par Brigitte Duzan, 12 janvier 2015,
actualisé 2
décembre 2025
Lu Wenfu
Il est des
écrivains qui ont le malheur de rencontrer tellement de succès
avec l’une de leurs œuvres que le reste tombe dans
l’indifférence et l’oubli. C’est le cas de Lu Wenfu, à jamais
identifié comme l’auteur quasiment exclusif de « Vie et passion
d’un gastronome chinois » (《美食家》),
avec des commentaires critiques généralement orientés vers la
gastronomie et bien peu vers l’auteur
[1].
Or cette
histoire de gastronome est le reflet et le symbole d’une
existence entièrement tournée vers la défense d’une culture
raffinée et d’une tradition de lettrés mises à mal par les
dérives de la période maoïste. L’œuvre de Lu Wenfu est à
découvrir avec sa vie.
§
Adolescent à Suzhou
Lu Wenfu (陆文夫)
n’est pas né à Suzhou, mais c’est la ville où il a grandi, celle
dont il a été chassé et où il est revenu pour ne plus en partir,
et qu’il aimait tellement qu’il a écrit toute son œuvre pour en
dire le raffinement et en défendre la culture.
Enfance au
nord du Yangzi
Il est né, en
mars 1928, dans un village du district de Taixing, dans la
province côtière du Jiangsu (江苏泰兴),
au nord du Yangzi et y a vécu une enfance paisible et sans
histoire.
A l’âge de six
ans, il entre dans une école traditionnelle, où il montre une
telle passion pour la lecture que le maître d’école lui donne le
nom prémonitoire de Wenfu
文夫 :
le maître des lettres. Le même maître d’école se prosternait
devant la tablette qui portait le nom de Confucius, mais les
écrits de cet autre maître n’excitaient guère l’imagination du
jeune Wenfu.
Il était bien plus attiré par le fleuve, qui coulait à deux
cents mètres de la maison familiale et qu’il restait de longs
moments à contempler, en regardant passer les bateaux qui
disparaissaient à l’horizon, mais c’était un horizon vide :
« Quand on regardait à l’est, l’eau du fleuve faisait corps avec
le ciel. Il en était de même quand on regardait à l’ouest : rien
qu’un espace vaste et désert…. Pas d’élan pour mon
imagination. »[2]
C’est la
littérature qui lui fournit cet élan. Or, beaucoup des écrits
qu’il lit parlent de Nankin, de Shanghai, et de Suzhou. Si les
deux premières villes semblaient inaccessibles, Suzhou ne
l’était pas car il y avait une tante.
Etudiant à
Suzhou et Yancheng
Et le voilà,
en longue robe bleue, débarquant à Suzhou à seize ans, à la fin
du printemps 1944. La découverte de la ville est un
éblouissement pour l’adolescent : elle dépassait, justement, son
imagination. C’est le coup de foudre. Il fait trois ans d’étude
au collège, dans une ville qui lui semble sortie tout droit de
ses livres de poésie.
En même temps,
il se rend compte que la ville est comme un lac cachant un fond
boueux sous ses eaux claires. Le Guomingdang est à l’apogée de
son pouvoir, un pouvoir rongé par la corruption. La beauté de
Suzhou, dit Lu Wenfu, ne cachait plus les misères du peuple : si
la ville avait toujours autant de belles femmes, quand elles
sortaient en pousse-pousse, ceux-ci étaient tirés par des
vieillards maigres, à bout de souffle… déjà se profile son sens
de l’observation de la réalité urbaine.
En attendant,
il termine ses études secondaires, et il est admis dans deux
universités de Shanghai, mais, sa famille ne pouvant payer les
frais d’étude, il part dans la zone libérée du Subei (苏北解放区),
au nord du Jiangsu, étudier le marxisme à l’université Huazhong
de la ville de Yancheng (盐城华中大学).
A la fin de
son cursus à l’université, il rejoint la zone des combats. Mais
c’est le moment où les forces du Guomingdang sont écrasées lors
de la campagne décisive de Huaihai (淮海战役),
début janvier 1949, permettant aux troupes communistes de
progresser vers le sud. Lu Wenfu n’a pas à combattre.
Il revient
avec l’armée à Suzhou, qui est « libérée » le 27 avril 1949.
§
Ecrivain et travailleur : première période
Lu Wenfu
commence alors une carrière de journaliste, au Nouveau
Quotidien de Suzhou (《新苏州报》)
où il va travailler huit ans, jusqu’en 1957. En même temps, la
rédaction d’articles d’information ne le satisfait pas, il brûle
d’écrire des histoires… Alors, à l’âge de 25 ans, il commence à
écrire.
Premières
nouvelles remarquées
En travaillant du matin au soir, il met un mois à terminer son
premier récit qu’il termine en mai 1953 et envoie au Journal des
lettres et des arts (《文艺报》)
de Shanghai dont le rédacteur en chef était
Ba Jin (巴金) :
« Un joueur invétéré » (dǔguǐ
《赌鬼》).
On lui
répond que ce n’est pas publiable, mais qu’il a du talent et
qu’il doit continuer. Ce qu’il fait, ravi. Et son récit suivant
- « Honneur »
(《荣誉》)
- est publié en février 1955 dans ce même journal.
Favorablement
accueillie, cette nouvelle est aussitôt suivie d’unedeuxième, « Seconde
rencontre avec Maître Zhou Tai »
(《二遇周泰》),
publiée dans la revue Littérature du Peuple (《人民文学》).
Les deux courts récits dépeignent les bouleversements sociaux
intervenus dans la nouvelle République populaire. Son début de
notoriété vaut à Lu Wenfu de participer au 1er
Congrès national des jeunes écrivains, à Pékin, où il fait
connaissance de nombreux autres jeunes auteurs qui, comme lui,
ont débuté au début des années 1950.
Au retour, en
octobre 1956, il publie – dans la revue
Mengya (《萌芽》)
- une troisième nouvelle très originale, qui tranche sur les
publications de l’époque : « Au
fond de la ruelle »
(《小巷深处》).
A une époque où tout le monde parlait de guerre, de héros, de
production et de travailleurs modèles, Lu Wenfu, lui, conte avec
beaucoup d’humanité l’histoire d’une
ancienne prostituée,
Xu Wenxia (徐文霞), et
son parcours plein d’embûches dans la Chine nouvelle
[3].
Au fond d’une ruelle (éd. originale)
Au fond d’une ruelle,
illustration
Littérature chinoise
3ème trimestre 1986
L’aventure avortée des « Explorateurs »
Au printemps 1957, il est convié à participer, à Nankin, à un
groupe de travail créé par la
Fédération des gens de lettres du Jiangsu
(江苏省文联从事专业创作).
Il y rencontre d’autres jeunes écrivains avec lesquels ils
partagent les idées, dont Gao Xiaosheng (高晓声),
Chen Chunnian (陈椿年),
Fang Zhi (方之),
Ye Zhicheng (叶至诚).
Ils s’accordent pour penser qu’il faut changer les modes de
création, que les descriptions des campagnes politiques doivent
faire place à des préoccupations plus centrées sur l’homme, que
la lutte des classes a déjà détruit trop d’existences, et qu’il
faut en revenir à des relations humaines plus normales.
Pour développer ces idées hardies, nées dans l’enthousiasme des
Cent fleurs, les faire connaître et les diffuser, ils
constituent un groupe qu’ils nomment « Les explorateurs » (《探求者》),
doté d’un journal du même nom. Mal leur en prend. Ils n’ont pas
terminé le premier numéro qu’est lancé le mouvement
anti-droitiers. Ils sont taxés de groupuscule anti-Parti (“反党集团”),
et condamnés : Gao Xiaosheng et Chen Chunnian à travailler la
terre, Fang Zhi et Ye Zhicheng à forger de l’acier ; quant à Lu
Wenfu, il est affecté à une usine de machines-outils où il
débute comme apprenti.
Courte embellie au début des années 1960
Lu Wenfu apprend le métier de tourneur et travaille deux ans
dans l’usine en développant des relations amicales avec les
ouvriers. Il est nommé trois fois travailleur d’avant-garde,
avec des nuances dans l’avant-garde, ce qui lui vaut des
récompenses : un maillot, un caleçon, une cuvette....[4]
C’est la pire période du Grand Bond en avant, qui prend fin à
l’été 1960 avec les premières mesures de réajustement
économique. Les milieux littéraires et artistiques renaissent en
même temps. Lu Wenfu devient écrivain professionnel, à Nankin.
Mais il est sur ses gardes : une chute dans le fossé, dit-il, ça
donne à réfléchir (吃一堑,长一智).
Alors il dépeint sagement l’expérience qu’il a vécue au cours
des deux années précédentes : les ouvriers, le travail à
l’usine…
Mais, en 1964, c’est le retour des tensions politiques, en
particulier dans les cercles littéraires et artistiques.
L’association des écrivains convoque une réunion à Pékin pour
discuter de la manière d’écrire et diffuser la tension ; Mao Dun (茅盾)
défend Lu Wenfu, qui reçoit par ailleurs des éloges dans la
presse. Mais la machine est en route. Les milieux littéraires
sont soupçonnés de révisionnisme. Lu Wenfu est l’objet pendant
six mois de virulentes attaques pour ses antécédents antiparti,
dans l’affaire des Explorateurs, et pour sa défense de
« l’humanisme » bourgeois en lieu et place de la lutte des
classes.
A l’été 1965, il est rayé des cadres du monde littéraire, et
renvoyé à Suzhou travailler comme mécanicien dans une filature.
Il ne lit plus, n’écrit plus, et passe ses dimanches à boire.
C’étaient les prémices de la Révolution culturelle.
Dix ans dans le Subei
Dès les débuts
de la Révolution culturelle, la famille est la cible des Gardes
rouges : leurs biens sont confisqués, Lu Wenfu est l’objet de
séances de « lutte », il est promené dans les rues un panneau
sur la poitrine.
A la fin de
1969, avec sa femme et ses deux filles, il est expédié sur une
plage au bord de la mer Jaune, dans ce Subei terrible, pauvre et
froid, au nord de la province, qu’on appelait la Sibérie du
Jiangsu. C’est un exil de neuf ans, passé à travailler des
petits lopins de terre, à discuter avec les amis exilés au même
endroit, et à réfléchir.
Lu Wenfu avec son épouse
Le jour où il
apprend la chute de la Bande des Quatre, il s’enivre pendant
trois jours, avant de se remettre à écrire.
§
Ecrivain de Suzhou : deuxième période
De retour à
Suzhou, en novembre 1978, il a cinquante ans, et cela en fait
treize qu’il n’a rien écrit. Alors il écrit, à tort et à
travers, dit-il, pour faire remonter les souvenirs, retrouver
les caractères enfuis et affronter le défi de la page blanche.
Il écrit des essais, et même des pièces de théâtre…
Renaissance
Pendant ce
temps, la presse aussi renaît de ses cendres, le journal
Littérature du Peuple (《人民文学》)
en particulier. Quelques vieux rédacteurs reprennent le
flambeau, et cherchent des textes, des auteurs. En novembre
1977, c’est dans ce journal qu’est publiée la nouvelle de Liu
Xinwu (刘心武)
« Le professeur principal » (《班主任》)
qui donne le ton.
Lu Wenfu y
publie le premier texte qui signe sa propre renaissance
littéraire, « Dévotion » (《献身》),
en 1978, en hommage aux intellectuels qui se sont dédiés corps
et âmes à la révolution. C’est ensuite dans Zhongshan (《钟山》),
début 1979, qu’il publie « Cui Dacheng » (《崔大成小记》) :
une réflexion sur les rumeurs et fausses accusations qui
détruisent une existence. La nouvelle est suivie, en juin, d’une
seconde sur un thème proche, « Tribunal spécial » (《特别法庭》),
publiée dans Littérature de Shanghai (《上海文学》).
L’atmosphère ne
se réchauffe vraiment qu’après le 4ème Congrès de la
Fédération nationale des travailleurs des lettres et des arts
qui se tient à Pékin du 30 octobre au 15 novembre 1979 et dont
l’un des résultats est d’abandonner le vieux slogan « la
littérature au service de la politique »
[5].
A partir de
là, en 1980, Lu Wenfu aborde une phase de réflexion, sur
l’histoire et sur la culture, ou sur l’histoire vue par le biais
de la culture.
Réflexion
sur l’histoire
Cette
réflexion l’amène à considérer l’histoire non sous l’aspect
politique, au niveau des hautes sphères du pouvoir, mais sous
l’aspect quotidien, au niveau des répercussions de cette
politique sur le peuple et la culture populaire.
Voyage à Guilin en 1983
En 1985, il
conclut l’un de ses essais en disant que, chaque fois qu’il va à
Pékin pour assister à une réunion ou recevoir une récompense, il
se sent envahi de tristesse en songeant aux amis qui n’y sont
pas, soit parce qu’ils sont morts, soit parce qu’ils ont cessé
d’écrire ; en conséquence, dit-il, il a le sentiment d’avoir une
responsabilité historique, celle de décrire les changements
sociaux et la réalité humaine.
Bien sûr, son
chef d’œuvre en la matière est la célèbre
novella de 1983, « Un
Gastronome » (《美食家》),
mais il ne faut pas oublier les autres récits de la même époque,
qui participent de la même observation critique de la société.
1980 :
Une ancienne famille de colporteurs
Le tournant, dans son œuvre, au tout début de la décennie, est
la nouvelle « Une ancienne famille de
petits colporteurs
» (《小贩世家》),
initialement publiée début 1980
dans le journal Yuhua ou Fleurs de pluie (《雨花》).
Une ancienne famille de colporteurs,
illustration Littérature chinoise
3ème trimestre 1986
Elle commence
par un flashback : le narrateur se souvient d’un homme, Zhu
Yuanda (朱源达),
qu’il a connu une trentaine d’années auparavant, un modeste
vendeur ambulant de bouillon de raviolis, une spécialité locale,
le húntun (馄饨).
Ce qu’il se remémore, c’est le bruit de ses claquettes de bois
qui annonçaient sa venue, à l’autre bout de la ruelle, et qu’il
entend encore résonner dans sa tête :
笃笃笃、笃笃、嘀嘀嘀笃;嘀嘀嘀、笃笃、嘀嘀笃 dududu, dudu,
didididu ; dididi, dudu, dididu….
Ce n’étaient que deux sons, explique-t-il, mais avec infiniment
de variations, plus ou moins rapides, plus ou moins forts… On a
l’impression, en le lisant, de l’entendre soi-même. Toute cette
introduction présentant le personnage est d’un style extrêmement
vivant.
Ce Zhu Yuanda
était le dernier descendant d’une longue lignée d’ancêtres qui
tous avaient fait le même métier, avec la même perfection dans
le détail. Le narrateur était alors dans une passe difficile, il
corrigeait des copies tard le soir pour gagner de quoi vivre, et
Zhu Yuanda, en passant avec son huntun, lui apportait en
même temps un peu de chaleur humaine.
Et puis, le
narrateur est devenu cadre dans la Chine nouvelle et a perdu Zhu
Yuanda de vue. Au moment de la lutte contre les droitiers, le
malheureux est accusé d’être un agent du capitalisme et
ostracisé ; au début de la Révolution culturelle, le narrateur
lui-même est attaqué, et, passant devant la pauvre maison du
petit colporteur, il voit ses maigres biens confisqués par les
Gardes rouges et réduits en miettes, le pire étant la
destruction de la superbe palanche héritée de ses ancêtres et
patinée par le temps. Zhu Yuanda est envoyé à la campagne se
faire rééduquer. Avant de partir il laisse au narrateur ses
claquettes de bois que ce dernier espère entendre un jour à
nouveau, du fond de l’allée… mais évidemment en vain…
Cette nouvelle
est une triste ballade sur l’absurdité d’une époque qui a
détruit des existences entières, et anéanti petits métiers et
arts populaires. C’est un reflet de ce qu’a souffert Lu Wenfu,
et le récit apparaît comme une préfiguration du « Gastronome ».
1983 : Un
gastronome
Cette nouvelle,
son titre pourrait être traduit par « Un gastronome, un vrai »
[6],
car c’est de cela qu’il s’agit : la recherche de la vérité
profonde que recèle la culture gastronomique, en l’occurrence
celle, raffinée, de Suzhou, mais prise en exemple symbolique
d’une culture populaire élevée au rang de grand art.
Le Gastronome
Il ne s’agit
pas vraiment d’un roman, mais d’une nouvelle moyenne (中篇小说),
initialement publiée dans la revue Shouhuo (《收获》)
au début de 1983. Elle dépeint quarante années de l’histoire de
la Chine par le biais de l’évolution et la survie des traditions
culinaires, dont Lu Wenfu était un fin connaisseur. Les
contradictions et antagonismes de la période sont analysés à
travers la confrontation de deux personnages, le « capitaliste »
Zhu Ziye qui se consacre à la sauvegarde du patrimoine culinaire
dont il se sent responsable, et un autre Gao, comme dans la
nouvelle précédente, ici un idéaliste épris de justice
révolutionnaire et d’égalité sociale, envers et contre tout.
Lu Wenfu du temps du « Gastronome »
Si, dans la
nouvelle précédente, le style faisait renaître un vieux métier
en voie de disparition, dans celle-ci, c’est toute la passion de
Lu Wenfu pour la bonne cuisine en tant qu’art délicat qui
transparaît à travers ses descriptions. C’est un hommage à la
vieille culture de Suzhou, héritière de celle de Wuyue (吴越).
Et ce n’est pas une passion superficielle : en 1988, Lu Wenfu a
ouvert un restaurant gastronomique consacré à l’art culinaire de
Suzhou qui est devenu aussi célèbre que sa nouvelle.
Celle-ci a été
primée comme meilleure novella
de l’année, elle a aussi apporté la célébrité à son auteur. En
outre, à un moment où florissait le mouvement de recherche des
racines (寻根文学)
qui était essentiellement une recherche ancrée dans la ruralité,
cette nouvelle a valu à Lu Wenfu d’être classé parmi les auteurs
à la recherche de racines urbaines (城市寻根)
[7].
Mais
« Un gastronome » a été suivi de plusieurs nouvelles
et novellas qui en forment
comme le prolongement, et en particulier
« Le puits » (《井》)
et « Le diplôme » (《毕业了》),
terminées l’une en avril, l’autre en juin 1985, et toutes deux
incluses dans le deuxième volume des « Souvenirs des gens des
ruelles » (《小巷人物志》)
parus en 1984 et 1986.
Souvenirs des gens des ruelles
Recueil de 1986 (Le Gastronome,
Le Puits et Le Diplôme)
Un son de pipa au fond de la ruelle
Souvenirs
des gens des ruelles
Les ruelles de
Suzhou sont, dans l’œuvre de Lu Wenfu, ce que sont les lòngtáng
de
Shanghai (弄堂)
dans l’œuvre de Wang Anyi (王安忆) :
le lieu, depuis l’aube des temps, d’une vie et d’une culture
populaires menacées par l’histoire et la modernité. Dans les
nouvelles de Lu Wenfu comme chez Wang Anyi, ce sont des lieux
symboliques.
- C’est le cas
dans l’histoire intitulée « Le
puits » : histoire sombre
d’une jeune diplômée de chimie, Xu Lisha (徐丽莎),
promue à un poste de recherche, dans la société où il travaille,
par un homme qui désire l’épouser ; quand il finit par le faire,
c’est pour la jeune femme le début d’une descente aux enfers
aussi progressive qu’inéluctable.
« Le puits » est le récit de la tragédie d’une intellectuelle
devenue peu à peu la cible des attaques de son entourage en
raison même de ses succès professionnels. C’est le portrait
d’une société où l’on est condamné par les rumeurs, et où la
femme a une liberté conditionnée par la volonté de son mari,
voire de sa belle-mère, et les commérages des voisins. C’est une
autre manière de décrire les souffrances de l’individu dans la
société chinoise de son temps, qui est le thème récurrent de
l’œuvre de Lu Wenfu[8].
-
Sur un thème similaire, « Le
diplôme » sort de l’ordinaire. C’est en fait l’étude d’une
mentalité, celle qui s’attache aux objets parce qu’ils ont toute
une histoire et qu’ils sont attachés à une mémoire douloureuse.
A travers les arguments donnés pour ne pas se séparer de vieux
objets hétéroclites qui encombrent son appartement, la femme qui
est au centre du récit parvient à expliquer les souffrances
qu’ils représentent. Des comportements en apparence aberrants y
trouvent une explication, et le poids du passé apparaît d’autant
plus lourd.
Il y a
évidemment une part autobiographique dans ce récit : le passé
douloureux des objets en cause remonte à l’année 1957 (un lit
d’enfant en métal sauvé de la folie destructrice du Grand Bond
en avant) et à 1969, l’année où Lu Wenfu fut envoyé avec sa
famille sur la côte du Subei, comme la protagoniste du récit qui
fait de l’endroit une description cauchemardesque : « comme il
faisait froid, cet hiver de 1969 ! Le vent soufflait sur la mer,
la bise du nord-est hurlait en emportant les chaumes de notre
toit… » Et c’est dans ce froid glacial que son mari rassemble
toutes ses forces pour aller chercher des montants de bois pour
fabriquer un lit, ce lit qui est toujours là, et qu’il est
impossible de jeter…
L’histoire du
marchand ambulant de huntun, « Le puits »et « Le
diplôme » sont parmi les plus belles pages qu’a
écrites Lu Wenfu, parce qu’on y ressent, quasiment à
l’état brut, sous une forme ou une autre, les souffrances qu’il
a endurées pendant vingt ans.
Le 4ème Congrès de
l’Association des écrivains chinois (第四次全国作家代表大会)
qui s’ouvre en décembre 1984 semble marquer une ère nouvelle :
l’accent est mis dès le rapport inaugural sur la liberté de
création
[9].
À l’issue des débats, en janvier 1985, Lu Wenfu est élu
vice-président de l’Association tandis que Ba Jin (巴金)
en devenait président et Wang Meng (王蒙)
vice-président exécutif – ce qui explique le double hommage
rendu à Lu Wenfu et à Wang Meng dans le numéro du 3e
trimestre de 1986 de la revue Littérature chinoise
[10],
ainsi qu’un hommage indirect à Ba Jin dans le même numéro par le
biais d’un article (pp. 76-79) sur le Musée de la littérature
chinoise que l’écrivain avait proposé de construire dès 1981
dans le quartier du temple Wanshou (万寿寺),
dans la banlieue ouest de Pékin.
Littérature chinoise, 3e trimestre 1986
1989 opère une
brève césure. Lu Wenfu recommence à publier en 1991, avec encore
une novella, parue en mai 1992, « Une vie prospère » (Xiǎngfú《享福》),
mais il va surtout désormais publier des essais, à l’exception
de son seul et unique roman…
Nid
d’hommes
Encore largement autobiographique, cet uniqueroman,
« Nid d’hommes » (《人之窝》),
paru en 1995, apparaît comme une somme, un ultime regard sur le
passé, et la culture qui en fait déjà presque partie – un roman
qu’il aura mis dix ans à écrire.
La couverture initiale de Nid d’hommes
La couverture modifiée (coll. Points)
C’est à
nouveau une vision de quarante ans d’histoire, à partir du début
des années 1940, à travers les heurts et malheurs d’un jeune
lettré, Xu Dawei (许达伟),
descendant d’une famille aisée de Suzhou, qui hérite de
l’ancienne demeure familiale. Typique des jeunes intellectuels
de l’époque, il brûle d’idéaux socialistes et humanistes, et
s’entoure dans la maison d’un groupe d’étudiants avec lesquels
il va subir la tourmente révolutionnaire, puis toutes les
campagnes de l’ère maoïste, culminant dans la Révolution
culturelle, la maison devenant l’enjeu de rivalités et
jalousies.
Ce sont sept
amis, comme les Sages de la Forêt de Bambous (竹林七贤),
à l’époque tout aussi troublée des Trois Royaumes.
Sous la plume de Lu Wenfu, ils deviennent les incarnations
symboliques de l’élite intellectuelle et progressiste que Mao
n’a pas cessé de décimer tout au long de ses années au pouvoir,
mais qui a aussi bien été trahies par les nationalistes
[11].
Les œuvres complètes
en cinq volumes
Ce qui fait de
ce roman un chef d’œuvre de culture raffinée, c’est l’esprit qui
s’en dégage, nourri de chansons et de poèmes qui en parsèment le
texte. C’est un livre de lettré à l’ancienne, une sorte de
requiem à une génération perdue, à ses idéaux et à la culture
qu’elle incarnait, une culture essentiellement urbaine.
Les œuvres complètes en cinq
volumes,
page d’illustrations
Lu Wenfu est
décédé le 9 juillet 2005, mais son esprit survit dans son œuvre.
Nombreux sont
les écrivains de Suzhou qui ont immortalisé les souvenirs de la
ville, tel Bao Tianxiao (包天笑)
pour la Suzhou de la fin du 19e et du début du 20e
siècle. Mais Lu Wenfu est vraiment l’incarnation de l’« esprit
des ruelles » du 20e siècle. Un petit groupe
d’écrivains de Suzhou, après lui, continue de l’incarner, dont
trois écrivaines : Fan Xiaoqing (范小青),
Zhu Wenying (朱文颖),
Ye Mi (叶弥)…
- Un essai autobiographique et deux nouvelles illustrées, revue
Littérature chinoise, 3ème trimestre 1986 :
La faible lumière (《微弱的光》mars
1985), Au fond d’une ruelle
《小巷深处》et
Une ancienne famille de colporteurs
《小贩世家》
(pp. 133-175).
- Le Puits,
trad. Annie Curien et Feng Chen,
Philippe Picquier, 1991 (Le Puits《井》et
Le Diplôme《毕业》,
plus une introduction autobiographique, Terre rêvée
《梦中的天地》).
-
Vie et passion d'un gastronome chinois《美食家》
, trad. Annie Curien et Feng Chien, Picquier poche, mai 1998.
- Le Puits, éditions Littérature chinoise, collection Panda,
novembre 1998 (six nouvelles courtes : Au fond de la ruelle《小巷深处》,
Le Puits《井》,
Le Gourmet《美食家》,
Le Mur《围墙》,
Une ancienne famille de colporteurs《小贩世家》
et La sonnette《门铃》).
- Nid d’hommes《人之窝》,
roman traduit par
Chantal Chen-Andro, Seuil, 2002.
- Ma seconde rencontre avec Maître Zhou Tai《二遇周泰》,
nouvelle traduite par Geneviève Imbot-Bichet, in : Les rubans
du cerf-volant, anthologie, Gallimard/ Bleu de Chine, 2014,
p. 19-34.
[1]La
traduction du titre est calquée sur celui de l’ouvrage
de Marcel Rouff, « La vie et la passion de Dodin
Bouffant, gourmet », alors que le titre chinois est tout
simple, donc tirant bien plus vers le symbolique : « Un
gourmet ».
[2]
Littérature chinoise, 3ème trimestre 1986, La
faible lumière, p. 134.
[5]Deng
Xiaoping, dans son discours inaugural, ayant rejeté les
erreurs des dix années de la Révolution culturelle sur
Lin Biao et la Bande des quatre, a loué « l’enthousiasme
créatif » qui avait déjà réussi à effacer leur influence
nocive. Cependant, si la littérature était libérée du
carcan politique, elle devait rester « au service du
peuple »…
[6]En
paraphrasant la traduction du titre du roman « A Man in
Full » de Tom Wolfe, 1998 : « Un homme, un vrai ».
[7]“For
his success in portraying the
traditions and customs of Suzhou, he was called an"urban
root-seeker", an honour he shared with other writers
such as Deng Youmei (邓友梅),
who wrote about the disappearing traditional culture of
old Beijing.”
Historical Dictionary of Modern Chinese Literature, Ying
Lihua, Scarecrow Press, December 2009, pp
121-122.
[8]La novella
a été adaptée au cinéma par le réalisateur Li Yalin (李亚林)
et le film
éponyme,
sorti en 1987 et présenté à la Semaine de la critique du
festival de Cannes, est l’un des grands films des années
1980, l’un des derniers avant 1989. De
manière presque symbolique, Li Yalin est mort d’une
tumeur au cerveau l’année suivante.
[9]C’est le thème du
rapport inaugural présenté par Zhang Guangnian (张光年),
vice-président de l’Association des écrivains connu sous
son nom de plume de Guang Weiran (光未然),
auteur du poème « Le Chant du Fleuve jaune » (《黄河大合唱》)
devenu rédacteur en chef de la revue Littérature du
peuple en 1977.
Le
numéro du 3e trimestre de 1985 de la revue
Littérature chinoise était placé sous ce thème aussi,
portant en couverture le titre « Le IVe Congrès des
écrivains. La Grande Réforme », et donnant une
traduction d’extraits du rapport de Zhang Guangnian sous
le titre « De la liberté de création » (pp. 12-15).
[11]Il
n’est pas question de Mao dans le roman, sauf en toile
de fond ou comme objet de sarcasmes. On comprend l’émoi
et l’indignation de la veuve de Lu Wenfu découvrant la
couverture de la première édition de la traduction
française, arborant un portrait de Mao à l’intérieur
d’une étoile. La maquette a été modifiée lors de la
réédition en livre de poche.
[13]Novella initialement
publiée dans le 3e numéro de 1988 de la revue
Yalu River (《鸭绿江》)
avant d’être très vite reprise dans d’autres revues plus
prestigieuses. Lu Wenfu avait rencontré un rédacteur de
la revue Yalu River alors qu’il était à Pékin à la
recherche d’un médicament rare pour soigner sa fille. Le
secrétaire du Parti de la revue lui en ayant procuré, Lu
Wenfu a écrit cette nouvelle en remerciement, en quelque
sorte.
[14]Gūsū étant un district
urbain au cœur de la vieille ville de Suzhou où se
trouvent de nombreux sites historiques, dont huit des
neuf Jardins classiques (苏州古典园林)
répertoriés dans la liste du patrimoine mondial de
l’Unesco.