Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Histoire littéraire : les sources anciennes

VI. Le Zhuangzi ou Livre de maître Zhuang

B. Le texte, structure et forme

par Brigitte Duzan, 5 mai 2024

 

Dans le « Livre des Han » (Hanshu汉书) achevé au 2e siècle de notre ère, le Zhuangzi (《庄子》/莊子) comptait 52 chapitres, mais c’est une version de 33 chapitres [1] compilée par Guo Xiang (郭象) vers l'an 300 de notre ère qui s'est imposée comme source des éditions survivantes du texte. C'est à Guo Xiang qu'il faut attribuer sa réduction de 52 à 33 chapitres, dont il s'explique dans la postface du manuscrit conservé au Kōzan-ji (高山寺) ou « temple de haute montagne » à Kyoto  : il dit avoir supprimé des passages fantastiques rappelant le Shanhaijing (《山海经》) ou « Livre des monts et des mers », et d'autres ouvrages anciens traitant de divination par les rêves, de chamanisme, et tout ce qu'il considérait comme des superstitions.

 

 

Le Zhuangzi, édition période Guangxu de la dynastie des Qing

(清朝光绪年间刊印本 1875-1908)

 

 

o    Les 33 chapitres

 

L’ouvrage n’est pas homogène : on distingue chapitres « intérieurs », « extérieurs » et « divers » en considérant généralement que seuls les sept premiers sont de la main de Zhuangzi.

 

a) Les sept premiers chapitres — appelés « chapitres intérieurs » (nèi piān 內篇) — considérés comme étant l'œuvre de Zhuangzi lui-même.

b) Les 26 chapitres restants, d'origine diverse, divisés en quinze « chapitres extérieurs » (wài piān外篇) [8 à 22], et onze « chapitres divers » ou « mixtes » (zá piān雜篇) [23 à 33].

 

1. Les chapitres intérieurs nèi piān 內篇

 

1. Xiāoyáo yóu 逍遥游 Vagabondage en liberté [2]

2. Qí wù lun 齐物论 Discours sur l’identité des choses [pour rendre toutes choses égales]

3. Yǎngshēng zhǔ 养生主 Nourrir le principe vital

4. Rénjiān shì人间世 Le monde des hommes

5. chōng fú 德充符 Le signe de l’abondance de vertu

6. zōngshī 大宗师 Le grand et vénérable Maître

7. Yīng dìwáng 应帝王 Gouvernement des princes / L’idéal du souverain

 

2. Les chapitres extérieurs wài piān 外篇

 

8.  Piánmǔ 骈拇 Pieds palmés

9.  Mǎtí 马蹄 Sabots des chevaux

10. Qūqiè 胠箧 Voleurs de coffrets

11. Zài yòu 在宥 Laisser faire, tolérer

12. Tiāndì 天地 Ciel et terre

13. Tiāndào 天道 La Voie du ciel

14. Tiānyùn 天运 Le mouvement céleste

15. Kèyì 刻意 Se torturer l’esprit (Liou Kia-hway)

16. Shàn xìng 缮性 Corriger la nature

17. Qiūshuǐ 秋水 La crue d’automne

18. Zhì lè 至乐 Joie suprême

19. Dá shēng 达生 Se rendre maître de la vie

20. Shān mù  山木 L’arbre de la montagne

21. Tián zǐ fāng 田子方 Action transcendante

22. Zhī běi yóu 知北游 Intelligence’ en voyage dans le Nord

 

3. Chapitres divers zá piān 雜篇

 

23. Gēng Sāngchǔ  庚桑楚  Retour à la nature

24. guǐ  徐无鬼  Xu Wugui. Simplicité

25. Zé yáng 则阳 Ze Yang. Vérité

26. Wài wù  外物Choses extérieures

27. Yùyán 寓言 Paroles rapportées

28. Ràng wáng 让王 Rois qui abdiquent

29. Dào zhí  盗跖 Le voleur Zhi

30. Shuō jiàn  说剑   Discours sur l’épée

31. Yú fù  渔父 Le vieux pêcheur

32. Liè Yùkòu 列御寇 Lie Yukou (列子Lie Zi)  

33. Tiānxià 天下 Le monde (des Écoles)

 

La paternité des chapitres extérieurs et divers est l’objet de débats, plusieurs contiennent même des anachronismes montrant qu’ils sont postérieurs à Zhuangzi, par exemple :

- le chapitre 17 évoquant Gongsun Long (公孙龙), logicien de l’École des noms qui aurait vécu après Zhuangzi (vers 320-250 av. J.-C.),

- les chapitres relatant des anecdotes relatives à Zhuangzi,

-  et en particulier le chapitre 32 qui rapporte ses dernières paroles au moment de sa mort.

 

o    Origine et datation des différents chapitres

 

L’origine et la datation des chapitres extérieurs et divers sont controversées. Deux chercheurs arrivent à des conclusions proches, l’un chinois, professeur à l’Université normale de Pékin, Liu Xiaogan (刘笑敢) [3], l’autre américain, Angus Graham [4] : conclusions proches quant à la datation et l’attribution des différents chapitres, à des nuances près, mais Angus Graham diffère principalement de Liu Xiaogan en considérant que les chapitres internes sont mutilés et qu’il serait possible de les restaurer en piochant dans les autres.

 

 

Liu Xiaogan

 

 

La méthode de datation de Liu Xiaogan commence par l’étude des caractères, simples et composés, les caractères composés apparaissant plus tard dans le texte. L’autre mode de datation est statistique, basée sur le décompte des passages du Zhuangzi qui apparaissent dans des ouvrages comme le Lüshi chunqiu (《吕氏春秋》), « Printemps et automnes de Lü Buwei », ou le Hanfeizi (《韓非子》), couplée à une analyse de la langue et des idées exprimées pour comparer les chapitres extérieurs et divers aux chapitres intérieurs.

 

 

La philosophie de Zhuangzi et son évolution

(Liu Xiaogan, 2010)

 

 

Sa conclusion est que les sept chapitres intérieurs datent du milieu de la période des Royaumes combattants (战国, 476-221 avant J.C.), alors que les chapitres extérieurs et divers dateraient selon lui des dernières années de la période, et avant 235 avant J.C., date de la mort de Lü Buwei (吕不韦). Le texte daterait donc selon lui d’avant le Premier Empire, ce qui va à l’encontre de l’opinion courante des chercheurs chinois qui penchent pour une création du début des Han.

 

De manière plus précise, on peut distinguer trois groupes de chapitres selon les idées exprimées et la terminologie utilisée :

 

1. Les chapitres 17-27 + 32 seraient l’œuvre de proches, sinon disciples, de Zhuangzi que Liu Xiaogan appelle « l’école des passeurs (de Zhuangzi) » (Sòngzhuāng  pài 送庄派) ; ces chapitres sont donc relativement homogènes dans le fond comme la forme, contrairement à une opinion répandue qui les assigne à des écoles taoïstes diverses. L’exemple-type de ce groupe donné par Liu Xiaogan est le chapitre 17 Qiushui (秋水), La crue d’automne.

 

Angus Graham parle d’ « École de Zhuangzi » et lui assigne les chapitres 17-22.

 

2. Les chapitres 12-16 et 33 (et la fin du 11) seraient l’œuvre de disciples ultérieurs de Zhuangzi adeptes du courant de pensée dit Huang Lao (Huánglǎo pài 黃老派), courant syncrétiste qui, selon « L’histoire de la philosophie chinoise » de Feng Youlan (冯友兰) [5], serait né au 4e siècle avant J.C. dans le cercle de l’Académie Jixia (稷下学宫) autour du prince Xuan de Qi (齐宣王) et serait alors devenu populaire. Le terme Huánglǎo daterait cependant des Han : il apparaît dans les « Mémoires historiques » (《史记》) de Sima Qian (司马迁) à propos de Shen Dao (慎到) et Han Fei (韩非). Ces chapitres sont marqués par les références récurrentes à l’Empereur Jaune et à Laozi, avec paraboles et dialogues, et font du Ciel l’égal (sinon plus) du Dao. Liu Xiaogan donne le chapitre 13, Tiāndào (天道), La Voie du ciel, comme exemple-type.

 

 

Histoire de la philosophie chinoise, Feng Youlan 2011

 

 

Angus Graham parle, lui, d’ « École syncrétiste », non taoïste, et lui attribue les chapitre 12-14, la fin du 11, et les chapitres 15 et 33. Ces chapitres mêlent les concepts taoïstes du roi qui n’agit pas, confucianistes de bienveillance et de bienséance, et légistes d’administration et de gouvernance. Ils idéalisent l’Empereur Jaune et les empereurs mythiques Yao () et Shun () comme modèles de morale et de gouvernance. Selon lui, ce sont les intellectuels de ce courant qui auraient édité le Zhuangzi en plaçant le chapitre 33 à la fin.

 

3. Les chapitres 8-10, 28-29 et 31, outre la première partie du 11, relèveraient selon Liu Xiaogan d’un autre courant, dit « Sans souverain », ou « Anarchiste » (Wú jūn pài 无君派), l’exemple-type étant le chapitre 8 : Piánmǔ (骈拇), Pieds palmés. Il distingue ces chapitres des chapitres internes par leur utilisation de courts arguments plutôt que de fables allégoriques, avec un accent sur la libération de la nature plutôt que l’expérience du Dao.

 

Angus Graham divise ce groupe en deux : d’une part un groupe de « Primitivistes » datant de l’interrègne entre le Premier Empire et la dynastie des Han, des adeptes d’une utopie d’un retour à une nature originelle proche de l’animal, sans morale ni distinctions sociales (chapitres 8-10 et première partie du 11), et d’autre part un groupe non taoïste d’adeptes de Yang Zhu (杨朱) [6], chap. 28-31. Ces deux courants se distinguant en particulier des Syncrétistes par leur dédain des empereurs déifiés par ces derniers.

 

L’ouvrage se présente ainsi comme une mosaïque de courtes réflexions, anecdotes, dialogues et fables métaphoriques, comme dictés sous l’inspiration du moment, sans souci de suite logique ni de construction formelle. Les répétitions abondent, les contradictions aussi, des personnages se retrouvent ici et là, souvent dans des anecdotes différentes, certains identifiables d’autres non. Et pourtant, de ce vaste puzzle labyrinthique émergent des thèmes récurrents qui donnent à l’ensemble une impression d’unité fondée sur des idées-clés, en marge du temps, ou plutôt en réaction contre le chaos du temps : une recherche d’intégrité contre la décadence morale de l’époque.

 

o    Principaux thèmes

 

1. Incitation au non-agir et à la spontanéité naturelle (de soi-même ainsi : zìrán 自然), apologie du vagabondage libre (xiāoyáo 逍遥) et invitation à vivre en union avec le Dao, « comme un poisson dans le Dao » dit Anne Cheng en se référant au chapitre 6 [7].

 

Qu’est-ce que le Dao ?

夫道,有情有信,无为无形;可传而不可受,可得而不可见;自本自根,未有天地,自古以固存;神鬼神帝,生天生地;在太极之先而不为高,在六极之下而不为深,先天地生而不为久,长于上古而不为老。莫知其始,

Le Dao a sa réalité et son efficience, mais n’agit pas et n’a pas de forme. On peut le transmettre mais non le recevoir ; on peut le comprendre mais non le voir. Il est son propre fondement et sa propre racine et existe depuis la nuit des temps, avant même le ciel et la terre. De lui émanent les esprits et les mânes, par lui sont engendrés le ciel et la terre. Il est au-dessus du faîte suprême de l’univers et pourtant n’est pas haut, il est au-delà des six extrémités de l’univers et pourtant n’est pas profond. Né avant le ciel et la terre, il n’est pourtant pas là de longue date ; plus âgé que la plus haute antiquité, il ne connaît pas la vieillesse. … On ne sait rien de son commencement ni de sa fin… 

(chap. 6)

 

2. Rejet du monde, de tout gouvernement institutionnalisé, pour proposer au contraire le « gouvernement de soi » (zizhi 自治). Rejet lié à l’idéal de retour à la nature et au monde animal, la civilisation étant l’histoire d’une déchéance par arrachement à la nature et oubli de ses origines. Il s’agit d’aller dans le sens du cours naturel des choses, en les reflétant comme un miroir.

 

3. Relativisme et scepticisme, méfiance à l’égard du langage comme moyen d’accès à la connaissance (nommément récusé au chapitre 22 pour son inefficacité).

- Pas de vérité établie en termes de vrai/faux, mais de relation « c’est cela »/ « ce n’est pas cela » (pour dépasser la limite posée par le « c’est cela »). Il ne s’agit pas de savoir (zhī) mais de savoir comment : tout est dans la pratique.

- Défiance à l’égard du langage justifiée par la logorrhée des discussions entre sophistes des différentes écoles de l’époque, confucianistes, mohistes et légistes. Et surtout par l’impuissance du langage à dépeindre une réalité éminemment changeante.

- Trait récurrent de l’art discursif du Zhuangzi : la régression à l’infini qui finit par faire perdre pied à l’interlocuteur (comme dans l’épisode de la mort de l’épouse de Zhuangzi).

 

4. Quiétude, silence, recueillement : jeûne de l’esprit et du cœur (xīnzhāi 心齋), randonnées extatiques, méditation « assis dans l’oubli » (zuòwàng 坐忘) pour parvenir à un état mental de perte de soi.

 

5. Idéal du Saint : homme authentique (zhenren 真人), sage (shèngrén 圣人), homme divin (shénrén 神人) ou homme accompli (zhìrén 智人), à dimension cosmique, entre Ciel et Homme. Au-delà du monde, dans un état de totale plénitude, il ne cherche pas à gouverner à la différence du Saint de Laozi. Il fait corps avec le Dao. Il est miroir du Ciel et de la Terre et des dix mille êtres.

 

Toutes ces idées ne sont pas exposées comme des théories abstraites, mais illustrées et données à entendre de manière pratique dans des petites histoires à valeur allusive et métaphorique.

 

En complément, voir Anne Cheng : Zhuangzi à l’écoute du Dao, Histoire de la pensée chinoise, Seuil 1997/2003, chap. 4 pp. 113-142.

 

o    Fables, anecdotes et paradoxes célèbres

 

- Le Boucher Ding (庖丁), chap. 3  (texte et traduction)

  Acquisition de la gestuelle instinctive par le bon artisan ; idéal de spontanéité naturelle.

- Le faisan des marais (澤雉), chap. 3

  Question de la liberté.  Explications de J.F. Billeter (Études chinoises 1999/18-1-2).

- La mort de Hundun (ou Chaos 混沌), chap. 7

  Danger d’aller à l’encontre de la nature innée des choses.

 Voir : Des résonances mythiques du Zhuangzi et de leur fonction, par Jean Levi (à lire en ligne)

- La joie des poissons (魚之樂), chap. 13

  Dialogue socratique sur la connaissance du sage se laissant porter par le cours naturel des choses.

 

 

La joie des poissons

 

 

- Zhuangzi et la tortue, chap. 17

  Volonté de rester en retrait du monde, dans une simple condition de survie.

Voir : Combats d’animaux, réflexions sur le bestiaire de Zhuangzi, par Romain Graziani (à lire en ligne)

- Le paradoxe du cheval blanc (Un cheval blanc n’est pas un cheval 白马非马), chap. 17

  Paradoxe attribué au sophiste (bianzhe 辯者) Gongsun Long (公孙龙) classé par Sima Qian dans « l’école des noms » (ming jia 名家). Il vise à dénoncer la distinction arbitraire faite par la langue entre l’objet et ses qualités.

Voir l’entretien de Jacqueline Nivard avec Jean Lévi à propose de son ouvrage « La Chine est un cheval et l’Univers une idée », à lire en ligne.

- Zhuangzi et la mort de sa femme, chap. 18

  La mort comme phase d’un processus naturel de transformation, donc ne justifiant ni crainte ni tristesse.

(voir l’article de Jean Levi ci-dessus sur les résonances mythiques du Zhuangzi)

- La mort de Zhuangzi, chap. 32 (Liè Yùkòu 列御寇)

  Foin des rites et apparats.

  Cette histoire de la mort de Zhuangzi – sous forme de dialogue - témoigne de l’élaboration a posteriori d’une sorte de mythe autour du personnage et de ses idées.

 

 

La mort de Zhuangzi

 

 

莊子將死,弟子欲厚葬之。莊子曰:吾以天地為棺槨,以日月為連璧,星辰為珠璣,萬物為齎送。吾葬具豈不備邪。何以加此。

弟子曰:吾恐烏鳶之食夫子也。莊子曰:在上為烏鳶食,在下為螻蟻食,奪彼與此,何其偏也。

Comme Zhuangzi se mourait, ses disciples exprimèrent leur désir de lui organiser des funérailles somptueuses.

- Mais non, dit Zhuangzi, le ciel et la terre seront mon double cercueil, le soleil et la lune mes deux disques de jade, les étoiles et les constellations mes perles, les dix mille êtres mon cortège. Tout est prêt. Que voulez-vous ajouter ?

- Nous craignons, répondirent les disciples, que les corbeaux et les milans ne vous dévorent.

- Je risque en effet sur terre d’être dévoré par les corbeaux et les milans, rétorqua Zhuangzi, mais sous terre je le serai par les fourmis et les courtilières. Pourquoi vouloir m’enlever aux uns pour me livrer aux autres ? C’est faire preuve de partialité.  

 

- Le Rêve du papillon, chap. 2 (Discours sur l’identité des choses Qí wù lun 齐物论)

C’est sans doute l’histoire la plus célèbre de tout le Zhuangzi :  « Zhuang Zhou rêve qu’il est papillon » (Zhuāngzhōu mèng dié 庄周梦蝶) qui pose la question fondamentale, pour le taoïste comme pour le bouddhiste, de la nature profonde de la réalité, et de la manière de l’appréhender, en posant l’impossibilité de distinguer entre rêve et état de veille, entre connaissance et ignorance.

 

昔者庄周梦为胡蝶,栩栩然蝴蝶也。(自喻适志与!)不知周也。俄然觉,则蘧蘧然周也。不知周之梦为胡蝶与?蝴蝶之梦为周与?(周与蝴蝶则必有分矣。)……此之谓物化。

« Zhuangzi rêva un jour qu'il était un papillon, un papillon qui voletait librement de ci de là. Si heureux qu’il ne savait même plus qu'il était Zhuangzi. Mais soudain, il se réveille, et le voilà tout étonné d’être Zhuangzi, sans aucun doute. Mais sans plus savoir s'il était Zhuangzi qui avait rêvé qu'il était un papillon, ou un papillon qui avait rêvé qu'il était Zhuangzi. Entre Zhuangzi et un papillon, il faut pourtant bien qu’il existe une différence ! C'est ce qu'on appelle la transformation des choses. »

 

Una attention spéciale devrait aussi être accordée aux métaphores.

 

o    Les métaphores du Zhuangzi

 

Le début du chapitre 2 (Qí wù lun 齐物论) offre une structure métaphorique caractéristique Il s’agit du dialogue entre Nanguo Ziqi (南郭子綦) et son disciple Yancheng Ziyou (颜成子游) où le premier commence par expliquer que, s’il avait paru soudain totalement figé, c’est qu’il était plongé dans ses pensées et avait totalement perdu conscience (wu sang wo 吾丧我).

Il s’ensuit une discussion avec la musique (de flûtes de bambou lài ) comme métaphore qui débouche sur une réflexion sur la parole.

女闻人籁而未闻地籁,女闻地籁而未闻天籁夫!

Peut-être avez-vous entendu la musique de l’homme, [dit Nanguo Ziqi] et non celle de la terre, peut-être la musique de la terre et non celle du ciel.

Les incessantes disputes des sophistes sont comme le vent dans la forêt (la musique de la terre). Ils sont tellement pris dans ces querelles qu’ils passent par toutes sortes de sentiments conflictuels. Par contraste la musique du ciel souffle harmonieusement sur les dix mille êtres :

“夫吹万不同,而使其自已也,咸其自取,怒者其谁邪?”

La musique du ciel est formée de milliers de sons différents, chacun n’émanant que de lui-même, et se fondant dans une harmonie universelle, mais de qui, d’où viennent-ils ?

La grande différence entre la musique du vent et les disputes des sophistes est que la musique du vent s’arrête quand le vent cesse de souffler, tandis que les disputes ne cessent jamais, parce que les harangueurs ont l’esprit comme obstrué par des idées fixes (cheng xin 成心). Pourtant les paroles ne sont pas du vent.

夫言非吹也,言者有言,其所言者特未定也。果有言邪?其未尝有言邪?其以为异于鷇音,亦有辩乎,其无辩乎?道恶乎隐而有真伪言恶乎隐而有是非?道恶乎往而不存?言恶乎存而不可?道隐于小成,言隐于荣华。故有儒墨之是非,以是其所非而非其所是。欲是其所非而非其所是,则莫若以明。

Les paroles ne sont pas seulement du vent. Celui qui parle a quelque chose à dire. Mais ce n’est jamais tout à fait déterminé par la parole. Alors la parole existe-t-elle ou non ? Celui qui parle est-il comme l’oisillon qui pépie ou non ? Le Dao est-il obscurci au point que l’on ne puisse distinguer le vrai du faux ? La parole obscurcie au point qu’on ne puisse distinguer l’affirmation de la négation ? … Le Dao est obscurci par les petites histoires, la parole l’est par l’éloquence. D’où les disputes entre Confucianistes et Moïstes, les uns s’attachant à nier ce que les autres affirment et vice versa. Rien ne vaut donc l’illumination [naturelle]. »

 

On peut appliquer cela à Zhuangzi lui-même : ses paroles ne sont pas sans ambiguïtés, il est lui-même pris dans un réseau de sentiments et idées contradictoires. Mais on ne peut pas attendre de lui, justement, qu’il s’en tienne à une position fixe tentant d’établir une vérité intangible. Ce sont justement ses structures métaphoriques qui lui permettent de résister à toute tentative de le river sur une position fixe. L’esprit engagé dans les disputes quotidiennes est comme scellé ; le sien est comme un miroir.

 

L’utilisation de métaphores (et jeux de mots, fables, etc.) permet de procéder par allusions pour signifier sans fixer le sens ni adhérer à une proposition figée, en gardant le caractère toujours relatif de la réalité. Les métaphores vont dans le sens d’une perception inconsciente, au-delà des mots. 

 

Lire sur le sujet l’article de Kim-Chong Chong « Zhuangzi et la nature de la métaphore » [8].

 

Cela rend la traduction d’autant plus difficile.


 

[2] Les traductions des titres sont données dans un but de clarté : pour approcher au maximum du sens original.

[3] « Classifying the Zhuangzi chapters », de Liu Xiaogan, trad. William Savage, University of Michigan (Michigan Monographs in Chinese Studies), 1995. (à lire en ligne)

Ouvrage récent : « La philosophie de Zhuangzi et son évolution » (《庄子哲学及其演变》), Zhongguo Renmin Daxue, 2010.

[4] Angus C. Graham (1919-1991) : Chuang-tzu: The Inner Chapters (reprint - Indianapolis: Hackett Publishing, 2001) et Chuang-tzu: The Inner Chapters and other Writings from the Book of Chuang-tzu (London: Unwin Paperbacks, 1986).

[5] Zhongguo zhexue shi《中国哲学史》, en 2 vol., 1931-1934.

Traduction : A History of Chinese Philosophy, tr. Derk Bodde, Princeton University Press, 1952-23, rééd. 1983.

[6] Courant de pensée opposé à la fois au confucianisme et au moïsme, champion d’un hédonisme fondé sur une forme d’égoïsme éthique faisant de la préservation de son bien-être personnel et de sa nature xìng () le but essentiel de la vie : wèiwǒ (为我) ou « tout pour moi ». Mencius a dit de lui : “Même si, en s’arrachant un poil, il pouvait aider l’humanité, il ne le ferait pas” ( 拔一毛以利天下而不为), d’où le chengyu : 一毛不拔. Mais c’est aussi une manière de rester en retrait du monde pour éviter les conflits et préserver la vie dans un monde en guerre perpétuelle.

C’est cependant un courant de pensée peu important qui n’est même pas cité parmi les « écoles de pensée » dans les « Mémoires historiques » de Sima Qian.

[7] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, p. 126.

[8] Philosophy East and West, 2006/56-3.

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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