Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Histoire littéraire : les sources anciennes

II.A Le Zuo Zhuan ou comment on écrit l’histoire  

par Brigitte Duzan, 21 mai 2020

 

Le Zuo Zhuan (《左传》) ou « Commentaire de Zuo » est le principal commentaire des « Annales des Printemps et Automnes » (《春秋》) attribuées à Confucius. Le Zuo Zhuan suit la trame chronologique des Annales, mais il est onze fois plus long, car il comporte des narrations et discours complexes venant les illustrer et les éclairer. Il reflète la croyance qui se répandait alors que le passé est sujet à interprétation et élaboration didactique.

 

I. Authenticité et datation du texte

 

Le Zuo Zhuan

  

Le texte du Zuo Zhuan est attribué à un certain Zuo Qiuming (左丘明) [1] qui l’aurait écrit pour consigner par écrit, afin qu’ils ne se perdent pas, les commentaires et explications donnés à ses

disciples par Confucius pour préserver après sa mort la teneur authentique de ses Annales. Zuo Qiuming était en effet un contemporain de Confucius, qui le cite comme un exemple de droiture dans les Analectes (Lunyu论语V,24) :

子曰:巧言、令色、足恭,左丘明耻之,丘亦耻之。匿怨而友其人,左丘明耻之,丘亦耻之。

Le Maître dit : « Chercher à plaire par un langage étudié, prendre un extérieur trop composé, donner des marques de déférence excessives, c’est ce que Tsouo K’iou ming [Zuo Qiuming] aurait rougi de faire ; moi aussi, j’en aurais honte. Haïr un homme au fond du cœur et le traiter amicalement, c’est ce que Tsouo K’iou ming aurait rougi de faire ; moi aussi, j’en aurais honte. » 

(traduction Sébastien Couvreur)

   

Zuo Qiuming

 

Selon Sima Qian (司马迁), ce Zuo Qiuming aurait été un historien aveugle de l’Etat de Lu, et, dans ses « Mémoires historiques » (《史记》), il appelle l’ouvrage « Les Printemps et Automnes de maître Zuo » (左氏春秋).

 

La vague identité de ce « maître Zuo » a été contestée dès le 8e siècle. On a suggéré un autre auteur, un certain Wu Qi (吳起), de l’Etat de Wei (魏国), l’un des trois Etats résultant au 4e siècle de la division de Jin entre trois familles. Au 19e siècle, le réformateur de la fin des Qing Kang Youwei (康有为) a même repris une théorie développée au début du siècle par Liu Fengliu (刘逢祿) qui, soulignant les différences entre les « Printemps et Automnes » et le Zuo Zhuan, en concluait qu’il s’agissait d’un faux, de la période Han, dû à l’historien Liu Xin (刘歆) – mais cette théorie a aujourd’hui été discréditée [2]. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est composite, avec une partie originale constituée par le commentaire sur les « Printemps et Automnes » et des parties complémentaires venant de sources autres.

 

Le Zuo Zhuan, début (duc Yin)

 

Aujourd’hui, la plupart des historiens considèrent que le texte qui nous est parvenu a été compilé au 4e siècle avant Jésus-Christ, postérieurement à Confucius et Zuo Qiuming. C’était à l’origine un texte indépendant, mais il est souvent édité avec les « Printemps et Automnes », en intercalant le texte avec le commentaire correspondant, selon une tradition instaurée au 3e siècle

par Du Yu (杜预) qui a laissé sa propre exégèse du Zuo Zhuan [3]. Une édition de la dynastie des Ming, éditée par Min Qiji (閔齊伋/闵齐) vers 1580 comporte une introduction qui explique bien que les deux textes n’étaient pas à l’origine publiés ensemble (未始相配合也).

 

Le plus ancien manuscrit survivant du Zuo Zhuan est un ensemble de six fragments figurant parmi les manuscrits de Dunhuang découverts par le sinologue français Paul Pelliot. Ils se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Quatre des fragments datent de la période des Six Dynasties (3e-6e siècle), les deux autres du début de la dynastie des Tang (7e siècle). Le plus ancien manuscrit complet est le rouleau conservé dans les collections du musée Kanazawa Bunko à Yokohama, au Japon.

 

II. Première grande narration historique

 

Les « Annales des Printemps et Automnes » sont la chronique, année par année, de l’Etat de Lu de 722 à 481 avant Jésus-Christ ; le Zuo Zhuan, quant à lui, couvre une période un peu plus longue, mais il est, pour l’essentiel, parallèle à la chronique de Lu, en suivant le même déroulé chronologique des événements rapportés.

 

Composition

 

Le Zuo Zhuan est divisé en douze parties relatant, année par année, les événements significatifs des règnes des douze « ducs » (gong ) de l’Etat de Lu de 722 à 468 avant J.C [4].

 

1/ Duc Yin         魯隱公  722-712 avant JC

2/ Duc Huan       魯桓公  711-694      

3/ Duc Zhuang    魯莊公  693-662     

4/ Duc Min         魯閔公 661-660

5/ Duc Xi           魯僖公  659-627

6/ Duc Wen        魯文公 626-609

7/ Duc Xuan       魯宣公 608-591

8/ Duc Cheng     魯成公 590-573

9/ Duc Xiang      魯襄公 572-542

10/ Duc Zhao     魯昭公 541-510

11/ Duc Ding      魯定公 509-495

12/ Duc Ai         魯哀公 494-468

 

Page introductive du Zuo Zhuan

édité vers 1580 par Min Qiji

 

Le Gongyang zhuan

 

Le Zuo Zhuan part de la chronique de l’Etat de Lu, reprenant celle des « Printemps et Automnes », avec parfois quelques variantes. Mais ce n’est pas seulement un commentaire explicatif comme les deux autres commentaires survivants des « Annales des Printemps et Automnes » : le Gongyang zhuan (《公羊传》) et le Guliang zhuan (《谷梁传》), le premier étant un dialogue entre maître et disciple sur le sens profond à déceler derrière la subtilité des termes des Annales, le second écrit lui aussi sous forme de questions et réponses et donnant

une explication didactique du même ordre, mais dans un style plus simple.

 

Style

 

C’est un texte bien plus riche que les autres chroniques, remarquable pour son style réaliste et ses anecdotes. Il relate de nombreux faits dramatiques : outre les batailles et assassinats « politiques », les intrigues et complots de cour, les insurrections et meurtres de concubines, mais aussi les apparitions de fantômes et les phénomènes cosmiques de mauvais présage. Il ne se contente pas d’expliquer les Annales, il offre un aperçu du contexte historique, et de la culture de la période des Printemps et Automnes. C’est une source inépuisable de dictons et chengyu, et son style peut être considéré comme un modèle de langue classique élégante et concise. Il est considéré comme un chef-d’œuvre de grande narration historique, narration à la troisième personne et portraits de personnages en style direct, avec citations de leurs propos et de leurs discours.

 

Malgré tout, le Zuo Zhuan reste un recueil de leçons d’histoire, montrant les ducs soumis aux remontrances de divers ministres et conseillers de la cour, y compris les historiens et les musiciens. Si le texte est concis et vivant, il a une fonction didactique et morale, sans jamais prétendre divertir. Les anecdotes ne sont contées et les discours rapportés que pour illustrer le propos politique et moral.

 

L’un des procédés souvent utilisé est la prophétie, venant annoncer un prochain succès ou échec, découlant logiquement de l’action engagée, et vérifiée a posteriori. C’est ainsi le cas, par exemple, dans le chapitre Duc Ai, 7ème année (哀公七年), soit 488 avant J.C. Le duc Ai rencontre le roi de Wu, alors au sommet de sa puissance : le roi Fuchai (夫差). Celui-ci a l’arrogance de demander cent unités lao (百牢) d’animaux sacrificiels en hommage à sa venue, parce que le précédent Etat auquel il a rendu visite lui en a offert autant. Mais, réplique le duc Ai, ce n’est pas conforme aux rites : les rois des Zhou ont fixé à 12 lao le maximum que l’on peut demander ; vous ne respectez pas les Rites des Zhou (Zhouli 周礼), vous offensez le ciel, vous périrez. » Et effectivement, Wu fut anéanti quinze ans plus tard et Fuchai tué…

 

Thèmes

 

Ce passage est tout particulièrement intéressant car il montre l’extrême préoccupation du commentateur pour le concept de rite (li ), plus encore que ceux de bienveillance (rén ), droiture (yi ) ou vertu ( ). Le pire qu’il puisse dire d’un personnage, c’est qu’il est (无礼), sans foi ni loi, en quelque sorte. Comme il est dit au chapitre Duc Zhao, 25ème année (昭公二十五年) : « être sans li, c’est être condamné » (无礼必亡) car :

         『夫礼,天之经也。地之义也,民之行也。』

         Le , c’est le principe fondamental du ciel.

C’est ce qui est juste pour la terre, correct pour le peuple.

 

Et ce , qui est l’assise de la structure sociale et le fondement de la vie humaine, c’est aussi ce principe qui gère l’écriture même de l’histoire, comme le montre justement le Zuo Zhuan dans nombre de ses commentaires destinés à expliquer certains passages obscurs des « Printemps et Automnes ».

 

III. Le et l’écriture de l’histoire

 

La vérité historique comme idéal, mais idéal dangereux

 

Le Zuo Zhuan dépeint les réactions des historiens, et éclaire leur situation toujours délicate quand il leur échoit de noter des événements qui ne sont pas du goût du souverain qui les emploie. Le texte souligne aussi l’évolution des mentalités, et celle de la fonction d’historien : à l’origine, ils faisaient partie du ministère des Rites, en charge en particulier de l’établissement du calendrier ; c’étaient des sortes de devins supposés capables de comprendre les présages et d’expliquer des phénomènes étranges. Il y avait donc un lien entre écriture de l’histoire et divination.

 

Mais justement cette mentalité évolue du temps de Confucius qui « ne parlait pas de l’étrange, de violence, de troubles ni de fantômes. » (子不语怪,力,乱,神。) [5]. Il y a tension croissante entre les croyances du souverain dans les pouvoirs de divination de l’historien et celles de l’historien considérant que les événements résultent strictement de forces naturelles (yin et yang) et du comportement humain.

 

D’un autre côté, l’historien est conscient que ne pas répondre aux attentes du souverain peut être dangereux : il ne lui dit donc que ce qu’il veut entendre, il n’est pas question de le contredire. D’où une contradiction entre le désir de rapporter honnêtement les faits et le danger que cela représente.

 

L’historien et ses lamelles de bambou

 

Un exemple très célèbre du prix à payer par les historiens pour rapporter une version authentique des faits historiques est donné par le long passage du chapitre Duc Xiang, 25ème année (襄公二十五年), soit 548 avant J.C. Le chapitre raconte l’assassinat du duc Zhuang de Qi (齐庄公) par Cui Zhu (崔杼), parce que le duc avait eu une liaison avec sa femme, puis les suites de l’assassinat, avec intronisation du fils de Cui Zhu comme nouveau souverain sur le trône ducal [6].

 

Cui Zhu surveillant l’historien

 

Ce qui est intéressant, c’est la conclusion succincte, mais instructive, de cette histoire sanglante :

« L’historien de la cour écrivit : « Cui Zhu de Qi a assassiné son souverain. » (齐崔杼弑其君光) [7]. Cui Zhu le fit exécuter. Les jeunes frères de l’historien lui succédèrent et écrivirent la même chose, deux personnes de plus furent donc exécutées. Un troisième frère écrivit encore la même chose, mais cette fois Cui Zhu lui laissa la vie sauve. Apprenant que les grands historiens étaient morts, l’historien du sud

saisit ses lamelles de bambou et se rendit à la cour. Mais, apprenant que le fait avait été dûment consigné, il repartit chez lui. » 

 

Le passé pour éclairer le présent

 

Le texte montre clairement l’idéal du bon historien : transmettre la vérité, même au péril de sa vie. Si l’un est éliminé pour l’avoir fait, d’autres viendront prendre sa place. C’est une insistance un peu exagérée sur l’héroïsme des historiens, mais cela souligne l’importance qu’avait le fait de transmettre une version authentique des faits historiques. Et cet idéal correspond à la valeur donnée au passé dans la pensée de Confucius. Dans les Analectes, il se présente comme quelqu’un de féru d’antiquité et de son étude :

         述而不作,信而好古

Je transmets sans inventer rien ; je crois ardemment en l’antiquité    [7.1]

我非生而知之者,好古,敏以求之者也。

Je n’ai pas une connaissance innée des choses,

mais j’aime l’antiquité et m’applique à l’étude avec ardeur    [7.19]

 

C’est que le passé a une valeur inestimable comme clé pour comprendre le monde présent :

温故而知新,可以为师矣。

         Celui qui grâce à la connaissance du passé comprend ce qui est nouveau,

         celui-là est digne de devenir un maître.           (2.11)

 

Dans cette optique, la mémoire du passé doit être maintenue vivante, car le passé n’offre pas seulement des explications au présent, il donne aussi des exemples de la manière dont on peut gérer. Le Zuo Zhuan offre des modèles, comme d’autres textes de l’antiquité chinoise. Par exemple :

 

古之王者知命之不长,是以并建圣哲,树之风声,分之采物,着之话言,为之律度,陈之艺极,引之表仪,予之法制,告之训典,教之防利,委之常秩,道之礼则,使毋失其土宜,众隶赖之,而后即命。圣王同之。

« Dans le passé, les rois savaient que la vie est éphémère. Aussi se sont-ils entourés de sages et les ont-ils distingués et respectés, en leur conférant des titres déférents et en conservant leurs paroles et leurs propos. Ils ont établi pour leur peuple des règles et des normes, leur ont donné des lois et des règlements, leur ont laissé des exhortations et des classiques, les ont mis en garde contre tout bénéfice indu, leur ont confié des fonctions officielles ; ils ont privilégié la voie d’une régulation par les rituels en exhortant le peuple à ne pas négliger les bienfaits de la terre. C’est ainsi qu’étaient les sages souverains d’antan. »

                                                                                         (Duc Wen, an 6 文公六年) [8]

 

De fait, dans ces textes, tout ce qui peut être défini par « ancien » ( ) ou « d’autrefois » ( ) est digne de louange et de considération, tandis que ce qui est « d’aujourd’hui » (jīn ) est digne de suspicion, ou à rejeter. 

 

Cette croyance conservative que l’histoire regorge de modèles et représente un guide pour corriger les défauts du présent n’a pas été sans critiques. Ainsi, en 213 avant J.C., le premier ministre Li Si (李斯) persuada le Premier Empereur d’établir un monopole impérial sur certains textes et de détruire les autres, en avançant l’argument que « de nos jours, les lettrés ne s’intéressent plus au présent, mais étudient l’antiquité pour critiquer leur époque. »

 

Le confucianisme revint cependant en force par la suite, assurant toute une structure éducationnelle et étatique autour des classiques et la priorité donnée à l’étude du passé. A partir de là, l’histoire devenait un terrain de lutte d’interprétations conflictuelles, dans une perspective traditionnaliste intégrant les rites, et proposant des modèles d’action. C’est peut-être le principal message du Zuo Zhuan : ceux qui violent les schémas du passé destinés à assurer l’ordre sont voués à l’échec.

 

Le pour garantir l’ordre… et écrire l’histoire

 

En première ligne, donc, est le rite, (/), le rite assurant le « bon ordre ».

 

Dans son « Histoire de la pensée chinoise » [9], Anne Cheng dit bien que « la Chine antique se caractérise par un goût prononcé pour l’ordre », et elle consacre une page (Ordre et rite, p. 57) à analyser ce qu’elle appelle la « connivence » entre les deux homophones  : l’un ( ) désignant l’ordre naturel, l’autre ( ) l’esprit rituel. Elle souligne que le premier – qui désignait, semble-t-il, à l’origine les veines du jade – « correspond à l’idée d’ordonnancement rituel plus qu’à celle d’un ordre objectif obéissant à une conception téléologique ». Le  , au sens d’ordre rituel, est donc « la nervure de l’univers qu’il s’agit de retrouver, … de révéler [comme le lapidaire travaillant le jade] … La rationalité chinoise, au lieu d’émerger des mythes et de s’affirmer par opposition à eux, est née au sein de l’espace rituel qui lui a donné forme. » 

 

L’ordre, ou harmonie, est ainsi « érigé au rang de bien suprême », dit-elle. C’est bien ce que dit Youzi (有子), disciple de Confucius, au début des Analectes :

有子曰:礼之用,和为贵。先王之道斯为美,小大由之。

          Youzi dit : « Dans l’application des rites, l’harmonie est précieuse. C’est pourquoi les règles des

          anciens souverains sont excellentes ; grandes ou petites, elles ont toutes été guidées par le

          soin de la faire régner. »

                                                                                                (Analectes 1.12)

 

Textes et rites

 

Dans la Chine ancienne, il y avait donc logiquement un lien étroit entre histoire et rites. Selon les « Rites des Zhou » (Zhouli 《周礼》) [10], le grand historien avait pour mission d’établir le calendrier, de s’assurer que les sacrifices étaient effectués les jours auspicieux, de garantir la bonne organisation des funérailles royales, de trouver le nom posthume du souverain défunt, etc. Il y avait donc association entre rituel et tenue des registres historiques. Les textes étaient utilisés dans des buts et des contextes rituels, leur articulation elle-même répondait à une logique, une cohérence conforme au rite.

 

Ainsi, l’une des critiques de l’historien Ban Biao (班彪) et de son fils Ban Gu (班固) [11] contre Sima Qian est que son histoire ne respecte pas l’ordre rituel distinguant le rang social et politique des grands personnages du passé. En brouillant ces distinctions, selon eux, ses « Mémoires historiques » étaient donc potentiellement une menace pour l’ordre établi.

 

Le grand mérite de Sima Qian est d’avoir établi une généalogie qui va du mythique empereur Jaune jusqu’à l’empereur Han Wudi. Mais il a intégré dans sa lignée des éléments hétérogènes car il a organisé son texte autour du chiffre douze, les douze ducs de l’Etat de Lu, et les douze mois de l’année. Sima Qian, comme son père, était en charge du calendrier et certains de ses textes comme les « ordonnances mensuelles » (yueling 月令) reflètent les parallèles entre calendrier et rituels [12]. Il a établi un ordre rituel cosmique fondé sur le chiffre 12, et ce faisant, a été obligé de tordre quelque peu l’ordre rituel concernant les personnalités historiques.

 

Révéler et dissimuler 

 

L’impératif rituel n’était pas seulement dans la structure du texte historique, mais aussi dans l’expression et le choix des mots, conformément aux principes de Confucius lui-même.

 

La première biographie de Confucius est justement dans les « Mémoires historiques ». D’après Sima Qian, après avoir échoué dans sa quête d’un poste de conseiller politique, Confucius est revenu chez lui à Lu et s’est consacré à la compilation et édition de grands textes, dont les Annales de Lu, qu’il décrit comme « l’essence du rituel et du devoir ». Sima Qian dit par ailleurs que Confucius a expliqué oralement à ses disciples l’interprétation correcte à donner aux Annales, interprétation qui a ensuite été intégrée dans le Zuo Zhuan.

 

Un exemple de cette interprétation est celle du chapitre Duc Xuan année 2 (《宣公二年》). L’entrée des « Annales des printemps et Automnes » est très succincte :

         秋九月乙丑,晋赵盾弑其君夷皋。

« En automne, le 9ème mois, jour yichou (26), Zhao Dun de Jin a assassiné son souverain

 Yigao. »

 

Cette simple affirmation posait un problème d’interprétation sachant que Zhao Dun s’est défendu d’avoir lui-même tué le duc. Reprenant le texte laconique des Annales, le Zuo Zhuan a développé tout un argumentaire pour montrer les qualités exceptionnelles de Zhao Dun, puis expliquer pourquoi l’historien Dong Hu a écrit que c’était lui qui avait commis l’assassinat : pour une raison formelle tenant des rites….

Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Articles_Zuo_Zhuan_Zhao_Dun_Duc_Ling.htm

 

Cette interprétation ambigüe – et célèbre pour son ambiguïté même - amène à reconsidérer l’écriture de l’histoire, selon les normes confucéennes voulant que le passé soit objet d’éloge et de blâme, de révélations et de dissimulations, en fonction de schémas complexes où le plus important est la conformité avec les rites.

 

Dans certains cas, c’est le choix des termes appropriés qui est essentiel, et surtout le nom d’un personnage, cité ou dissimulé selon les situations. Citons deux exemples :

 

1. dans Duc Xuan, 9ème année (600 avt J.C.), les Annales comportent un avis de décès

laconique : 

         八月,滕子卒。

Le 8ème mois, le prince de Teng mourut. 

 

L’énoncé, dans sa sobriété même, pose problème. Normalement, à la mort d’un souverain, c’est le nom personnel qui lui été donné à sa mort, ou nom posthume, qui est utilisé. Ici on a juste son titre. Le Zuo Zhuan explique que son nom posthume n’est pas donné car, à l’époque, Teng n’avait pas encore signé d’alliance avec Lu. Or, un prince était désigné par son nom posthume – à Lu - quand il était entré au rang des alliés de Lu. Quand il mourait, on annonçait alors son décès en le désignant par son nom posthume et on proclamait aussitôt après son successeur comme marque que l’on allait poursuivre les bonnes relations avec lui. C’était le principe normal du rituel à appliquer.

 

2. Autre exemple : à la fin de duc Wen, 2ème année (625 avt J.C.), il est dit dans les Annales

冬,晋人、宋人、陈人、郑人伐秦。公子遂如齐纳币。

« En hiver, les chefs de Jin, Song, Chen et Zheng ont attaqué Qin.

Le Zuo Zhuan commente :

冬,晋先且居、宋公子成、陈辕选、郑公子归生伐秦,取汪,及彭衙而还,以报彭衙之役。卿不书,为穆公故,尊秦也,谓之崇德。

En hiver, Xian Qieju de Jin, Gongzi Cheng de Song, Yuan Xuan de Chen et Gongzi Guisheng de Zheng ont attaqué Qin. Ils ont occupé Wang, ont avancé jusqu’à Pengya, puis sont retournés chez eux. C’était pour se venger de la campagne de Pengya ; si les noms des ministres ne sont pas indiqués, c’est à cause du duc Mu et en l’honneur de Qin. On dit dans ce cas qu’il s’agissait d’honorer le vertueux. »

 

L’explication est pour le moins tortueuse et obscure, comme beaucoup d’explications touchant à la tradition des blâmes et des louanges dans le Zuo Zhuan. Le duc Mu de Qin (秦穆公) était un bon souverain, entourés de ministres vertueux. C’est pourquoi, explique le Zuo Zhuan, les noms de ses attaquants ont été omis, pour les condamner à l’obscurité, en quelque sorte, pour une action indigne, alors que le nom du duc Mu restera à la postérité [13]. Ou du moins en aurait-il été ainsi – ont commenté ironiquement des critiques - si le Zuo Zhuan n’avait réécrit l’histoire en citant précisément les noms des attaquants.

 

Si le Zuo Zhuan ne cesse d’insister sur le soin pris à choisir les noms dans les Annales, c’est parce que cela correspond au concept confucéen de « rectification des noms » (zhèngmíng 正名) selon lequel un mot mal choisi ou mal utilise menace l’ordre du monde.

 

Le duc Mu de Qin

 

Mais il y a évidemment une ironie dans cette tradition, car le silence prend ainsi une signification en soi. Se taire ou cacher quelque chose peut être une forme de jugement, comme dans l’exemple précédent.

Autre exemple : à nouveau Duc Wen 2ème année :

Les Annales notent brièvement :

         三月乙巳,及晋处父盟。

         Le 3ème mois, jour yisi (le 19), a été conclue une alliance avec Chufu de Jin

 

L’alliance de Lu avec Jin est conclue avec un ministre de Jin, non le duc lui-même, aucune précision n’est donnée, c’est une humiliation dissimulée. Le Zuo Zhuan explique :

 

晋人以公不朝来讨,公如晋。夏四月己巳,晋人使阳处父盟公以耻之。书曰:「及晋处父盟。」以厌之也。适晋不书,讳之也。

« Parce que le duc [de Lu] ne s’était pas présenté à leur cour, le duc de Jin a envoyé des troupes en représailles. Aussi le duc s’est-il rendu à Jin. En été, le 4ème mois, jour jisi (le 13), le duc de Jin a envoyé Yang Chufu prêter un serment d’alliance avec le duc, afin de lui faire honte. Le texte [des Annales] dit : « Il a été prêté serment d’alliance avec Chufu de Jin. » Cette ellipse exprime une profonde rancœur ; si le déplacement du duc [de Lu] à Jin n’est pas mentionné, c’est pour le dissimuler.

 

Et cette dissimulation est là pour cacher l’humiliation. Le commentaire laisse entendre que le duc de Lu avait été contraint sous la menace d’aller à Jin. La non-mention du voyage est un signe, un jugement. Il s’agit là de « règles d’écriture » pour faire entendre « des grands principes par des expressions subtiles ». Mais là encore, pour expliquer, le commentateur révèle ce que Confucius avait soigneusement gardé caché. C’est l’un des problèmes de l’historiographie de la Chine ancienne : les propos elliptiques de Confucius ont besoin d’être expliqués pour être compris, mais ce faisant on viole les règles rituelles qu’il avait respectées.

 

Ce principe primordial du respect du en tant que principe d’harmonie en matière d’écriture de l’histoire – avec ce qu’il comporte en corollaire de défense de la dissimulation, voire du silence – est sans doute l’un des aspects de la tradition chinoise qui n’a pas totalement disparu des esprits, même s’il prend des formes différentes aujourd’hui.

 


 

A lire en complément

 

Extrait du chapitre 7 :  Duc Xuan, 2ème année  (宣公二年)

Yan Geling (严歌苓) : En empruntant trois mots à Tang Wan, dissimuler, dissimuler, dissimuler.

 


 

Eléments bibliographiques

 

- Zuo Tradition /Zuozhuan: Commentary on the "Spring and Autumn Annals", Stephen Durrant; Li Wai-yee; David Schaberg, University of Washington Press, 2017, 872 p.

Table des matières avec synthèse des chapitres : https://www.jstor.org/stable/j.ctvcwn3pr

- "The Literary Features of Historical Writing", Stephen Durrant, In The Columbia History of Chinese Literature, Victor H. Mair (ed.), Columbia University Press, 2010, pp. 493–510

- The Tso chuan: Selections from China's Oldest Narrative History, tr. Burton Watson, Columbia University Press, 1989, 276 p.

- Thinking, Recording, and Writing History in the Ancient World, Kurt A. Raaflaub, John Wiley & Sons, 2013

(cross-cultural comparison of the ways ancient civilizations conceived the past and recorded their own histories)

Chap. 2: The Task and Ritual of Historical Writing in Early China

Prologue: The Historical Context / Four Early, Influential Texts / From Scribal Records to History / Constructing an “Orderly History” / The Subtleties of Revealing and Concealing / Final Considerations

 


 

[1] Ou Qiu Ming, Zuo étant peut-être simplement la référence au poste officiel de zuoshi (左史) qui appartenait à la famille depuis des générations : il s’agit d’une fonction officielle établie pendant la dynastie des Zhou afin de noter et archiver les faits et gestes du souverain. Ce sont les chroniques établies au jour le jour par les zuoshi qui ont permis ensuite d’écrire les histoires dynastiques.

[2] Après, entre autres, les analyses linguistiques et philologiques du sinologue suédois Bernhard Karlgren dans les années 1920 et les travaux d’analyse textuelle d’Henri Maspero au début des années 1930.

[3] Du Yu était commandant militaire. C’est lui qui a mené l’invasion du royaume de Wu en 280 et permis ainsi aux Jin de réunifier une grande partie de la Chine. Mais il était aussi fin lettré, passionné par le Zuo Zhuan que, dit-on, il emportait partout avec lui.

[5] Analectes, 7.20

[6] Histoire contée comme un roman feuilleton, traduction de Burton Watson, the Tso Chuan, pp. 141-148.

Cf bibliographie.

[7] On notera au passage le verbe shì pour désigner l’action de tuer un supérieur, ou un parent.

[9] Histoire de la pensée chinoise, Editions du Seuil, Points/Essais, 1997.

[10] Texte ancien qui est en fait un traité d’organisation de l’administration étatique, divisé en six chapitres, le premier, les « Offices du Ciel » (天官冢宰) donnant les grands principes et règles générales de fonctionnement, chaque « office » devant contribuer au bon ordre général.

[11] Historiens de la dynastie des Han.

[12] Sima Qian était taishiling (太史令), c’est-à-dire à la fois grand astrologue et grand historien, fonction qui dépendait du Grand Maître des Cérémonies, en charge des rituels d’Etat.

[13] Mais ce même duc Mu sera blâmé pour avoir demandé à être enterré avec certains de ses soldats, suivant une coutume funéraire attestée de la dynastie Shang, mais contraire aux valeurs confucéennes, non tant par humanité, mais parce que faire périr des hommes valeureux appauvrit l’Etat.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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