Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Danmei : la littérature comme phénomène de société

par Brigitte Duzan, 7 juillet 2025

 

Danmei (dānměi 耽美) signifie littéralement « se livrer, s’adonner à la beauté ». C’est un genre littéraire dont la thématique est constituée par les relations intimes entre personnages masculins, et dont la particularité est d’être écrit par des femmes pour un public généralement hétérosexuel, et en grande partie féminin. Mais c’est là une définition quelque peu réductrice car le danmei mêle en fait, selon les auteurs et autrices, des genres très différents, des romans traditionnels chinois, dont les romans d’arts martiaux, à la science-fiction et à la fantasy.

 

Le danmei est encore relativement récent en Chine continentale où, limité par les conditions d’expression et de publication, il est tout au plus un phénomène de société. Ses origines, au Japon, montrent cependant qu’il peut être créatif.

 

I. Origines japonaises

 

Également désigné par le terme de Boys’ Love (BL), ce genre de fiction est apparu et s’est développé au Japon dans les années 1970, dans les cercles du magazine Barazoku (薔薇族), la Tribu des roses, lancé en 1971. La rose Bara, en chinois qiángwēi (蔷薇 : rose du Japon) est associée à la culture gay japonaise, inspiré sans doute d’un recueil de photographies homoérotiques publié par Yukio Mishima et Eikoh Hosoe (細江 英公) en 1963 : Bara-kei (薔薇刑) « Killed by Roses » [1].

 

Du yuri ….

 

Il existe un équivalent féminin : yuri (百合) ou « Girls’Love » (GL), en chinois bǎihé (百合), le lys, également apparu dans les années 1970.  Ces œuvres  de fiction concernent des relations intimes entre femmes, mais pas forcément lesbiens, des liens spirituels ou des relations fusionnelles. Elles sont historiquement et thématiquement liées au shōjo manga (少女漫画), le manga pour filles, l'une des trois principales catégories éditoriales du manga, avec le shōnen manga (少年漫画), mangas pour jeunes ados, et le seinen manga (青年漫画), mangas pour jeunes adultes masculins.

 

Shōjo, cependant, désigne plutôt une classe sociale, apparue pendant l’ère Meiji pour désigner les filles et jeunes femmes entre adolescence et mariage, donc d’une part les adolescentes scolarisées dans le secondaire (avec idée associée d’innocence et de pureté) et les jeunes femmes moga (modan gāru モダンガール), c’est-à-dire la « modern girl » des années 1920,  non mariées, qui travaillent et ont une image plus ou moins sulfureuse. Les premiers magazines dédiés aux shōjo apparaissent en 1902 avec la création du Shōjo-kai (少女界) ou « cercle des filles » [2].

 

 

Premier numéro du Shōjo-kai, 1902

 

 

Cependant, les mangas restent sous-représentés dans ces magazines, ce sont tout au plus quelques pages, laissant la place majoritairement au shōjo shōsetsu (少女小説) ou « roman pour filles », constitué de romans et poèmes illustrés. Ces histoires illustrées - histoires « d'amour et d'amitié » - sont déterminantes dans la mise en place de la culture shōjo, en posant les bases de thèmes récurrents. En tête des autrices emblématiques de cette époque, on trouve notamment Nobuko Yoshiya (Yoshiya Nobuko吉屋 信子) et sa série Hana monogatari (花物語), « Les Contes de la fleur », 52 récits publiés entre 1916 et 1924. Cette romancière décrit des relations de type esu (エス), pratique née de la scolarisation des filles au début de l’ère Meiji désignant les relations intimes entre deux écolières d’âge différent, l’onē-sama (お姉さまgrande sœur) et l’ imōto (petite sœur). Son dernier ouvrage est publié en 1971, deux ans avant sa mort : Nyonin Heike (女人平家) ou « Les Dames du Heike ».

 

 

Hana monogatari 

 

 

L’esu se retrouve également, au même moment, dans la littérature chinoise de la période de la Nouvelle Culture, chez les romancières autour de Lu Yin (庐隐), et en particulier son amie Shi Pingmei (石评梅) avec laquelle elle a entretenu une longue correspondance et dont elle a écrit l’histoire tragique.

 

Après la guerre et son cortège de privations et de malheurs, l’heure est plutôt au divertissement. Au Japon, le roman populaire se développe à nouveau, avec des librairies de location qui rappellent aussi ce qui se passe en Chine avec les lianhuanhua (连环画).

 

De nouveaux mangakas, dont Osamu Tezuka (Tezuka Osamu 手塚 治虫) [3], reprennent la figure de l'héroïne garçon manqué, mais dans un nouveau format déjà populaire dans le shōnen manga, le « story manga », qui propose de longs récits dramatiques plutôt qu'une succession de vignettes plus ou moins indépendantes. L'œuvre emblématique du genre est « Princesse Saphir » (Ribon no kishi  リボンの騎士) de Tezuka, sorte de conte de fées publié de 1953 à 1956 dans le magazine Shōjo Club, qui impose ce type de récit et son style dynamique dans les magazines shōjo. Ces magazines publient par ailleurs des récits d'aventures mettant en scène une jeune fille, parfois travestie, qui se bat à l'épée, un genre, le onna engeki (女剣劇?), apparu dans les années 1920, où l’on retrouve les histoires chinoises de nüxia (女侠)…

 

 

Princesse Saphir Ribon no kishi 

 リボンの騎士 (vol. 1)

 

 

Jusqu’à la fin des années 1950, le manga pour fille Shōjo est principalement produit par des hommes, avec des tragédies à la chaîne. Mais, au cours des années 1960, de nombreux magazines mensuels sont remplacés par des hebdomadaires, des concours permettent de repérer de nouveaux auteurs, où les femmes dominent. Les années 1970 sont l’âge d’or du shōjo manga avec une nouvelle génération inaugurant des thèmes inédits : science-fiction, fantasy, manga historique… C’est aussi à cette époque que deux autrices lancent un nouveau genre :  le shōnen'ai ou yaoi (やおい) = BL), mettant en scène les liens intimes et affectifs, et souvent ambigus, entre personnages masculins.

 

… au yaoi

 

Les deux autrices, pionnières du genre BL, sont Keiko Takemiya (竹宮 惠子Takemiya Keiko), née en 1950, et Moto Hagio (萩尾望都Hagio Moto), née en 1949. La première débute comme mangaka en février 1967 avec un manga publié dans le magazine COM fondé par Osamu Tezuka : Otōto (), histoire de deux « frères » qui préfigure les thématiques BL qu’elle développera par la suite. Elle s’installe à Tokyo à partir de 1970 et emménage avec Hagio Moto, dans un appartement proche de celui de leur amie commune Norie Masuyama, formant avec d’autres mangakas le « salon Ōizumi », base du « groupe de l’an 24 » (24年組Nijūyo nen Gumi).

 

Keiko Takemiya publie ensuite le « Poème du vent et des arbres » (風と木の詩Kaze to ki no uta) publié à partir de janvier 1976 et jusqu’en 1984. C’est devenu un classique : il a contribué au lancement en octobre 1978 du magazine [June], l’un des premiers dédiés au genre Boys’ Love (BL).

 

 

Le magazine June, numéro de janvier 1982,

 avec une couverture illustrée par Keiko Takemiya

 

 

Moto Hagio, pour sa part, après des débuts difficiles, décolle après avoir attiré l’attention de Norie Masuyama qui lui fait connaître les œuvres de Hermann Hesse, puis après avoir emménagé avec Keiko Takemiya, dans le quartier Ōizumi, créant là un salon à l’image des salons littéraires français du 19è siècle dans le but d’améliorer la qualité du Shōjo manga, alors déconsidéré auprès des critiques et éditeurs. Le Salon prend fin en 1973, mais le Shōjo manga entre alors dans son âge d’or. En 1974, un éditeur travaillant pour le Shōjo Comic demande à Moto Hagio une œuvre semblable à « La Rose de Versailles ». C’est « Le Cœur de Thomas » (トーマの心臓Tōma no shinzō), grand classique de BL inspiré des Bildungsromane de Hermann Hesse ainsi que par le film de 1964 « Les Amitiés particulières » de Jean Delannoy d’après le roman de Roger Peyrefitte. Il a été adapté en film, au théâtre et en roman. Ayant ainsi acquis la notoriété lui permettant de se libérer des contraintes éditoriales, Moto Hagio a ensuite publié ce qu’elle désirait faire depuis le début : des histoires de science-fiction qui étaient encore inexistantes dans le genre Shōjo manga. C’est de la science-fiction féministe, influencée par Ursula Le Guin. Puis, à partir des années 1980, Moto Hagio aborde des thématiques plus dures et plus sombres : thrillers avec parricide dans le milieu de la drogue, ou science-fiction post-apocalyptique….

 

De son côté, Riyoko Ikeda (池田理代子Ikeda Riyoko), l’autrice de « La Rose de Versailles », connaît un immense succès [4], avec des adaptations qui renouvellent le genre : le film réalisé en 1978 par Jacques Demy « Lady Oscar », ou la comédie musicale interprétée par la troupe féminine du Tarazuka. Ikeda crée ensuite « La fenêtre d’Orphée » (オルフェウスの窓Orufeusu no Mado) publié de 1977 à 1981 dans le mensuel Seventeen. L’histoire de « La Rose de Versailles » était celle de la reine Marie-Antoinette et d’Oscar François de Jarjayes, élevée comme un garçon par son père et, devenue militaire, affectée à la garde de la reine ; « La fenêtre d’Orphée », fondée sur une légende, est l’histoire des liens entre trois personnages masculins, dont l’un est en fait une femme, comme Oscar. Ikeda sème ainsi les bases du développement d’un nouveau genre, dit bishōnen (美少年), dont le personnage masculin est androgyne. Bishōnen qui sont également privilégiés par Moto Hagio, dans une ambiguïté de genre, théoriquement « neutre » (中性chūsei), mais intérieurement féminin, autorisant diverses interprétations.

 

De là est né le danmei….

 

II. Le danmei : une littérature de plus en plus populaire en Chine, mais censurée

 

C’est au début des années 1990 que le genre Boys’ Love (BL) a été introduit en Chine continentale via des traductions taïwanaises piratées de mangas japonais. Le terme danmei est lui-même emprunté au japonais tanbi (耽美), au sens d’esthétisme.

 

En 1999 ont été créés plusieurs forums danmei en ligne qui ont d’abord servi les fans chinois de BL japonais, mais ont vite accueilli des histoires originales écrites par des Chinoises. De cette même année 1999 date la création du premier mensuel chinois consacré au danmei – « Danmei Season » (《耽美季节》) - qui a continué jusqu’en 2013 malgré l’absence d’autorisation officielle. Au début, les premières communautés étaient le fait d’amateurs. Puis se sont multipliés les sites web de fiction sur internet. Le plus important pour ce qui concerne le danmei est « Jinjiang Literature City » (Jìnjiāng Wénxuéchéng 晋江文学城), fondé en 2003, qui publie des œuvres originales, romances hétérosexuelles, gays, lesbiennes et autres. Le genre attire un vaste public, les adaptations se multiplient et sont diffusées sur les plateformes vidéo (youku, tencent, etc).

 

 

Jìnjiāng Wénxuéchéng 晋江文学城

 

 

On peut distinguer plusieurs phases de développement :

 

1/  Phase initiale (1994-2003 )

 

On peut dater cette phase initiale des débuts officiels de l’internet en Chine, en avril 1994.

Mais, dès 1998 a été conçu le projet « Bouclier doré » (金盾工程) qui a abouti en novembre 2003 à l’établissement du « Grand Pare-feu » (ou Great Firewall of China 防火长城) qui a isolé l’internet chinois du reste du monde. Les fictions danmei comportant des descriptions érotiques ou des éléments relevant de la « culture queer » ont été bloquées, cette culture étant considérée comme le produit de la modernité occidentale et potentiellement dangereuse pour les valeurs sociales chinoises.

 

Le danmei est ainsi apparu comme une menace pour le pouvoir et a été combattu comme tel, alors que l’homosexualité masculine a été un trait de société en Chine depuis les temps les plus anciens, et qu’on en a maints exemples dans la littérature ancienne. Dans la littérature classique, en effet, à côté de nombreux poèmes célébrant des amitiés masculines fondées sur une connivence dans l’appréciation de l’art et de la poésie, il existe des récits fictionnels dont l’intrigue repose sur une liaison entre deux hommes, le plus souvent dans une relation maître-disciple. Ces amours masculines se trouvent entre autres dépeintes avec humour dans l’œuvre de Li Yu (李漁) au 17e siècle, en particulier dans son recueil de nouvelles écrites en langue vulgaire intitulé « Théâtre du silence » (Wusheng xi《无声戏》). La sixième « pièce » de ce théâtre est justement l’histoire d’un riche lettré qui adopte un jeune garçon d’une grande beauté dont il est tombé éperdument amoureux et qu’il « épouse » ; le titre donne aussitôt à l’histoire une connotation classique : « Un homme du genre "mère de Mencius" déménage trois fois pour éduquer son protégé » (《男孟母教合三迁》).

 

 

Wusheng xi, éd. 1989

 

 

Li Yu a ajouté une introduction pleine d’humour dans laquelle il offre une petite histoire des coutumes homosexuelles (masculines) de l’époque, dont il fait une tradition « du Sud » : le « mode méridional » (nanfeng (男风). L’histoire se passe donc dans la région du Fujian, sous l’empereur Jiajing des Ming (嘉靖帝), c’est-à-dire pendant la période 1522-1566.  La tradition semble s’être généralisée par la suite, en particulier dans les milieux de l’opéra de Pékin. Un roman du milieu du 19e siècle exalte l’amour romantique liant des lettrés passionnés d’opéra et des jeunes garçons spécialisés dans les rôles féminins : c’est le  « Miroir précieux pour classer les fleurs » (Pinhua baojian《品花宝鉴》) de Chen Sen (陈森), datant de 1837, où le genre devient une notion floue et instable, les limites entre masculin et féminin apparaissant comme des constructions essentiellement sociales, de même que, à l’opposé, on a aussi une confusion des genres dans l’opéra traditionnel où des rôles masculins étaient interprétés par des femmes : rôles martiaux ou rôles de lettrés - souvent des femmes déguisées en hommes pour aller passer les examens impériaux qui étaient interdits aux femmes.

 

 

Le Pinhua baojian

 

 

Mais ces textes sont décriés par les réformistes chinois du début du 20e siècle. Le Pinhua baojian de Chen Sen, en particulier, a été vertement critiqué par Hu Shi (胡适), l’un des grands maîtres à penser de la renaissance culturelle du début du siècle ; une pratique aussi institutionnalisée et entrée dans les mœurs que l’homosexualité masculine est ainsi contestée dans les années 1900-1910 comme appartenant à des déviances d’une certaine élite de la société chinoise « féodale », et en tant que telle contraire à l’esprit de modernisation. 

 

L’intérêt suscité par le thème de l’homosexualité au début du 20e siècle dans une Chine en plein bouleversement socio-culturel est apparent dans l’émergence de termes spécifiques pour désigner l’amour entre personnes du même sexe : tongxing lian’ai (同性恋爱), tongxing ai (同性爱) et autres variations ; ces néologismes sont créés sous l’influence des ouvrages et romans occidentaux traitant d’homosexualité, pour les traduire en chinois. Les traductions et articles se multiplient, en particulier dans les journaux féminins comme Le journal des femmes (《妇女杂志》). On a donc bien là un phénomène précurseur des danmei inspirés du Japon à partir des années 1990, y compris dans le fait que les fictions sont essentiellement destinées à un lectorat féminin.

 

Cette première phase s’achève en 2003 avec la création de « Jinjiang Literature City » qui marque une sorte de stabilisation et normalisation du danmei, fondée sur le compromis.

 

2/ Phase d’expansion (2003-2016)

 

Tandis que les danmei piratés des débuts étaient réprimés, la plateforme Jinjiang a été « acceptée » et a permis un développement du danmei marqué par une diversification des contenus et des modes d’expression. En même temps, le danmei chinois se distinguait des formes développées à Taiwan, sur la plateforme « Haitang Culture » (海棠文化) en particulier. Devenu le principal site de référence de BL en Chine continentale, « Jinjiang Literature City » s’est efforcé de rechercher des œuvres originales de qualité, dans des genres et sur des thèmes très variés allant des arts martiaux à l’histoire dynastique, renouant ainsi avec la littérature vernaculaire classique, comme un retour aux sources.

 

Ces œuvres originales de danmei, ou yuandan (原耽), se sont particulièrement développées entre 2013 et 2016 selon une double approche :

- D’une part, dans un contexte où la ligne idéologique était de « renforcer la confiance dans le socialisme à caractéristiques chinoises », le danmei l’a interprété en termes de confiance dans la longue histoire culturelle du pays, en rupture avec l’imitation de la culture populaire occidentale aussi bien que des mangas japonais et des dramas coréens. Le danmei s’est tourné vers la société chinoise contemporaine, mais aussi vers l’histoire classique, celle des Trois Royaumes et de la dynastie des Tang en particulier, avec des fictions mêlant réalité et fantasy.

- D’autre part, cette culture originale danmei s’est développée en lien avec la normalisation de la cybersphère publique chinoise. « Jinjiang Literature City », en particulier, permet aux auteurs et à leurs lecteurs de former une communauté interactive, tandis que WeChat, Weibo et autres offrent des réseaux de diffusion et d’échange qui vont dans le sens d’une popularisation du danmei. L’amélioration de la technologie permet des progrès aussi dans la génération de revenus stables et diversifiés.

 

3/ Phase d’essor des romans et de leurs adaptations (2016-2021)

 

L’année 2016 a été nommée « Année des séries danmei » en raison de la multiplication des adaptations à la radio et sur internet, ce qu’on appelle les dāngǎi (耽改). Au lieu de se contenter d’œuvres littéraires en production papier, avec des profits publicitaires restreints, le danmei est passé d’une niche culturelle à un vaste marché commercial en ligne et à la télévision, alimenté par des produits dérivés de toutes sortes, dont les albums de chansons.

  

Il faut ajouter le fait que le dangai a aussi été inspiré par les héros de Startrek, l’univers Marvel et autres, et a généré un fandom généralement proche du slash dit euroaméricain (欧美). Ce cercle de fans a décliné, pour se rabattre sur les célébrités, à commencer par les deux jeunes Wang Junkai (王俊凯) et Wang Yuan (王源) du groupe TF Boys, puis Huang Jinyu (黄景瑜) et Xu Weizhou (许魏洲), les deux acteurs du premier dangai, diffusé début 2016, « Addicted » (《上瘾》), adapté du roman « Are you Addicted ? » (《你丫上瘾了》) de l’autrice Chai Jidan (柴鸡蛋). La série a disparu des plateformes de streaming chinoises trois épisodes avant la fin. Les acteurs ont continué leur carrière, mais séparément : ils ont désormais interdiction de se produire ensemble.

 

C’est cette prolifération de la culture danmei et des cercles de fans qui a suscité la réaction brutale des autorités de censure, d’abord contre les séries dangai.

  

4/ Succès populaire et censure des adaptations (2021-2024)

 

Lors d’un symposium à Pékin de l’Administration de la radio, du cinéma et de la télévision nationales, le 16 septembre 2021, le directeur adjoint Zhu Yonglei (朱咏雷) a demandé « que soit renforcée la qualité des créations de séries télévisées » et appelé « à résister résolument à la tendance actuelle à adapter des danmei (“耽改之风) et autres divertissements (du même genre) » [坚决抵制耽改之风等泛娱乐化现象]. Il a également déploré le phénomène chaotique des luttes entre fans, faisant allusion à deux des plus populaires séries télévisées dangai qui ont déchaîné des passions pour les acteurs : « The Untamed » (Chen Qingling《陈情令》) et « Word of Honour » (Shanhe ling《山河令》).

 

« The Untamed » a été diffusée sur Tencent Video en trois saisons (2018-2021). La série est adaptée d’un roman de l’une des plus célèbres autrices de danmei, connue sous le pseudonyme de Mo Xiang Tong Xiu (墨香铜臭) : « Le Grand Maître de la cultivation démoniaque » (Mo Dao Zu Shi 《魔道祖师》). La série dépeint un monde où les humains se livrent au culte de l’immortalité (xiānxiá 仙俠) [5]. Au début de l’histoire, le « jeune maître » en arts martiaux, beau comme un dieu, du clan Gusu Lan (姑苏蓝氏), Lan Zhan (蓝湛), arrive dans un village attaqué par une force démoniaque. Il y retrouve un homme qu’il a rencontré dans le passé, Wei Wuxian (魏无羡), qui cultivait l’immortalité mais a dévié de la voie et créé une « voie démoniaque » (guidao 鬼道).

 

« Word of Honour » est une série en 36 épisodes diffusée de février à mai 2021 sur Youku (qui l’a coproduite). Elle est adaptée d’un roman danmei de l’autrice connue sous le pseudonyme de Priest : « Faraway Wanderers » (Tianya ke 《天涯客》) et figurait sur la liste Teen Vogue des meilleurs « dramas BL » de 2021. La série a été retirée des plateformes vidéo chinoises en août 2021 à la suite de l’interdiction de l’acteur Zhang Zhehan (张哲瀚) qui en interprète l’un des deux rôles principaux, aux côté de Gong Jun (龚俊) [6].

 

En 2018, une autre série, diffusée sur Youku en juin-juillet, avait subi l’ire des autorités pour son contenu « vulgaire et nocif » : « Guardian » (Zhèn Hún 《镇魂》), également adapté d’un roman de Priest. L’histoire se passe sur une lointaine planète semblable à la terre où un détective et un professeur enquêtent sur des phénomènes surnaturels. L’ire des censeurs était motivée par le sous-texte homoérotique. Mais, comme les autres, la série a rendu célèbres les deux acteurs principaux, Bai Yu (白宇) et Zhu Yilong (朱一龙) – ce même Zhu Yilong que l’on retrouve en chef de la police criminelle dans le film « Only the River Flows » (《河边的错误》) de  Wei Shujun (魏书均) qui était en compétition au festival de Cannes en 2023, et qui a battu des records au box-office quand il est sorti sur les écrans chinois en octobre.

 

À la suite de l’allocution de Zhu Yonglei, 57 séries danmei ont été interdites en Chine continentale. Ainsi, le 30 janvier 2023, la série télévisée « A League of Noblemen » (《君子 盟》) adaptée du roman de Dafeng Guaguo (大风刮过) semble être passée entre les gouttes, mais, deux mois plus tard, bien que sur le même thème, « Justice in the Dark » (《光·渊》) diffusée sur Youku a été suspendue après le huitième épisode. Cela crée un sentiment d’incertitude sur l’avenir des dangai.

 

5/ Censure des romans et arrestations de leurs autrices (2024-2025)

 

En 2024, les autorités sont passées à la vitesse supérieure, en réprimant en masse au lieu de procéder individuellement : à partir du début de l’année, plus de cinquante autrices ont été interpellées par les autorités judiciaires de l’Anhui et du Gansu pour diffusion d’ouvrages classés « pornographiques ».

 

La répression a en fait commencé en 2018, lorsque Tianyi (天一), autre figure majeure du danmei, a été condamnée à dix ans et demi de prison, ce qu’on a appelé « l’incident Tianyi de fan fiction » (天一同人本事件). Son roman Gongzhan (《攻占》), décrivant une relation homosexuelle entre un professeur et son élève, avait généré plus de 150 000 yuans de revenus. Le jugement a été rendu par la cour du district de Wuhu dans la province de l’Anhui (安徽省芜湖县法院) [7] fin octobre 2018. Le Centre d’inspection et de supervision de la qualité (littéraire) avait auparavant souligné la violence, les insultes et autres actes de « perversion sexuelle » dont ces œuvres abondent, selon les censeurs, et les avaient classées dans la rubrique « publications obscènes » (“淫秽出版物”). Tianyi a été arrêtée à son domicile dans le Jiangsu et ramenée à Wuhu dont la cour a prouvé que l’accusée avait vendu en ligne plus de 7000 exemplaires du livre, pour un profit « illégal » de 150 000 yuans. D’où la condamnation à dix ans de prison, confirmée par une deuxième cour, sans possibilité d’appel.

 

On a comparé ce verdict avec les cas de violence domestique, enlèvements et violences sexuelles intervenus pendant la même période, et réglés par des peines minimales. Il faut souligner que la loi sur la criminalité des publications illégales (《最高人民法院关于审理非法出版物刑事案件具体应用法律若干问题的解释》) date de 1998, et que l’homosexualité n’est plus considérée comme un crime en Chine depuis 1997. La répression semble donc viser une forme d’expression culturelle et littéraire, dans un climat politique visant à renforcer une morale traditionnelle fondée sur la famille confucéenne, au service du pouvoir. Il faut souligner aussi que la plupart des autrices arrêtées publiaient sur la plateforme Haitang Literature (海棠文学) qui est spécialisée dans le danmei et dont les serveurs sont à Taiwan. Jinjiang, pour sa part, pratique une sorte d’autocensure depuis 2014 : le site a requalifié en chun’ai (纯爱), « amour pur », les romans danmei publiés sur son site en interdisant tout contenu intime et explicite en-dessous du … cou. Les sanctions varient aujourd’hui selon les revenus tirés de la vente des livres et la capacité des condamnées à rembourser.

 

Les démêlés de ce genre avec la justice remontent plus précisément au vote du 7 novembre 2016 par le Comité permanent du Congrès national du peuple de la « Loi sur la cybersécurité » (《网络安全法》), puis à son entrée en vigueur en juin 2017 : les questions relevant de l’homosexualité « et autre perversions sexuelles » sont classées parmi les principales cibles de la réglementation. Mais s’y ajoutent les intérêts financiers.

 

C’est en 2017 que Jin Yong (金庸) a poursuivi en justice, pour avoir plagié des éléments de son œuvre, le roman danmei sérialisé sur internet en 2001 puis publié en 2002 : « Les jeunes d’ici » (此间的少年), premier roman de Jiang Nan (江南), nom de plume de Yang Zhi (杨治). C’est le « premier procès de fan fiction » (“同人第一案”) en Chine, et c’était en fait une question de produits dérivés (二次创作)… et de gros sous. Les personnages (et ceux des romans suivants) sont en effet inspirés des romans de Jin Yong, mais l’histoire est complètement différente. Dans la fiction de Jiang Nan, Guo Jing (郭靖) est un étudiant venu de Mongolie qui étudie la chimie (comme Jiang Nan) à l’université Bianjing (汴京大学) [ancien nom de Kaifeng, dans le Shuihuzhuan par exemple]; le premier jour, il rencontre Yang Kang (杨康), étudiant en biotechnologies, puis Huang Rong (黄蓉), étudiante en physique [8]

 

En 2009, le roman figurait parmi les « Dix œuvres remarquables » de la compétition « Dix ans de littérature sur internet » organisée conjointement par les éditions de l’Association des écrivains chinois et China Online. En 2010, les étudiants de l’université de Pékin en ont produit une version filmée (« There They Were »). Puis, en 2016, Huace Films (华策影业) a annoncé une adaptation au cinéma tandis qu’était aussi annoncée une adaptation télévisée. C’est alors que Jin Yong a intenté une action en justice, pour violation des droits d’auteur.

 

En juin 2015, un auteur en ligne écrivant sous le pseudo « Le grand méchant loup ailé » (“长著翅膀的大灰狼”) avait été condamné à 3 ans et demi avec sursis pour des raisons similaires. En 2017, Shen Hai (深海) est devenu encore plus célèbre pour avoir été arrêté « pour opérations commerciales illégales » (非法经营罪). Désormais, la répression est systématique et  vise, en majeure partie, de toutes jeunes autrices qui gagnent ainsi leur vie. Leur peine, qui peut aller jusqu’à dix ans de prison, est allégée si elles peuvent rembourser les sommes perçues, mais on leur demande parfois d’en rembourser le double.

 

La frayeur a gagné toutes ces jeunes écrivaines dont beaucoup n’ont guère plus d’une vingtaine d’années. Et l’on sait que la peur est une puissance force de dissuasion. Les messages de soutien, les conseils juridiques, les témoignages disparaissent à mesure que la police resserre l'étau. Même les lectrices sont parfois convoquées pour un interrogatoire.

 

Mais pourquoi tant de sévérité? Parce que le danmei, loin d'être une simple littérature de niche, est devenu un phénomène de société. Il offre aux femmes un espace d'expression codé, à rebours des normes patriarcales. Pour beaucoup de jeunes autrices, c'est une manière d'échapper au quotidien où le désir féminin est tabou et où le mariage et la natalité sont présentés comme des impératifs nationaux.

 

Quant au genre littéraire lui-même, mêlant des éléments thématiques qui remontent à des traditions anciennes de narration historique, en reformulant les classiques, du wuxia (武侠) au chuanqi (传奇), il mériterait peut-être d’être mieux connu, comme les romans de wuxia et comme ceux, en leur temps, du courant des Canards mandarins et papillons (鴛鴦蝴蝶派). Mais la censure détruit aveuglément, dans l’œuf, cette littérature émergente. Comment dans ces conditions voir émerger une épigone de Su Manshu (苏曼殊) ou de Zhang Henshui (张恨水), voire une réincarnation de Li Yu (李漁) ?

 

 


 


[1] Killed by roses, Tokyo : Shueisha, 1963

薔薇刑 = Ba*ra*kei = Ordeal by roses: photographs of Yukio Mishima, New York : Aperture, 1985

[2] Suivi du Shōjo Sekai (少女世界) ou « monde des filles », en 1906, du Shōjo no tomo (少女の友), l’ami des filles, en 1908, du Shōjo gahō (少女画報) en 1912, absorbé par le Shōjo no tomo en 1942, et enfin du Shōjo Club (shōjo kurabu 少女倶楽部) en 1923.

[3] Tezuka dont l’œuvre est marquée par l'esthétique du théâtre de la revue Takarazuka (宝塚歌劇団), également compagnie de théâtre créée en 1914, intégralement constituée de femmes, les actrices jouant les rôles masculins étant nommées otokoyaku (男役).

Cette influence se retrouve dans des œuvres majeures du Shōjo, dont « La Rose de Versailles » (ベルサイユのばらBerusaiyu no bara) de Riyoko Ikeda, romance sur fond historique inspirée de Stefan Zweig, parue en 1972-1973, et « Utena, fillette révolutionnaire » (少女革命ウテナShōjo kakumei Utena) de Chiho Saito, publiée en 1996-1997 : l'histoire d'une jeune fille de 14 ans qui, ayant rencontré un prince alors qu'elle venait de perdre ses parents, souhaite le retrouver. Dans son collège, elle est mêlée à une étrange tradition de combats à l’épée pour révolutionner le monde ; elle tue le prince charmant, c’est-à-dire le stéréotype du prince. Utena prend alors une dimension « révolutionnaire » en devenant prince charmant pour la jeune femme qu’elle a choisie. On retrouve là le genre esu.

[4] Le manga a été traduit en français et publié en quatre volumes, de 2011 à 2019.

[5] Néologisme calqué sur wuxia (武侠) qui redéfinit les règles du genre dans le sens de la fantasy sur fond de mythologie taoïste et bouddhiste, de tradition d’arts martiaux et d’alchimie, et autres éléments de la culture populaire chinoise.

[6] La raison invoquée de ce boycott qui a duré un an étant la controverse suscitée par des photos de l’acteur prises en 2018 près du sanctuaire Yasukuni célébrant les généraux japonais de la deuxième Guerre mondiale, puis en 2019 au sanctuaire Nogi en l’honneur d’un général et de sa femme qui se sont suicidés après la mort de l’empereur Meiji.

[7] La police des provinces de l’Anhui et du Gansu ont procédé à des arrestations d’autrices danmei d’autres provinces. Certains y voient des mesures proches de l’extorsion de fonds pour remplir les caisses de provinces et/ou districts endettés.

[8] Les noms des deux héros et de l’héroïne du deuxième roman de Jin Yong « The Legend of the Eagle-Shooting Heroes », en français « La légende du héros chasseur d’aigles » (《射雕英雄传》).

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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