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« Grenouilles » de Mo Yan : la politique de l’enfant unique, comme un conte halluciné

par Brigitte Duzan, 12 octobre 2018  

 

Publié en Chine en 2009, « Grenouilles » (Wa《蛙》) est le onzième roman de Mo Yan [1], couronné du prix Mao Dun en 2011 et publié en France la même année, dans une traduction de Chantal Chen-Andro comme les quatre précédents [2].

 

Mo Yan traite ici d’un sujet d’actualité, puisque la politique de l’enfant unique dont il est question a été peu à peu assouplie à partir de 2013, et abandonnée en 2015 [3]. Mais le plus intéressant tient à la forme et au style adoptés dans ce roman.  

 

Histoire de la tante : soixante-dix ans de la Chine moderne

 

Comme souvent, Mo Yan s’est inspiré d’une histoire vraie, à laquelle il a ajouté les mille et un détours d’une narration enrichie par les fruits de son imagination.

 

De l’accouchement-miracle…

 

Wa, édition chinoise 2009, avec le caractère grenouille et les figurines de glaise

   

Au début était une de ses tantes, que l’on ne connaîtra que sous le sobriquet de gugu (姑姑) : une sœur de son père dont il fait un personnage emblématique, mi-ange mi-démon, traversant le siècle en appliquant avec zèle les directives gouvernementales, fluctuantes au gré du temps et des changements de politique. Car au début était surtout le verbe : les injonctions du Parti tout-puissant.

 

Autre illustration, représentant

 la Tante accablée par le repentir

et cernée par des têtards

 

Fille d’un médecin militaire née en 1937, la tante grandit pendant la guerre ; tout jeune, elle est prise en otage avec sa mère par les Japonais qui veulent forcer son père à venir travailler pour eux. Bien qu’il ait refusé de collaborer, la tante est relâchée saine et sauve. A la mort de son père ensuite, alors qu’elle a tout juste 17 ans, elle devient une sorte de gynécologue aux pieds nus, mais elle est tellement douée qu’elle se fait vite une réputation, à une époque où les accouchements étaient encore soumis à des règles relevant de pratiques ancestrales empreintes de superstition. La tante réalise accouchement sur accouchement, 1 612 d’avril 1953 à fin décembre 1957 nous dit Mo Yan (soit quasiment un par jour), en sauvant nombre de femmes et de bébés au passage.

 

En même temps, intelligente et jolie, elle tombe amoureuse d’un pilote de l’Armée de l’air chinoise. Pas de chance, il fuit à Taiwan se mettre au service de Tchang Kai-chek. Accusée de collusion avec l’ennemi, la jeune gugu passe un mauvais

moment, mais, en 1961, elle est finalement exonérée de sa faute. Tout cela se trouve coïncider – sans que ce soit dit - avec la campagne contre les droitiers et le Grand Bond en avant ; ce qui est mentionné, car c’est nécessaire à l’histoire, mais en termes feutrés car c’est toujours un suprême tabou, c’est que la Grande Famine a laminé la population.  

 

… à l’avortement forcé…

 

La tante se retrouve au chômage, mais pas longtemps, car Mao relance la machine en incitant (par des aides matérielles) à procréer pour combler le déficit de naissances. C’est le boom des « enfants patates douces » en 1963 et le début d’une course en avant aboutissant à un boom démographique [4]. L’explosion de la courbe des naissances entraîne un coup de frein brutal du Parti, inquiet de ne pouvoir arriver à nourrir tout ce monde, aboutissant au lancement de la politique de l’enfant unique, ébauchée par une première tentative de planning familial en 1965, et déployée de manière coercitive après la mort de Mao.

 

La tante se jette à corps perdu dans l’application de cette nouvelle ligne draconienne, en pratiquant les avortements avec le même zèle que les accouchements autrefois, en poursuivant les femmes indûment enceintes et les couples refusant de se soumettre à la loi du Parti…

 

et à la repentance

 

La dernière partie de sa vie s’ouvre sur la période moderne, période de repentance pour la tante, dans une Chine où l’élévation du niveau de vie permet à beaucoup de s’offrir les enfants qu’ils veulent, en payant les amendes, et au besoin en ayant recours à des mères porteuses, ce qui engendre un nouveau business florissant.

 

La pièce de théâtre, à la fin, repart dans une ligne narrative différente, dans une Chine moderne et pimpante, entre clinique de maternité sino-américaine rutilante et élevage de grenouilles taureaux (牛蛙公司) [5] camouflant une clinique clandestine pour mères porteuses (代孕公司). Mo Yan met au second plan le personnage principal de la tante, rongée par le repentir, pour se centrer sur celui d’une victime évoquée dans le chapitre précédent : Chen Mei (陈眉), jeune fille défigurée dans l’incendie de son usine où elle s’était embauchée pour payer les frais d’hospitalisation de son 

 

Edition japonaise

père ; devenue mère porteuse, pour les mêmes raisons, elle est à nouveau victime du système, comme un papillon pris dans une toile d’araignée.

 

Mo Yan parvient malgré tout à terminer sur une note apaisée, comme pour sacrifier aux dieux du mélodrame chinois, sinon à d’autres.

 

Une forme originale et une faconde maîtrisée

 

On ne saurait rendre justice à l’écriture de Mo Yan en ne rendant compte que de l’histoire qu’il relate dans ses romans. Chacun part certes d’une idée originale de narration, mais elle est chaque fois soutenue par une sorte de mise en scène, constituée par la forme choisie.

 

Une structure originale en cinq chapitres et une pièce de théâtre

 

L’histoire de « Grenouilles » est contée à la première personne par un narrateur nommé Têtard (蝌蚪), le deuxième enfant auquel la tante aura permis de voir le jour. Chacun des cinq chapitres s’ouvre sur une lettre de sa main, écrite alternativement de Pékin ou de Gaomi, à celui dont il se dit être le disciple, un écrivain japonais déjà âgé du nom de Sugitani Yoshihito (sans doute inspiré par Oe Kenzaburo).

 

Traduction française

 

En ce sens, la forme épistolaire de « Grenouilles » rappelle celle du « Pays de l’alcool » (《酒国》), publié en 1993 [6] et construit selon une double ligne narrative : une ligne fictionnelle mettant en scène un détective enquêtant sur de prétendues pratiques cannibales, et un échange épistolaire entre un aspirant écrivain et un auteur du nom de… Mo Yan. Cette double ligne narrative est le modèle vers lequel est revenu Mo Yan pour « Grenouilles ».

 

La première lettre, datée de mars 2002, explique que le dénommé Têtard a accompagné cet écrivain rendre visite à sa tante et que c’est ce qui l’a incité à écrire son histoire. Mais il veut le faire de manière originale, sous la forme d’une pièce de théâtre dans le style des pièces de Sartre, Les Mouches ou Les Mains sales [7]… La pièce en question, en neuf actes, constitue la dernière partie du roman, dont les cinq premières parties viennent éclairer l’histoire : c’est le travail préparatif de recherche, en quelque sorte.

  

La pièce, cependant, dépasse l’histoire de la tante pour aborder la période contemporaine, celle de ses soixante-dix ans. Cette dernière partie dresse une sorte de constat de la politique de l’enfant unique dans ses ultimes avatars, et ses derniers excès, avec le développement du système des mères porteuses [8].

 

Une narration de conteur dans un construction originale

 

En même temps, Mo Yan a abandonné le style narratif foisonnant et baroque qui était encore celui de son roman précédent, « La dure loi du karma » (《生死疲劳》), publié en 2006. Il s’agissait là de cinquante ans d’histoire chinoise racontée au travers de six réincarnations du même personnage, avec des scènes tenant de l’épopée.

 

Avec « Grenouilles », Mo Yan revient, dans les cinq premiers chapitres, vers une narration plus traditionnelle, rappelant le style des conteurs d’autrefois [9]. Mais la construction vient rompre ce qui aurait pu être une narration traditionnelle, avec une introduction de forme épistolaire pour chaque chapitre et une conclusion ouvrant l’histoire sur une satire de la société chinoise du 21e siècle, sous forme de dialogue théâtral. Mo Yan sort de l’ordinaire.

 

Un art narratif plein de symboles et de légendes

 

En outre, la narration comme le style fait la part belle aux légendes et aux symboles, à commencer par le titre qui renvoie, comme Mo Yan l’explique lui-même dans l’acte IV de la pièce de théâtre finale, à une triple symbolique significative : (), la grenouille, connue pour sa fertilité, est homophone, au ton près, du nourrisson (), mais aussi du second caractère de (女娲), la sœur du légendaire empereur Fuxi qui a créé les premiers hommes en les façonnant avec de la glaise et qui est également devenue la divinité à invoquer pour avoir des enfants.

 

Mo Yan joue de ces symboles à plaisir et retrouve là une dimension fantastique, surtout à partir du chapitre 4. La tante est paniquée par les vagues de grenouilles qui lui apparaissent en songe, et qui lacèrent sa robe… Elle est sauvée par un personnage étrange qui, sous la lune, ramasse de la glaise. C’est le grand maître des bébés d’argile, Qin He (工艺大师, 泥娃王秦河), dont les figurines modelées dans la glaise renvoient directement à la création de l’homme par Nüwa (4ème partie, chap. 1). Et ces figurines s’animent à chaque pleine lune, en se mettant à danser au son de la flûte….

 

Le texte rejoint les légendes de son Gaomi natal dont nous parle Mo Yan dans la postface du « Supplice du santal » et dont Têtard rapporte dans ce roman-ci celles concernant les grenouilles que lui contait sa grand-mère. C’est toute l’imaginaire de Mo Yan façonné par les histoires entendues dans son enfance qui resurgit ainsi et, plus que jamais, vient animer sa narration.

 

Dans la préface au recueil « Dépasser le pays natal » (《超越故乡》) [10], Chantal Chen-Andro cite la fin d’un entretien de Mo Yan avec Ōe Kenzaburō, prix Nobel de littérature 1994, qui dit : « Mon domaine de recherche est de comprendre comment un auteur est amené à créer un procédé propre à ce qu’il veut écrire. » Pour Mo Yan, dit-elle, « cette écriture est la quête du pays natal spirituel, » et chacun de ses romans est une étape dans cette quête. « Grenouilles » est le dernier en date, le dernier publié avant l’obtention du prix Nobel.

 

 


[1] Texte chinois en cinq parties, disponible en ligne : https://www.kanunu8.com/book3/8257/

[2] Aux éditions du Seuil comme les autres aussi.

[3] Les autorités chinoises ont même adopté au début de 2018 une nouvelle politique incitant les jeunes couples à avoir un deuxième enfant pour pallier le vieillissement rapide de la population. Sans beaucoup de succès.

[4] Recensement de 1953 : 583 millions d’habitants. Recensement de 1964 :  695 millions. Recensement de 1982 : 1 008 millions. La population a doublé en trente ans.

[5] Espèce invasive originaire d’Amérique du Nord, qui, vorace, colonise les étangs en se nourrissant des autres grenouilles et de tout ce qui s’y trouve par ailleurs, jusqu’aux petits mammifères. On ne peut exclure ici l’aspect satirique et l’ironie de l’auteur.

[6] Traduit par Liliane et Noël Dutrait, Seuil 2000.

[7] Ces exemples ne sont certainement pas donnés au hasard et il faut savoir ici lire entre les lignes. Les Mains sales (1948) est une pièce complexe où, dans un contexte de désillusion face des idéaux communistes mis à mal par la Guerre froide et le stalinisme, Sartre s’interroge sur l’usage de la violence dans l’action révolutionnaire et sur la propension à privilégier l’efficacité plutôt que l’idéal. Mais Les Mouches (1943) est bien plus intéressante dans le contexte de « Grenouilles » : Mo Yan convoque Sartre pour apporter une lecture en abyme des thèmes traités dans son roman.

Les Mouches renvoie à la tragédie grecque et au mythe des Atrides : Oreste rentre dans sa ville natale envahie par des mouches, où tout le monde est torturé par le remords de ses crimes, en particulier les souverains, mère et beau-père d’Oreste ; sa sœur Electre, enfermée au palais, tente par ailleurs de fomenter une révolte du peuple…  C’est une atmosphère délétère où tout le monde est pris dans une éternelle spirale de mort et de violence déterminée par le destin, ou les dieux…  Mais le message de Sartre tient dans la décision d’Oreste de se sacrifier pour son peuple en laissant les habitants d’Argos, seuls face à eux-mêmes, se libérer par leurs actes de leurs illusions : devenir des hommes responsables, libérés des dieux. Oreste apparaît comme le type même du résistant, et la pièce de Sartre comme une critique de la tyrannie.

[8] On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser à l’analogie avec « Un paradis » (《福地》) de Sheng Keyi (盛可以), qui, elle, traite le sujet sous une double forme satirique et poétique. Le thème est d’actualité, et pas seulement en Chine.

[9] Conteurs auxquels il se rattache lui-même, comme il l’a revendiqué lors de son discours de réception du prix Nobel.

[10] Recueil de quatre essais traduits par Chantal Chen-Andro, éditions du Seuil, mai 2015. 

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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