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Sheng Keyi 盛可以

Un Paradis《福地》

par Brigitte Duzan, 12 juillet 2016, actualisé 23 septembre 2019

 

Présentation

 

« Un Paradis » est une nouvelle que Sheng Keyi (盛可以) a fini d’écrire au début du mois de janvier 2016, et qui a été publiée en mars dans la revue Shouhuo, ou Harvest.

 

C’est une nouvelle novatrice, et intéressante à plusieurs titres.

 

D’abord elle entre dans la catégorie des nouvelles dites, en Chine, « de longueur moyenne », c’est-à-dire ce qu’on appelle en anglais « novella », et qui est souvent publié en France, faute de mieux, sous le label de « court roman » bien que ce soit trompeur. C’est la première fois que Sheng Keyi écrit une nouvelle de ce genre, elle s’était jusqu’ici limitée aux nouvelles courtes et aux romans. C’est une initiative significative dans un contexte littéraire où ce genre de nouvelle est reconnue dans la profession et par les critiques littéraires chinois comme le plus intéressant de la littérature chinoise contemporaine [1].

 

Par ailleurs, dans son édition originale dans la revue Harvest, le texte est illustré à la façon d’un manhua. Il est d’ailleurs découpé en quarante-et-un chapitres très brefs, qui se prêtent au format « une illustration par page ».

 

Tout autant qu’au manhua, ce genre d’illustration rappelle les éditions illustrées de romans populaires dans la tradition classique chinoise. Il est certain qu’il s’agit là d’une expérience intéressante qui modernise le genre, tout en gardant une grande qualité littéraire.

 

Car l’intérêt primordial de la nouvelle reste la grande qualité du récit, tant du point de vue narratif que stylistique. Le sujet est nouveau : le

 

La première page du texte dans le numéro de mars de Harvest

« paradis » dont il est question dans le titre est une clinique pour mères porteuses, organisée et gérée comme un centre de détention bien chinois. Le récit est conté par une « jeune idiote », muette de surcroit, qui a été ramassée dans la rue, et qui mêle à ses observations du lieu ses souvenirs d’enfance, et en particulier de sa mère.  

 

Le texte est ainsi à la fois satirique et très poétique, ce qui en fait tout le charme, subtil et incisif. Le directeur/fondateur est caricatural à souhait, tout comme son « business » organisé en prison dorée, un rien emblématique, mais ce sont les femmes qui sont les plus attachantes. A leur arrivée, elles reçoivent un numéro, et sont baptisées de noms de fruits, ce qui fait aussitôt penser aux célèbres « Fleurs de Shanghai » de Han Bangqing, roman qui, d’ailleurs, était aussi illustré dans son édition originale [2].

 

Chacune d’entre elles a son caractère et son histoire, celle-ci à peine entrevue, mais suffisante pour donner de la profondeur au récit. C’est le cas surtout de la narratrice, la « jeune idiote », dont les souvenirs et le regard innocent tracent un portrait d’une grande sensibilité.

 

Vivante et d’un style très travaillé, la nouvelle s’inscrit dans la thématique propre à Sheng Keyi, et à ses préoccupations en matière de droits de la femme et de sa place dans la société chinoise actuelle.

 


Traduction

Un Paradis 《福地》, roman traduit par Brigitte Duzan/Zhang Xiaoqiu
Philippe Picquier, septembre 2018, 176 p.

  


 

Extrait du texte et traduction

 

Chapitre 5

 

睡在天桥下,总能看见月亮,稀薄的,里面有一棵树,一个人拿着斧子1在砍树。他抽出斧子,树就像水一样合拢2。我盯着他。他一直砍。老鼠和蟑螂3爬到我的腿上。天桥底下长出了水泥钉,他们用棍子挑散我的家,扔到垃圾桶里。我搬到公园后门,厕所边有一块空地,从那里可以看见公园景色。一个老头子拿把剑,这边刺一下,那边刺一下,将剑夹在腋窝里,用一条腿站着,手掌慢慢推开空气。

1.斧子 fǔzi hache  3. 蟑螂 zhāngláng cancrelat

2.合龙 hélóng digue qui ferme un barrage 合拢 hélǒng fermer, enfermer

4. 腋窝 yèwō aisselle

 

柔软的床有一条河那么宽,河水在太阳底下闪光。捡块瓦片打漂漂。瓦片在水面突突突突,像只逃跑的老鼠,一头钻进洞中。门忽然开了, “168,起来,准备去检查身体。

圆圆的牛总统,后面跟着一个圆圆的女人,脸上粉白,眼线很黑,到眼角那儿往上一挑。唱草台子戏的演员,眼睛也画成这样。她的奶子堆得像两座坟,泥土几乎挤到下巴了。清明节,我从别人的坟山里扯来纸灯笼,插进妈妈和爸爸的坟山。清明节的雨水比眼泪多。妈妈说,眼泪解决不了任何问题,但是爸爸死的时候,她偷偷哭了好多次。

牛总统伸手拍拍坟墓,手掌和嫩肉撞击出叭叭的脆响声,坟墓颤波波的。

圆圆的女人挑起眼尾,别,她看着呢。

她懂啥,跟条狗差不多。”  ...

 

En dormant sous la passerelle, on peut voir la lune, toute fine ; dessus, il y a un arbre, et un homme qui a pris une hache pour abattre l’arbre [3]. Il brandit la hache et l’arbre est à sa merci, comme l’eau prisonnière derrière un barrage. Je l’observe. Il n’arrête pas de frapper tandis qu’une souris et un cancrelat montent sur ma jambe. Sous la passerelle, il y a des clous qui ressortent du ciment. Ils sont venus avec des bâtons, ont chassé les gens de ma famille, et les ont jetés dans des bennes à ordures. Moi, je suis allée me réfugier à l’entrée derrière le parc ; à côté des toilettes, il y a un endroit d’où l’on peut voir ce qui s’y passe. Il y a un vieil homme qui manie une épée, un coup d’un côté, un coup de l’autre, puis la cale sous un bras et, debout sur une jambe, étend lentement la paume de l’autre main pour repousser le ciel.

 

Mon lit moelleux est aussi large qu’une rivière dont les eaux scintillent au soleil. Je ramasse un bout de brique et fait des ricochets dans l’eau, tu tututu, on dirait une souris qui détale, et disparaît dans son trou. La porte s’ouvre soudain, « 168, debout, prépare-toi pour la visite médicale ».

 

Arrive le directeur, tout rond, suivi d’une femme, toute ronde, le visage poudré de blanc, les yeux cerclés de noir, avec, au coin de l’œil, un trait qui remonte. On dirait un de ces acteurs d’opéra de village dont les yeux sont maquillés exactement ainsi. Elle a des seins comme deux tertres funéraires qui lui écrasent le bas du menton. A la fête des morts, j’ai pris une lanterne de papier sur une tombe pour aller la mettre sur celle de papa et maman. Ce jour-là, il est tombé une pluie aussi drue que mes larmes. Maman disait que les larmes ne peuvent rien résoudre, mais, quand papa est mort, j’ai bien vu qu’elle a pleuré plus d’une fois en cachette.

 

Le directeur tend la main pour tapoter les deux tertres ; au contact de la chair tendre,ses paumes produisent un petit son très net, papa, et les tertres se mettent à frémir.

La femme rondouillette me désigne du coin de l’œil : non, ne fais pas ça, elle nous regarde.

« Mais que veux-tu qu’elle comprenne, elle a autant de jugeote qu’un chien. » …

 


 

Première critique parue dans Livre Hebdo, n° 1181, 6 juillet 2018 :
Bébé « made in China », par Sean James Rose.

 

 

 

 

 

Interview de Sheng Keyi par Kavian Royal, Le9, n° 18, juin 2019

http://www.voixauchapitre.com/archives/2018/chine_interview_sheng_keyi_2019.pdf

 


 

Critique parue dans Libération (27-28 octobre 2018)

Sheng Keyi, la couveuse des femmes-fruits, par Marie-Agnès Blum.

 

 

Le paradis est «la demeure des immortels dans le taoïsme », précise la traductrice, mais ici « le paradis » est en fait une fabrique de mortels, un centre illégal de mères porteuses géré par des petits chefaillons profiteurs. Wenshui, jeune fille muette, un peu simplette aux yeux des autres, débarque avec son petit chien noir dans cette demeure où les femmes entre elles se donnent des noms de fruits, pour les autres ce sont des numéros.

 

C’est elle, Wenshui (qui veut dire « questions à l’eau »), baptisée « Pêche », qui raconte la vie dans cette couveuse peuplée de jeunes femmes aux ventres blancs et de plus en plus ronds, sa complicité avec Clémentine, une frondeuse auprès de qui elle trouve protection, les révoltes menées avec espièglerie par toutes les femmes devenues solidaires face au règlement carcéral imposé par un directeur bouffi. Mais la sensibilité de Pêche est au cœur du livre, si singulier, à la fois candide et perspicace, où l’humour fait souvent la nique au drame de cet univers abject. Tout est vu à travers le prisme de son regard d’enfant, les petites et les grandes trahisons, les jeux de pouvoir, aussi cruels que comiques. Les méchants sont peints comme des personnages truculents de bande dessinée. Pêche, témoin muet, entend toutes les histoires de ces femmes, aussi vivantes que terribles, comme on raconte sa vie autour d’un lavoir. Parfois, comme dans une aquarelle, les contours se noient dans son histoire à elle, d’avant le « paradis ». Alors, sa mère apparaît, voile de douceur et de douleur. Tête de bois, un peu bancal lui aussi, celui qui a engrossé Pêche dans les herbes sauvages sous l’œil complice d’un oiseau. De bout en bout, le livre est traversé par ce souffle poétique, sensuel, où tout est vivant, vibrant, où « les feuilles des arbres rient aux éclats », où « les insectes en habits de fleurs fourmillent », comme toutes ces femmes fruits à la peau douce et parfumée. 

 


 

Critique parue dans Zibeline (Du 09 au 16 novembre 2018)
Au « paradis » des femme s-fruits, par Maryvonne Colombani

 


 

Critique parue dans Le Matricule des Anges (Novembre-decembre 2018)
UN PARADIS de Sheng Keyi, par Thierry Guinhut

 


 

L’enfer des mères porteuses en Chine
Par Geneviève Clastres (Planète Asie, Les blogs du Diplo, 9 septembre 2019)

 

https://blog.mondediplo.net/l-enfer-des-meres-porteuses-en-chine

 


 

Critiques des lecteurs 

 

- Sur Babelio : https://www.babelio.com/livres/Sheng-Un-paradis/1058000

- Sur le blog Lire pour le plaisir :

http://mesimpressionsdelecture.unblog.fr/2018/09/01/un-paradis-snheg-keyi/

- Sur le blog Bookowlic : http://bookowlic.fr/un-paradis-de-sheng-keyi/

 


 

A lire en complément

 

Hommage à Cui Xiuwen et à ses Anges blancs, anges disparus d’« Un Paradis »

 

Analyses du livre dans les comptes rendus de deux séances de clubs de lecture qui lui étaient partiellement consacrés :
        - Club de lecture VAC-Morbihan, séance du 28 mars 2019
        - Club de lecture « A la page » de Narbonne, séance du 1er avril 2019
 

 

 


[2] Voir les illustrations du roman dans la présentation du film de Hou Hsiao-hien qui en est adapté :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Hsiao_hsien_fleurs_de_Shanghai.htm

Ceci dit, Sheng Keyi m’a dit qu’elle n’avait pas lu le roman avant d’écrire sa nouvelle. C’est donc une coïncidence fortuite.

[3] Allusion à l’une des légendes chinoises concernant la lune : Sisyphe chinois, Wu Gang (吴刚) a été condamné à éternellement couper l’osmanthe de la lune qui repousse régulièrement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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