

 

Bien sûr, son chef d’œuvre en la matière est la célèbre novella de 1983, « Un Gastronome » (《美食家》), mais il ne faut pas oublier les autres récits de la même époque, qui participent de la même observation critique de la société.

 

1980 : Une ancienne famille de colporteurs

 

Le tournant, dans son œuvre, au tout début de la décennie, est la nouvelle « Une ancienne famille de petits colporteurs » (《小贩世家》), initialement publiée début 1980 dans le journal Yuhua ou Fleurs de pluie (《雨花》).

 

 

Une ancienne famille de colporteurs,

 illustration Littérature chinoise

3ème trimestre 1986

 

 

Elle commence par un flashback : le narrateur se souvient d’un homme, Zhu Yuanda (朱源达), qu’il a connu une trentaine d’années auparavant, un modeste vendeur ambulant de bouillon de raviolis, une spécialité locale, le húntun (馄饨). Ce qu’il se remémore, c’est le bruit de ses claquettes de bois qui annonçaient sa venue, à l’autre bout de la ruelle, et qu’il entend encore résonner dans sa tête : 笃笃笃、笃笃、嘀嘀嘀笃;嘀嘀嘀、笃笃、嘀嘀笃 dududu, dudu, didididu ; dididi, dudu, dididu…. Ce n’étaient que deux sons, explique-t-il, mais avec infiniment de variations, plus ou moins rapides, plus ou moins forts… On a l’impression, en le lisant, de l’entendre soi-même. Toute cette introduction présentant le personnage est d’un style extrêmement vivant.

 

Ce Zhu Yuanda était le dernier descendant d’une longue lignée d’ancêtres qui tous avaient fait le même métier, avec la même perfection dans le détail. Le narrateur était alors dans une passe difficile, il corrigeait des copies tard le soir pour gagner de quoi vivre, et Zhu Yuanda, en passant avec son huntun, lui apportait en même temps un peu de chaleur humaine.

 

Et puis, le narrateur est devenu cadre dans la Chine nouvelle et a perdu Zhu Yuanda de vue. Au moment de la lutte contre les droitiers, le malheureux est accusé d’être un agent du capitalisme et ostracisé ; au début de la Révolution culturelle, le narrateur lui-même est attaqué, et, passant devant la pauvre maison du petit colporteur, il voit ses maigres biens confisqués par les Gardes rouges et réduits en miettes, le pire étant la destruction de la superbe palanche héritée de ses ancêtres et patinée par le temps. Zhu Yuanda est envoyé à la campagne se faire rééduquer. Avant de partir il laisse au narrateur ses claquettes de bois que ce dernier espère entendre un jour à nouveau, du fond de l’allée… mais évidemment en vain…

 

Cette nouvelle est une triste ballade sur l’absurdité d’une époque qui a détruit des existences entières, et anéanti petits métiers et arts populaires. C’est un reflet de ce qu’a souffert Lu Wenfu, et le récit apparaît comme une préfiguration du « Gastronome ».

 

1983 : Un gastronome

 

Cette nouvelle, son titre pourrait être traduit par « Un gastronome, un vrai » [6], car c’est de cela qu’il s’agit : la recherche de la vérité profonde que recèle la culture gastronomique, en l’occurrence celle, raffinée, de Suzhou, mais prise en exemple symbolique d’une culture populaire élevée au rang de grand art.

 

 

Le Gastronome

 

 

Il ne s’agit pas vraiment d’un roman, mais d’une nouvelle moyenne (中篇小说), initialement publiée dans la revue Shouhuo (《收获》) au début de 1983. Elle dépeint quarante années de l’histoire de la Chine par le biais de l’évolution et la survie des traditions culinaires, dont Lu Wenfu était un fin connaisseur. Les contradictions et antagonismes de la période sont analysés à travers la confrontation de deux personnages, le « capitaliste » Zhu Ziye qui se consacre à la sauvegarde du patrimoine culinaire dont il se sent responsable, et un autre Gao, comme dans la nouvelle précédente, ici un idéaliste épris de justice révolutionnaire et d’égalité sociale, envers et contre tout.

 

 

Lu Wenfu du temps du « Gastronome »

 

 

Si, dans la nouvelle précédente, le style faisait renaître un vieux métier en voie de disparition, dans celle-ci, c’est toute la passion de Lu Wenfu pour la bonne cuisine en tant qu’art délicat qui transparaît à travers ses descriptions. C’est un hommage à la vieille culture de Suzhou, héritière de celle de Wuyue (吴越). Et ce n’est pas une passion superficielle : en 1988, Lu Wenfu a ouvert un restaurant gastronomique consacré à l’art culinaire de Suzhou qui est devenu aussi célèbre que sa nouvelle.

 

Celle-ci a été primée comme meilleure novella de l’année, elle a aussi apporté la célébrité à son auteur. En outre, à un moment où florissait le mouvement de recherche des racines (寻根文学) qui était essentiellement une recherche ancrée dans la ruralité, cette nouvelle a valu à Lu Wenfu d’être classé parmi les auteurs à la recherche de racines urbaines (城市寻根) [7].

 

Mais « Un gastronome » a été suivi de plusieurs nouvelles et novellas qui en forment comme le prolongement, et en particulier « Le puits » (《井》) et « Le diplôme » (《毕业了》), terminées l’une en avril, l’autre en juin 1985, et toutes deux incluses dans le deuxième volume des « Souvenirs des gens des ruelles » (《小巷人物志》) parus en 1984 et 1986.  

 

 

Souvenirs des gens des ruelles

 

 

 

Recueil de 1986 (Le Gastronome,

Le Puits et Le Diplôme)

 

 

 

Un son de pipa au fond de la ruelle

 

 

Souvenirs des gens des ruelles

 

Les ruelles de Suzhou sont, dans l’œuvre de Lu Wenfu, ce que sont les lòngtáng de Shanghai (弄堂) dans l’œuvre de Wang Anyi (王安忆) : le lieu, depuis l’aube des temps, d’une vie et d’une culture populaires menacées par l’histoire et la modernité. Dans les nouvelles de Lu Wenfu comme chez Wang Anyi, ce sont des lieux symboliques.

 

- C’est le cas dans l’histoire intitulée « Le puits » : histoire sombre d’une jeune diplômée de chimie, Xu Lisha (徐丽莎), promue à un poste de recherche, dans la société où il travaille, par un homme qui désire l’épouser ; quand il finit par le faire, c’est pour la jeune femme le début d’une descente aux enfers aussi progressive qu’inéluctable.

 

« Le puits » est le récit de la tragédie d’une intellectuelle devenue peu à peu la cible des attaques de son entourage en raison même de ses succès professionnels. C’est le portrait d’une société où l’on est condamné par les rumeurs, et où la femme a une liberté conditionnée par la volonté de son mari, voire de sa belle-mère, et les commérages des voisins. C’est une autre manière de décrire les souffrances de l’individu dans la société chinoise de son temps, qui est le thème récurrent de l’œuvre de Lu Wenfu[8].

 

- Sur un thème similaire, « Le diplôme » sort de l’ordinaire. C’est en fait l’étude d’une mentalité, celle qui s’attache aux objets parce qu’ils ont toute une histoire et qu’ils sont attachés à une mémoire douloureuse. A travers les arguments donnés pour ne pas se séparer de vieux objets hétéroclites qui encombrent son appartement, la femme qui est au centre du récit parvient à expliquer les souffrances qu’ils représentent. Des comportements en apparence aberrants y trouvent une explication, et le poids du passé apparaît d’autant plus lourd.

 

Il y a évidemment une part autobiographique dans ce récit : le passé douloureux des objets en cause remonte à l’année 1957 (un lit d’enfant en métal sauvé de la folie destructrice du Grand Bond en avant) et à 1969, l’année où Lu Wenfu fut envoyé avec sa famille sur la côte du Subei, comme la protagoniste du récit qui fait de l’endroit une description cauchemardesque : « comme il faisait froid, cet hiver de 1969 ! Le vent soufflait sur la mer, la bise du nord-est hurlait en emportant les chaumes de notre toit… » Et c’est dans ce froid glacial que son mari rassemble toutes ses forces pour aller chercher des montants de bois pour fabriquer un lit, ce lit qui est toujours là, et qu’il est impossible de jeter…

 

L’histoire du marchand ambulant de huntun, « Le puits » et « Le diplôme » sont parmi les plus belles pages qu’a écrites Lu Wenfu, parce qu’on y ressent, quasiment à l’état brut, sous une forme ou une autre, les souffrances qu’il a endurées pendant vingt ans.

 

Le 4ème Congrès de l’Association des écrivains chinois (第四次全国作家代表大会) qui s’ouvre en décembre 1984 semble marquer une ère nouvelle : l’accent est mis dès le rapport inaugural sur la liberté de création [9]. À l’issue des débats, en janvier 1985, Lu Wenfu est élu vice-président de l’Association tandis que Ba Jin (巴金) en devenait président et Wang Meng (王蒙) vice-président exécutif – ce qui explique le double hommage rendu à Lu Wenfu et à Wang Meng dans le numéro du 3e trimestre de 1986 de la revue Littérature chinoise [10], ainsi qu’un hommage indirect à Ba Jin dans le même numéro par le biais d’un article (pp. 76-79) sur le Musée de la littérature chinoise que l’écrivain avait proposé de construire dès 1981 dans le quartier du temple Wanshou (万寿寺), dans la banlieue ouest de Pékin.

 

 

Littérature chinoise, 3e trimestre 1986

 

 

1989 opère une brève césure. Lu Wenfu recommence à publier en 1991, avec encore une novella, parue en mai 1992,  « Une vie prospère » (Xiǎngfú《享福》), mais il va surtout désormais publier des essais, à l’exception de son seul et unique roman…

 

Nid d’hommes

 

Encore largement autobiographique, cet unique roman, « Nid d’hommes » (《人之窝》), paru en 1995,  apparaît comme une somme, un ultime regard sur le passé, et la culture qui en fait déjà presque partie – un roman qu’il aura mis dix ans à écrire.

 

 

La couverture initiale de Nid d’hommes

La couverture modifiée (coll. Points)

   

 

C’est à nouveau une vision de quarante ans d’histoire, à partir du début des années 1940, à travers les heurts et malheurs d’un jeune lettré, Xu Dawei (许达伟), descendant d’une famille aisée de Suzhou, qui hérite de l’ancienne demeure familiale. Typique des jeunes intellectuels de l’époque, il brûle d’idéaux socialistes et humanistes, et s’entoure dans la maison d’un groupe d’étudiants avec lesquels il va subir la tourmente révolutionnaire, puis toutes les campagnes de l’ère maoïste, culminant dans la Révolution culturelle, la maison devenant l’enjeu de rivalités et jalousies.

 

Ce sont sept amis, comme les Sages de la Forêt de Bambous (竹林七贤), à l’époque tout aussi troublée des Trois Royaumes. Sous la plume de Lu Wenfu, ils deviennent les incarnations symboliques de l’élite intellectuelle et progressiste que Mao n’a pas cessé de décimer tout au long de ses années au pouvoir, mais qui a aussi bien été trahies par les nationalistes [11].

 

 

Les œuvres complètes

en cinq volumes

 

 

Ce qui fait de ce roman un chef d’œuvre de culture raffinée, c’est l’esprit qui s’en dégage, nourri de chansons et de poèmes qui en parsèment le texte. C’est un livre de lettré à l’ancienne, une sorte de requiem à une génération perdue, à ses idéaux et à la culture qu’elle incarnait, une culture essentiellement urbaine.

 

 

Les œuvres complètes en cinq volumes,

page d’illustrations

 

  

Lu Wenfu est décédé le 9 juillet 2005, mais son esprit survit dans son œuvre.

 

Nombreux sont les écrivains de Suzhou qui ont immortalisé les souvenirs de la ville, tel Bao Tianxiao (包天笑) pour la Suzhou de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Mais Lu Wenfu est vraiment l’incarnation de l’« esprit des ruelles » du 20e siècle. Un petit groupe d’écrivains de Suzhou, après lui, continue de l’incarner, dont trois écrivaines : Fan Xiaoqing (范小青), Zhu Wenying (朱文颖), Ye Mi (叶弥)…

 


 

Principales publications [12]

 

Un roman

 

1995 : Nid d’hommes Ren zhi wo《人之窝》

 

Novellas

 

1980 : On frappe à la porte 《有人敲门》  (ou《起航》)

1980 : Bon voyage !  Yīlù píng'ān  《一路平安》  

1982 : Le Gastronome  Měishí jiā 《美食家》 

1985 : Le Puits  Jǐng《井》

1985 : Le Diplôme  Bìyè le《毕业

1987 : Une méthode narrative  Gùshì fǎ《故事法》[13]

1992 : Une vie aisée  Xiǎngfú《享福》 

 

Nouvelles courtes

 

Années 1950-1960

1953 : Un joueur invétéré  Dǔguǐ赌鬼 (publiée seulement dans un recueil de 1996)

1953 : Vent changeant   fēng《移风》  (considérée comme sa première nouvelle 处女作)

1955 : Honneur  Róngyù《荣誉》 

1956 : Au fond de la ruelle  Xiǎoxiàng shēnchù 《小巷深处》

1961 : Maître Ge  Ge Shifu 《葛师傅》 

1963 : Ma seconde rencontre avec Maître Zhou Tai  Eryù Zhōu Tài《二遇周泰》

 

Après 1978

1978 : Dévotion  Xiànshēn《献身》    

1979 : Cui Dacheng 《崔大成小记》  - Tribunal spécial 《特别法庭》

1980 : Au fond de la ruelle  《小巷深处》 (recueil) 

           Une ancienne famille de petits colporteurs 《小贩世家》 

1982 : Discussion de béotien sur la fiction《小说门外谈》

         Tribunal spécial《特别法庭》 (recueil)

1983 : Le mur  d’enceinte《围墙》 

1984 : La sonnette 《门铃 》- Le mur 《围墙》 (recueil)

1984-86 : Souvenirs  des gens des ruelles 《小巷人物志》 (recueils I et II)

1987 : Abnégation 《清高》

 

Recueils d’essais

 

1995 : Une vie dans l’alcool 《壶中日月》 

              Titre tiré de la deuxième partie d’un chengyu :

醉里乾坤大,壶中日月长 Zuìlǐ qiánkūn dà, húzhōng rìyuè cháng 

Dans l’ivresse l’univers semble immense, et plus longue l’existence.

1998 : Pêche d’automne dans le sud《秋钓江南》 

           L’amour de Suzhou  Gūsū zhī liàn《姑苏之恋》[14]

2005 : Un son de pipa au cœur des allées《深巷里的琵琶声》 

 


 

Traductions en français

 

- Un essai autobiographique et deux nouvelles illustrées, revue Littérature chinoise, 3ème trimestre 1986 :

  La faible lumière (《微弱的光》mars 1985), Au fond d’une ruelle 小巷深处et Une ancienne famille de colporteurs 小贩世家 (pp. 133-175).

- Le Puits, trad. Annie Curien et Feng Chen, Philippe Picquier, 1991 (Le Puits《井》et Le Diplôme《毕业》, plus une introduction autobiographique, Terre rêvée 《梦中的天地》).

- Vie et passion d'un gastronome chinois《美食家》 , trad. Annie Curien et Feng Chien, Picquier poche, mai 1998.

- Le Puits, éditions Littérature chinoise, collection Panda, novembre 1998 (six nouvelles courtes : Au fond de la ruelle小巷深处, Le Puits《井》, Le Gourmet美食家, Le Mur围墙, Une ancienne famille de colporteurs小贩世家 et La sonnette门铃).

- Nid d’hommes人之窝, roman traduit par Chantal Chen-Andro, Seuil, 2002.

- Ma seconde rencontre avec Maître Zhou Tai二遇周泰, nouvelle traduite par Geneviève Imbot-Bichet, in : Les rubans du cerf-volant, anthologie, Gallimard/ Bleu de Chine, 2014, p. 19-34.

 


 

Adaptations cinématographiques

 

1987 : Le Puits《井》réalisé par Li Yalin  (李亚林), adapté de la novella éponyme.

 

Et pour mémoire :

1985 : Un gourmet (《美食家》 ) réalisé par Xu Changlin (徐昌霖

Le film Meishijia, 56’ (VO non sous-titrée)

 

Meishijia, 56’ (VO non sous-titrée)

 


 

A lire en complément

 

- Nid d'Hommes, notes de lecture

 

Le monde de mes rêves 《梦中的天地》 (essai d’octobre 1983)

 

Báixiāng rén 白相人 : fils à papa, et par extension bon à rien

 

 

 


[1] La traduction du titre est calquée sur celui de l’ouvrage de Marcel Rouff, « La vie et la passion de Dodin Bouffant, gourmet », alors que le titre chinois est tout simple, donc tirant bien plus vers le symbolique : « Un gourmet ».

[2] Littérature chinoise, 3ème trimestre 1986, La faible lumière, p. 134.

[3] Brève nouvelle à rapprocher de celle de Su Tong (苏童) sur le même sujet mais écrite 35 ans plus tard :  « Visages fardés » (Hongfen »《红粉》), adaptée au cinéma par Li Shaohong (李少红).

[Visages fardés, tr. Denis Bénéjam, Philippe Picquier 1995]

[4] id p. 136.

[5] Deng Xiaoping, dans son discours inaugural, ayant rejeté les erreurs des dix années de la Révolution culturelle sur Lin Biao et la Bande des quatre, a loué « l’enthousiasme créatif » qui avait déjà réussi à effacer leur influence nocive. Cependant, si la littérature était libérée du carcan politique, elle devait rester « au service du peuple »…

[6] En paraphrasant la traduction du titre du roman « A Man in Full » de Tom Wolfe, 1998 : « Un homme, un vrai ».

[7] For his success in portraying the traditions and customs of Suzhou, he was called an "urban root-seeker", an honour he shared with other writers such as Deng Youmei (邓友梅), who wrote about the disappearing traditional culture of old Beijing.”

Historical Dictionary of Modern Chinese Literature, Ying Lihua, Scarecrow Press, December 2009, pp 121-122.

[8] La novella a été adaptée au cinéma par le réalisateur Li Yalin (李亚林) et le film éponyme, sorti en 1987 et présenté à la Semaine de la critique du festival de Cannes, est l’un des grands films des années 1980, l’un des derniers avant 1989. De manière presque symbolique, Li Yalin est mort d’une tumeur au cerveau l’année suivante.

[9] C’est le thème du rapport inaugural présenté par Zhang Guangnian (张光年), vice-président de l’Association des écrivains connu sous son nom de plume de Guang Weiran (光未然), auteur du poème « Le Chant du Fleuve jaune » (黄河大合唱) devenu rédacteur en chef de la revue Littérature du peuple en 1977. 

Le numéro du 3e trimestre de 1985 de la revue Littérature chinoise était placé sous ce thème aussi, portant en couverture le titre « Le IVe Congrès des écrivains. La Grande Réforme », et donnant une traduction d’extraits du rapport de Zhang Guangnian sous le titre « De la liberté de création » (pp. 12-15).

 

 

Littérature chinoise, 3e trimestre 1985

 

 

[10] Outre un hommage à Ding Ling (丁玲) qui venait de mourir.

[11] Il n’est pas question de Mao dans le roman, sauf en toile de fond ou comme objet de sarcasmes. On comprend l’émoi et l’indignation de la veuve de Lu Wenfu découvrant la couverture de la première édition de la traduction française, arborant un portrait de Mao à l’intérieur d’une étoile. La maquette a été modifiée lors de la réédition en livre de poche.

[13] Novella initialement publiée dans le 3e numéro de 1988 de la revue Yalu River (《鸭绿江》) avant d’être très vite reprise dans d’autres revues plus prestigieuses. Lu Wenfu avait rencontré un rédacteur de la revue Yalu River alors qu’il était à Pékin à la recherche d’un médicament rare pour soigner sa fille. Le secrétaire du Parti de la revue lui en ayant procuré, Lu Wenfu a écrit cette nouvelle en remerciement, en quelque sorte.

Voir : https://m.fx361.com/news/2021/1009/10817256.html

[14] Gūsū étant un district urbain au cœur de la vieille ville de Suzhou où se trouvent de nombreux sites historiques, dont huit des neuf Jardins classiques (苏州古典园林) répertoriés dans la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.

     

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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