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Ru Zhijuan 茹志鹃 

1925-1998

Présentation

par Brigitte Duzan, 11 septembre 2010

 

La biographie de Ru Zhijuan (茹志鹃)se réduit aujourd’hui bien souvent à une ligne : Ru Zhijuan est la mère de Wang Anyi.

 

On voit souvent des enfants étouffés par la célébrité de leurs parents, des femmes reléguées dans l’ombre de leur époux, et même parfois l’inverse, il est plus rare de voir un écrivain qui eut son heure de gloire finir par être encensé pour la seule raison d’avoir mis au monde un rejeton doué et prolifique.

 

Il y a là un phénomène de mode, mais pas seulement : Ru Zhijuan est l’auteur discret d’une trentaine de nouvelles et quelques essais, tout simplement parce qu’elle a vécu les dures années de la Révolution culturelle pendant lesquelles elle n’a rien pu écrire, et que, même au cours des années précédentes, elle n’a pas eu la liberté de publier ce qu’elle voulait. Elle avait pourtant du talent, et la volonté de se démarquer de l’idéologie

 

Ru Zhijuan (茹志鹃) jeune recrue 

ambiante, ses premières œuvres le montrent bien.

 

Sa fille elle-même lui a rendu hommage en publiant la deuxième partie de son autobiographie retrouvée à sa mort. Bien qu’elle se défende de rien lui devoir, il y a pourtant indéniablement un esprit commun aux deux œuvres, qu’il est intéressant de souligner pour compléter la sempiternelle comparaison avec Zhang Ailing.

 

Pauvre et orpheline : trouvant sa ‘vraie famille’ au sein de l’Armée de Libération

 

Les premières années de la vie de Ru Zhijuan semblent sorties d’un scénario de film de propagande.

 

Elle est née à Shanghai en 1925, dans une famille pauvre. Elle perd sa mère à l’âge de trois ans et, son père les ayant abandonnés, est élevée avec ses quatre frères par sa grand-mère paternelle. Elle ne peut aller à l’école qu’à partir de onze ans, mais de façon discontinue et chaotique : sa grand-mère travaille dans une fabrique, les fins de mois ne sont pas faciles et la guerre n’arrange rien ; qui plus est, usée prématurément, la grand-mère meurt en 1938 et Ru Zhijuan échoue dans un orphelinat, ne terminant le premier cycle du secondaire qu’en 1942.

 

Elle n’aura donc passé, au total, que quatre années à l’école. Mais elle s’enfuit de l’orphelinat avec ses frères, continuant d’étudier, comme elle peut, la littérature qui la passionne : dans un cours du soir pour femmes, puis dans une école de religieuses américaines. Avide de lecture, elle a aussi l’envie d’écrire : dès novembre 1943, à l’âge de 18 ans, elle publie dans la revue ‘Shenbao’ (《申报》une première nouvelle, très courte, à peine huit cents caractères, qu’elle intitule « Une vie » (《生活》) ; elle y raconte l’histoire d’une jeune diplômée de l’université qui n’arrive pas à trouver de travail, et, de rage, déchire son diplôme en mille morceaux qui retombent à terre comme autant de petits papillons blancs. C’est un reflet des conditions de vie difficiles de la fratrie, tellement difficiles qu’elle pense un moment se suicider ; seul le prix des somnifères l’en dissuade.

 

insignes de la Nouvelle 4ème Armée

 

Avant même que paraisse la nouvelle, pour échapper à la misère, elle s’enrôle, avec son frère aîné, dans la Nouvelle Quatrième Armée (新四军) qui avait été créée fin 1937 pour intégrer les forces armées communistes du Sud dans ‘l’armée nationale révolutionnaire’ chinoise après la création par les Nationalistes et le Parti communiste du ‘deuxième front uni’ contre l’invasion japonaise.

 

Ru Zhijuan intègre l’une des troupes de théâtre qui faisaient partie des activités militaires. Elle passe ensuite dans  un groupe basé à Nankin où elle a la charge d’écrire des chants, poèmes et ballades patriotiques. Elle devient membre du Parti communiste en 1947. 

 

Elle apparaît alors sur ses quelques photos de l’époque comme l’une de ces jeunes soldates typiques, en uniforme, le regard tourné vers l’avenir, travaillant activement et dans

l’enthousiasme à l’avènement de la Chine nouvelle.

 

En 1949, elle passe au service culturel de l’armée basé à Nankin. En 1952, après une première pièce de théâtre écrite en 1948, « La locomotive 800 est partie » (《八00机车出动了》), elle en écrit une seconde, « Le combattant aux mains nues » (《不拿枪的战士》) - où combattant (战士) s’entend également au sens de militant – qui obtient le prix de création artistique de la région militaire (军区创作奖).

 

Elle publie également quelques premières nouvelles essentiellement nourries de son expérience de la guerre civile et de la période révolutionnaire, comme « Tante Guan » » (《关大妈》), publiée en 1954, qui dépeint une sorte de Mère Courage pleine d’idéal et d’esprit de sacrifice. Elle est dans les normes, celles prescrites en 1942 par Mao dans son ‘discours de Yan’an

 

« Tante Guan » » (《关大妈》)

sur la littérature et les arts’.

 

Ru Zhijuan avec Wang Xiaoping (王啸平)

 

Elle revient à Shanghai en juillet 1955 ; elle se marie, avec le dramaturge et réalisateur Wang Xiaoping (王啸平) qui faisait partie de la même troupe de théâtre qu’elle, à Nankin, et était en outre réalisateur aux studios du Jiangsu. Son horizon s’élargit. Commence alors véritablement sa carrière littéraire. Tandis que beaucoup d’écrivains ont préféré cesser d’écrire après 1949, elle écrit des nouvelles qui se démarquent des normes officielles et se distinguent donc du lot commun des romans et nouvelles alors publiés.

 

Ecrivain atypique de la nouvelle Chine, condamnée au silence pendant dix ans

 

A tout juste trente ans, elle est nommée rédactrice en chef du ‘mensuel de la littérature et des arts’ (《文艺月报》) qui dépend de la branche de Shanghai de l’Association des écrivains. Trois ans plus tard, elle fait sensation avec une nouvelle qui tranche et avec ce qu’elle a écrit jusque là et avec ce qui est publié alors : « Les lis »  (《百合花》), publiée en 1958, après avoir essuyé plusieurs refus successifs, dans une revue littéraire du Shaanxi, ‘Yanhe’

(《延河》).

 

C’est encore un très court récit, toujours inspiré de la période de la guerre, mais qui s’intéresse surtout aux sentiments inavoués des personnages : une histoire d’amour, dira-t-elle plus tard, où l’amour est absent. Elle se passe à l’automne 1946, au moment de l’offensive communiste contre les Nationalistes. Elle est contée par une narratrice, membre d’une troupe de théâtre, envoyée sur le front comme aide aux urgences. Le récit est superbement

 

 « Les lis »  (《百合花》)

construit et développé, à partir de la description des deux personnages principaux, le récit découlant presque logiquement de leurs caractères respectifs. Il est empreint d’une tendresse retenue, d’une poésie délicate, qui en font un texte en marge de son époque, ce qui a suscité la polémique à sa publication.

 

Ru Zhijuan y joue à la fois des images propres à la tradition classique et à la nouvelle mythologie héroïque socialiste. Cependant, l’accent est mis sur l’évocation poétique du refoulement des sentiments et Ru Zhijuan déroge pour ce faire à l’une des règles d’or de la littérature prônée par Mao : elle adopte le style ‘gracieux et réservé’ (婉约 wǎnyuē) des œuvres classiques dédiées à la peinture de sentiments délicats, et non le style ‘fougueux et libre’ (豪放 háofàng) voulu par l’époque.

 

La nouvelle déclenche une furieuse polémique à sa parution. Il faut dire que la période était mal choisie, en plein mouvement « anti-droitiste », et qu’il fallait un certain courage pour défier le pouvoir tout particulièrement dans son cas, alors que son mari était sous le feu d’accusations qui allaient l’envoyer en camp de rééducation et que les rares récits « sentimentaux » publiés pendant la période des Cent Fleurs avaient été condamnés comme étant des  « herbes empoisonnées » (1). Elle a la chance d’être soutenue par Mao Dun (茅盾), alors ministre de la culture, qui écrit un article pour louer la nouvelle, pour sa construction comme pour son style, un style plein de fraîcheur et d’élégance (具有清新、俊逸风格). Bing Xin (冰心), qui, de son côté, n’écrivait plus que des histoires pour enfants depuis 1949, lui rend hommage en déclarant que seule une femme pouvait écrire un récit aussi émouvant.

 

Quoi qu’il en soit, Ru Zhijuan devient immédiatement célèbre, et encouragée. Continuant dans le même style anti-conformiste à écrire des histoires où priment la description des sentiments et l’émotion, en particulier sur la famille ou les joies de la maternité, elle publie en 1959 un premier recueil de dix nouvelles et cinq poèmes, « Les grands peupliers blancs» (《高高的白杨树》), suivi d’un autre recueil de dix nouvelles en 1962, « Une maternité bien tranquille » (《静静的产院》).

 

Elle était énormément occupée, entre son travail, les tâches ménagères et, en plus, les enfants ; ce

n’était pas facile de trouver le temps d’écrire. Elle a raconté que, pour y arriver, elle s’était fixé une organisation du travail ternaire (她给自己制定了一个三三制的工作计划: toute la journée, elle était à son bureau, au journal, puis, quand elle rentrait chez elle, le soir, elle s’occupait de ses deux enfants jusqu’à ce qu’ils soient endormis ; puis, elle écrivait quelques heures, ce qui ne lui laissait que peu de temps de sommeil. Ces heures, cependant, lui étaient chères, car c’était une période de tensions terribles, où elle se faisait énormément de soucis pour son mari, tout en sachant qu’elle ne pouvait rien pour lui.

 

En 1960, elle accède à la fonction d’écrivain professionnel, ce qui lui permet d’abandonner son travail au journal et d’avoir plus de temps pour écrire. Malheureusement, les contraintes se resserrent, les écrivains sont de moins en moins libres ; elle publie encore deux nouvelles en 1963-1964, et puis plus rien, pendant toute la durée de la Révolution culturelle, sauf quelques essais en 1975-1976. Elle est violemment prise à partie, cataloguée comme « l’élite de la ligne noire des lettres et des arts » (“文艺黑线的尖子”), la ‘ligne noire’ étant un élargissement du concept de catégories noires développé lors des attaques contre Lin Biao. Elle se jure de ne plus écrire un mot.

 

Elle ne recommence à écrire qu’après la chute de la Bande des Quatre, arrêtés en octobre 1976.

 

Retour à l’écriture : du sourire à la réflexion

 

Avec la politique d’ouverture, elle retrouve un travail, à la revue « La littérature de Shanghai » (《上海文学》), mais elle devient aussi une figure officielle du monde littéraire, devenant en 1978 membre de la branche de Shanghai de l’Association des écrivains.

 

Elle publie dès 1977 une première nouvelle au titre emblématique : « Au sortir de la montagne » (《出山》). Elle est suivie de deux autres en 1979 : « Une histoire mal montée » (《剪辑错了的故事》) et « Le chemin dans la prairie » (《草原上的小路》), toutes les deux primées.            

 

A un moment où la littérature chinoise se fait « littérature des cicatrices », centrée sur la peinture et la dénonciation des horreurs de la Révolution culturelle, « Une histoire mal montée » revient sur

 

Ru Zhijuan âgée

le Grand Bond en avant pour en faire l’origine et la cause des désastres à venir. Le héros est un vieux paysan du nom de Shou (老寿) et la nouvelle donne une vision contrastée des relations entre Parti et paysans avant et après 1949 au moyen d’une série de flashbacks revenant sur sa vie.

 

Ru Zhijuan rappelle d’abord les énormes sacrifices réalisés par les paysans dans les années 40 pour soutenir les forces communistes ; le vieux Shou lui-même avait fait don de quatre sacs de céréales, tout ce que possédait sa famille ; le secrétaire de la commune Gan (老甘), cependant, lui en avait laissé deux pour qu’ils ne meurent pas de faim. Cette relation de compréhension et confiance mutuelles, ainsi que d’entraide, disparaît après l’arrivée du Parti au pouvoir. Le vieux Shou reste un paysan, tandis que Gan gravit les échelons de la hiérarchie bureaucratique en faisant de faux rapports sur les récoltes ; il ordonne même de couper les poiriers de la commune, en conformité avec la politique agraire absurde de la fin des années 50. Shou est dénoncé comme obstructionniste lorsqu’il tente de s’y opposer.

 

Recueil de nouvelles

du début des années 1980

 

A la fin, du haut d’une montagne, il crie au vieux Gan à la recherche duquel il est parti :

——“回来,党的光荣!回来吧!咱们胜利的保证!

    Reviens, tu étais la gloire et l’honneur du Parti ! Reviens ! Tu es le garant de notre victoire.

 

La nouvelle fut très controversée lors de sa publication, mais elle fut louée pour l’originalité de sa ligne narrative, non linéaire. La grande force du récit tient à l’expérience vécue par Ru Zhijuan elle-même ; il traduit sa propre amère désillusion. Le fait qu’elle utilise pour ce faire un style ‘haofang’ aux antipodes de son style antérieur est une marque de son évolution. Le critique Huang Qiuyun (黄秋耘) l’a résumée en disant qu’elle était passée du sourire à la réflexion (“从微笑到沉思”), comme si le silence forcé de ces dix années d’épreuves l’avaient poussée à la méditation sur l’histoire, la sienne et celle du pays, comme si la rage de témoigner l’emportait soudain sur l’envie

d’émouvoir, ou plutôt comme si de cette seule rage pouvait désormais venir sa capacité à émouvoir.

 

A partir du début des années 1980, elle revient ensuite à son style plus habituel et à des histoires intimes, avec des nouvelles comme « L’amour des fils et des filles » (《儿女情》), « Une affaire de famille » (《家务事》) ou encore « Un champ de neige aux couleurs chaudes » (《着暖色的雪地》).

 

Dans cette dernière nouvelle, par exemple, elle revient sur les conséquences dramatiques de la Révolution culturelle sur une vie individuelle, une vie ordinaire,

 

Ru Zhijuan avec Wang Anyi

celle d’une jeune femme, Dong Yude (董毓得), dont le mari, refusant de reconnaître les torts qu’on lui

 

Autobiographie éditée par Wang Anyi

« Le chemin d’où elle vient »

(《她从那条路上来》)

 

reprochait, s’est suicidé en se jetant par une fenêtre ; elle se remarie avec un homme qu’elle n’aime pas pour que son fils ait un foyer, exprimant ses tourments intérieurs dans ses peintures, jusqu’au jour où elle rencontre un homme qui l’amène à penser à elle-même en tant que femme et non seulement comme mère. Les pressions et contraintes sociales rendent cependant sa vie encore plus difficile, et elle est incapable de saisir le bonheur qui s’est offert à elle.

  

Dans ces nouvelles, la politique et l’histoire, reléguées en toile de fond, ne sont qu’épiphénomènes ; Ru Zhijuan mène une réflexion sur la condition féminine qui va au-delà des contingences, et elle le fait avec une chaleur qui donne à ses nouvelles la même émotion latente que celle que l’on percevait déjà dans « Les lis » : c’est une émotion teintée de critique, de douleur vécue, de tension interne qui, débordant soudain, se transmet comme une vibration au bout de la plume.

 

On pense à ce que Virginia Woolf a dit de Jane Austen : 

que, dans ses écrits, on n’entend jamais le canon gronder…

 

Dernier mot : l’autobiographie posthume

 

Ru Zhijuan  souffrait de diabète et d’hypertension. Elle est décédée en 1998, laissant nombre de manuscrits qui

n’avaient jamais été publiés et que Wang Anyi a peu à peu triés, classés et édités. On a ainsi découvert la richesse

d’une œuvre dont on connaissait surtout les principales nouvelles.

 

Elle a aussi écrit des récits dits ‘de reportage’ (报告文学), divers recueils d’essais, dont ceux écrits avec sa fille sur leur voyage et séjour commun aux

Etats-Unis, pour participer à un programme de l’université de l’Iowa (散文集《母女同游美利坚》).

 

En 2005 est également parue une autobiographie

   

Ru Zhijuan peu avant sa mort

 

Dernier recueil de nouvelles

(septembre 2009)

 

d’elle intitulée « Le chemin d’où elle vient » (《她从那条路上来》) dont une partie provient des manuscrits édités par sa fille.

 

Fin 2009, enfin, a été publié un recueil de la quasi-totalité de ses nouvelles, vingt neuf au total, dont une seule dépasse le format ‘court’  et dont la plupart datent des années 1980.

 

Ru Zhijuan  n’est pas seulement la mère de Wang Anyi, mais les deux écrivains ont certainement des points communs, le moindre n’étant pas leur commune réflexion sur la condition féminine, l’une peignant la femme de la Chine nouvelle, l’autre celle de la Chine urbaine moderne, toutes les deux avec leurs difficultés à faire entendre leur voix et à gagner leur indépendance, économique et affective.

 

 

Notes

(1) Comme « Les haricots rouges » (《红豆》) de Zong Pu (宗璞), publiée en 1956. Dans la campagne qui suivit, tout ce qui était « sentimental », décrivant des amours futiles de petits bourgeois, fut classé « droitiste » (右派), ce qui pouvait entraîner une condamnation à la déportation.

 


 

Principales traductions en français et en anglais :

 

- « Lilies and other stories » Panda, 1985

- « Six femmes écrivains », Panda, 1981

Nouvelles de Ding Ling- Bing Xin- Ru Zhijuan- Shen Rong- Zong Pu- Zhang Jie

- « Huit femmes écrivains »  Editions de Pékin (Zhongguo wenxue), 1984
Nouvelles de Ding Ling, Bing Xin, Shen Rong, Zong Pu, Ru Zhijuan, Hang Ying, Wang Anyi, Zhang Jie.

- « Nous sommes nées femmes » – Anthologie de romancières chinoises actuelles, Indigo et côté femmes, 1994

Nouvelles de Zhang Jie, Zhang Kangkang, Ru Zhijuan, Ye Wenbin, Hang Ying, Wang Anyi, Lu Xing’er, Tie Ning.

 


 

A lire et écouter :
《百合花》 « Les lis »


 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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