Scénaristes

 
 
 
           

 

 

Zhang Ailing scénariste I

par Brigitte Duzan, 02 août 2011

       

Le travail de scénariste de Zhang Ailing est suffisamment mal connu pour valoir la peine d’une mise au point. Elle a commencé en 1947 par deux scénarios pour le réalisateur Sang Hu (桑弧), puis en a écrit une dizaine d’autres, après son départ pour les Etats-Unis, pour plusieurs réalisateurs de Hong Kong.  

        

I. Fin des années 1940 : deux scénarios pour Sang Hu

                

La collaboration de Zhang Ailing avec Sang Hu (桑弧) intervient dans le contexte très particulier des lendemains de la défaite japonaise à Shanghai. La ville a énormément souffert pendant la guerre, l’afflux de réfugiés a aggravé encore les difficultés d’approvisionnement, la ville est sinistrée. Mais la fin de la guerre entraîne un brusque regain

d’activité dans le domaine du cinéma. On considère la

 

Sang Hu (桑弧)

période 1946-1949 comme un second âge d’or du cinéma de Shanghai.

       

Deux des films alors réalisés le sont par Sang Hu (桑弧), en 1947 : « Un amour inachevé »

(不了情) et « Vive ma femme ! » (《太太万岁》). Et les deux scénarios sont de Zhang Ailing : ce sont les deux premiers qu’elle a écrits.

        

1. « Un amour inachevé »

        

Petite histoire du scénario et du film

        

Le DVD du film « Un amour inachevé »

不了情》

 

Le scénario de ce film est le premier écrit par Zhang Ailing. Le film n’a cependant pas eu de succès et a disparu des écrans en peu de temps. C’est parce qu’elle aimait beaucoup cette histoire qu’elle l’a ensuite réécrite pour en faire une nouvelle, intitulée « Tant de haine » (《多少恨》), publiée à Shanghai dans le numéro de mai-juin 1947 de la revue mensuelle Dajia (《大家》; c’est ce qu’elle a expliqué dans la préface du livre lorsque la nouvelle a été publiée à Taiwan, plus de trente cinq ans plus tard, après avoir été exhumée d’une bibliothèque par un ami.

        

Le scénario a été écrit très vite, entre le 26 décembre 1946 et le 12 janvier 1947 ; après quelques corrections tout aussi rapides, Zhang Ailing l’a remis à Sang Hu qui a commencé le tournage dès le 6 février, un tournage éclair qui était bouclé le 22 mars.

       

C’était non seulement le scénario de Zhang Ailing, c’était aussi le tout premier film de la nouvelle société de production Wenhua (文华影业公司), créée en août 1946 par un homme d’affaires qui avait déjà des parts dans les studios Lianhua (联华影业公司)dans les années trente : Wu Xingzai (吴性栽).

       

C’était un personnage atypique, bouddhiste et apolitique,

un intellectuel de la nouvelle culture issue du

mouvement du 4 mai, lié à la tradition mais ouvert aux idées nouvelles. Son idée était de produire des films à petit budget, dans des genres - comédies ou mélodrames - prisés du public, mais de grande qualité, sur des sujets éventuellement adaptés d’œuvres littéraires, d’où le nom de sa société, wenhua signifiant littérature. Il s’était pour cela entouré de réalisateurs et d’acteurs de talent.

        

« Un amour inachevé » est sorti sur les écrans de Shanghai au début du mois d’avril 1947, et fut alors célébré comme « un grand film produit en Chine qui répond parfaitement aux attentes du public aux lendemains de la victoire »

(“胜利以后国产影片最适合观众理想之巨片”). Mais cet enthousiasme n’a pas duré longtemps : le public n’a pas suivi.

 

Wu Xingzai (吴性栽)

        

Le film a disparu pendant plus de quarante ans. Le plus étonnant est que le même titre a été repris en 1961 à Hong Kong par un autre réalisateur, Tao Qin  (陶秦), mais avec un scénario différent : le personnage principal, interprété par l’actrice Lin Dai (林黛), est aussi une jeune fille de la campagne, mais, venue à la ville à la mort de ses parents, elle devient une chanteuse célèbre (1). C’est sans doute à ce film que fait allusion Zhang Ailing dans sa préface à l’édition de 1983 de la nouvelle « Tant de haine » (《多少恨》):

前两年在报上看到有人袭用《不了情》片名,大概别人也都不知道已经有过这么张片子,不禁抚然。

Il y a deux ans, j’ai lu dans un journal que quelqu’un avait repris le titre « Un amour inachevé » pour un film, probablement personne ne savait qu’il y avait déjà un film ainsi intitulé, c’est quand même attristant.

        

C’est seulement dans les années 1990 que des chercheurs de Hong Kong se sont intéressés au film de Sang Hu et en ont demandé une copie aux archives du cinéma, à Pékin. Mais on leur a alors répondu que la copie était mauvaise et avait besoin d’être restaurée. Ce n’est qu’en 2003, avec la sortie d’une collection de VCD éditée par une société du Guangzhou et intitulée « Les grands classiques des débuts du cinéma chinois (1927-1949) »   ("早期中国电影(1927-1949)经典收藏”), que le film refit miraculeusement surface. Il reste très peu connu.

        

Un film qui fait date malgré ses faiblesses

        

Il y a quelques raisons qui peuvent expliquer la désaffection du public lorsque le film est sorti.

        

Un scénario intéressant mais pas dans l’air du temps

        

L’histoire est typique des films hollywoodiens qu’adorait Zhang Ailing : celle d’un amour sans lendemain, étouffé dans l’œuf par les contraintes et pesanteurs sociales, entre un homme d’affaires ayant pignon sur rue et une jeune fille pauvre ; mais elle y a ajouté une « couleur locale » très chinoise, qui renvoie aux films des années trente de Shanghai.

        

Yu Jiayin (虞家茵) est une jeune fille pauvre venue à Shanghai pour tenter de gagner sa vie ; grâce à une ancienne camarade de classe, elle trouve un emploi comme préceptrice, pour s’occuper de la petite fille d’un homme d’affaires, Xia Zongyu (夏宗豫), dont  l’épouse, souffrante, a été obligée de partir se soigner à la campagne. Au début du film, Jiayin cherchant à revendre le billet de cinéma de cette amie qui n’a pu venir avec elle, elle rencontre par hasard Xia Zongyu à l’entrée et lui vend le billet, puis le retrouve à nouveau dans la foule à la sortie, mais sans qu’aucun des deux ne connaisse leurs identités respectives. Zhang Ailing a ensuite supprimé cette rencontre fortuite dans la nouvelle. On voit qu’elle connaissait bien le cinéma chinois autant que celui de Hollywood : le hasard, les coïncidences y jouent un rôle particulièrement important dans le déroulement des intrigues (2). Ici, c’est un indice de l’affinité naturelle qui existe entre les deux personnages.

        

La petite Xiao Man (小蛮) s’attache peu à peu à sa préceptrice, mais, très vite, son père aussi, au grand dam de la servante, Yaoma (姚妈), commère et acariâtre, et bientôt de l’entourage familial, tandis que le père de Jiayin, rusé et profiteur, manigance en coulisse pour tenter de profiter de la liaison de sa fille afin de trouver un emploi. Les personnages secondaires sont bien campés, et dépeints de façon réaliste et pleine d’humour. Les rencontres entre Jiayin et Zongyu dans la petite chambre de la première, en revanche, sont un peu artificielles, mais servent à évoquer le contexte affectif de chacun des deux : Jiayin seule à Shanghai, fille unique d’un couple désuni, son père ayant abandonné sa mère alors qu’elle avait huit ans : Zongyu marié à une femme qu’il n’aime pas, solitaire lui aussi, et qui meuble sa solitude en s’absorbant dans son travail. 

        

Leur rencontre pourrait donc être un heureux coup du sort, mais leur union s’avère impossible. En fin de compte, pour éviter de briser le foyer de Zongyu qui parle de divorcer, confrontée à une épouse éplorée que Yaoma est allée chercher dans sa campagne, et pensant surtout à préserver le bonheur de la petite fille qui a l’âge qu’elle avait lorsque son père a abandonné sa mère pour se remarier, Jiayin préfère quitter Shanghai…

        

Il s’agit là d’un thème courant chez Zhang Ailing : l’amour n’a pas sa place dans la vie, l’un et l’autre sont inconciliables. Il faut rappeler qu’elle a rencontré son premier mari, Hu Lancheng (胡兰成), quatre ans auparavant, personnage ambitieux et séducteur qui la trompait hardiment : ils divorcent en 1947, justement (3). La nouvelle reflète cette amère expérience personnelle qui vient renforcer le souvenir traumatisant de la désunion de ses propres parents.

        

Le scénario a de très belles pages, en particulier dans la description de la jalousie de Yaoma ou des manigances du père, mais surtout dans l’évocation en demie teinte des sentiments intimes des deux personnages principaux dont l’amour réciproque reste jusqu’à la fin du domaine du non-dit.

        

Mais les situations sont un tantinet répétitives, surtout dans les scènes qui se passent dans la chambre de Jiayin, et les dialogues entre les deux personnages parfois un peu ternes ; Zhang Ailing elle-même en était consciente et les a révisés plusieurs fois. D’ailleurs, quand est sortie la copie neuve éditée en 2003, les spécialistes de Hong Kong ont noté que les dialogues comportaient des variantes par rapport au scénario qu’ils possédaient.

        

Ce qui a cependant beaucoup plus desservi le film est que le scénario ne correspondait pas aux attentes et aux goûts du public de l’époque. En 1947, les Shanghaiens étaient à peine sortis de longues années de conflit, le thème était trop intimiste pour être dans l’air du temps ; les grands succès de l’année sont des films de guerre, des mélodrames sur fond de misère sociale, ou des comédies. Le grand succès de l’année 1947 est  le film « Les larmes du Yangzi » (一江春水向东流上集》) coréalisé par les cinéastes de gauche Cai Chusheng (蔡楚生) et Zheng Junli (郑君里), avec les grandes vedettes de l’époque Bai Yang (白杨) et Tao Jin (陶金: l’histoire d’un jeune instituteur idéaliste, à la fin des années trente, qui se laisse peu à peu corrompre, et fait fortune en trahissant ses idéaux et conduisant sa femme  au suicide.

        

Il est certain que le scénario de Zhang Ailing tranche dans ce contexte. C’est là une première raison probable de l’échec du film, les faiblesses du scénario, quant à elles, pouvant être mise au compte de

l’inexpérience de Zhang Ailing et de la rapidité avec laquelle elle a écrit son scénario. Mais ce n’est pas primordial. Bien plus déterminants dans l’insuccès du film sont certainement la mise en scène et le jeu des acteurs.

        

Une mise en scène et une interprétation inégales

       

Biographie de Liu Qiong (刘琼)

 

A la fondation de la Wenhua, Wu Xingzai recruta des cinéastes et techniciens pour l’essentiel venus du théâtre, en particulier de la troupe Kugan (苦干剧团) animée par Huang Zuolin (黄佐临) et comptant des grands acteurs comme Shi Hui (石挥) ou encore l’actrice Wei Wei (韦伟), qui interpréta l’année suivante le rôle principal de l’un des plus grands classiques du cinéma chinois, produit par la Wenhua en 1948 : « Printemps dans une petite ville » (《小城之春》) de Fei Mu (费穆). Le théâtre était la formation royale des cinéastes chinois, surtout pendant la guerre, Sang Hu inclus.

       

Les deux acteurs principaux du film « Un amour inachevé » étaient cependant des célébrités du cinéma de Shanghai des années 30 : l’acteur Liu Qiong (刘琼), dans le rôle de Xia Zongyu, et l’actrice Chen Yanyan (陈燕燕) dans celui de Jiayin, tous deux des anciens des studios Lianhua  (联华影业公司).

        

Liu Qiong avait débuté au cinéma à la Lianhua en 1934 ; il avait ensuite tourné avec les grands réalisateurs comme Fei Mu, Wu Yonggang ou Zhu Shilin ; il avait trente cinq ans en 1947,  il était au sommet de sa carrière et parfait dans son rôle. Ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’actrice principale, Chen Yanyan (陈燕燕).

        

Née en 1916, passionnée de cinéma, elle avait réussi à obtenir un petit rôle en 1930, à l’âge de quatorze ans, sur le tournage à Beiping des extérieurs du premier film de la Lianhua après sa fusion avec le studio Minxin, « Rêve de printemps dans l’ancienne capitale » (故都春梦), réalisé par Sun Yu (孙瑜). Mais c’est en 1934 qu’elle devint célèbre, dans « La route » (大路), du même Sun Yu, où elle interprète le rôle d’une jeune serveuse amoureuse et, bien sûr, patriote, aux côtés de l’autre grande actrice de

l’époque, Li Lili (黎莉莉). Il se trouve que c’est aussi le film des débuts de Liu Qiong.

 

Chen Yanyan (陈燕燕) à ses débuts

        

Elle eut le temps de tourner vingt quatre films, tous des drames, avant que les Japonais ferment les studios, en 1937. Contrairement à beaucoup d’autres qui partirent à Hong Kong, elle resta à Shanghai pendant la guerre, passant aux studios Xinhua où elle interpréta à nouveau des rôles tragiques.

        

Cela faisait cependant quatre ans, en 1947,  qu’elle n’avait pas tourné ; elle avait trente et un ans et s’était empâtée : elle n’avait plus grand chose à voir avec la jolie petite actrice de ses débuts ; elle fera d’ailleurs une cure d’amaigrissement pour ses films suivants. Zhang Ailing n’est pas tendre avec elle dans la préface accompagnant la publication de sa nouvelle, sans doute consciente qu’elle n’était pas idéale dans le rôle de Jiayin :

陈燕燕退隐多年,面貌仍旧美丽年青,加上她特有的一种甜昧,不过胖了,片中只好尽可能的老穿着一件宽博的黑大衣。

Chen Yanyan n’avait pas tourné depuis plusieurs années, elle était toujours jeune et belle, avec ce côté doucement innocent qui lui était propre, mais elle avait grossi, si bien que, pour tourner le film, elle portait constamment un large manteau noir…

        

On retrouve d’ailleurs à plusieurs endroits dans le scénario la mention : Zongyu aide Jiayin à enlever son manteau… Elle a dû être rajoutée sur le tournage.

        

Chen Yanyan a dans le film une attitude quelque peu figée, qui accentue les défauts du scénario. On devine Sang Hu mal à l’aise, et l’on comprend la réaction attristée de Zhang Ailing : « Un amour inachevé » était une histoire qui lui tenait à cœur : c’était son histoire personnelle, à peine romancée. Elle a dû particulièrement souffrir en voyant le film très vite retiré des écrans et disparaissant même de son vivant, si bien qu’un autre réalisateur pourra utiliser le titre pour un autre film, film qui, lui, aura du succès.

        

Quant aux autres interprétations, elles sont nettement influencées par la tradition du théâtre, voire de

l’opéra, mais ce sont ces rôles secondaires qui mettent de l’animation dans le film : leur apparition est toujours bienvenue. Outre la petite Xiao Man, d’une adorable fraîcheur mais un peu artificielle, et le père de Jiayin, roublard comme souvent le paysan chinois à l’opéra, il faut surtout noter, dans le rôle de la servante Yaoma (姚妈), l’interprétation de Lu Shan (路珊), qui fit cette année-là ses débuts au cinéma, et tourna dans quatre films, dont l’autre film de Sang Hu (voir ci-dessous) et la comédie de Huang Zuolin, sur un scénario de Sang Hu, « La dot en carton » (假凤虚凰). Elle a le visage et la gestuelle d’un acteur d’opéra, elle a même une façon de se camper pour débiter ses dialogues qui est typique du liangxiang (亮相), cette manière qu’a l’acteur de se poser pour déclamer ou chanter. Dans ce film elle est très juste.

        

Le résultat est un film inégal, qui pèche en outre par une mise en scène elle aussi à peine dégagée de la gangue des conventions théâtrales, impression renforcée par des décors essentiellement limités à la riche demeure de l’un et la pauvre chambre de l’autre. On a nettement l’impression d’un film encore tourné dans des conditions de guerre, même la bande son est pauvre. Il ne faut pas oublier que les studios de Shanghai ont énormément souffert pendant la guerre, que la plupart des installations étaient encore détruites en 1947, et que beaucoup de films étaient tournés pour cela en décors naturels.

        

Et pourtant un film qui fait date dans l’histoire du cinéma chinois

        

Malgré tous ces défauts, le film reste important du point de vue de l’histoire du cinéma chinois, non seulement parce que c’est à la fois le premier scénario de Zhang Ailing et le premier film des débuts de la Wenhua. Il marque en fait une transition et une renaissance, en annonçant ce qui va être le second âge d’or du cinéma de Shanghai.

         

Second âge d’or auquel Sang Hu va contribuer par quelques films beaucoup plus réussis, à commencer par « Vive ma femme » (《太太万岁》), réalisé cette même année 1947, sur un second livret de Zhang Ailing (4).

        

2. « Vive ma femme ! »

        

Il s’agit d’une autre production de la Wenhua, et c’est une comédie satirique.

        

Un style satirique où excellait la romancière

        

On peut s’étonner de voir Zhang Ailing écrire des scénarios de comédies. Pourtant, on sait qu’elle appréciait particulièrement les films comiques américains. Mais surtout, l’œuvre et la personnalité de Zhang Ailing sont bien plus complexes qu’on ne les décrit souvent : même ses nouvelles les plus pessimistes sont écrites dans un style d’une ironie acerbe. Personnage tourmenté, dont la vie familiale tragique se reflète dans des romans sombres et poignants dont « La cangue d’or » est sans doute l’exemple le plus frappant, elle avait aussi, on l’oublie trop, un humour satirique qui transparaît dans beaucoup de ses nouvelles.  Quand on parle de comédies, il s’agit ici plutôt de satires.

       

« Rose rouge et Rose blanche » (《红玫瑰与白玫瑰》) en est un exemple, mais mieux encore une autre nouvelle, moins connue, d’août 1943 : « Bouclage » (《封锁》). Non seulement elle y décrit ses personnages et le décor comme

 

Affiche du film  « Vive ma femme ! »

《太太万岁》

s’il s’agissait d’une comédie, avec un sens de l’observation du détail drolatique qui fait de son court récit un condensé de satire sociale qu’on lit le sourire en coin, mais elle y fait textuellement référence au cinéma, à deux reprises. 

       

Zhang Ailing était un personnage en symbiose avec l’atmosphère artistique de la Shanghai de son temps : cosmopolite et cultivée, mais aussi ambivalente. Passionnée de théâtre traditionnel chinois et de littérature ancienne tout autant que du cinéma de Hollywood, héritière des questionnements de la génération du 4 mai 1919 bien plus que de ses affirmations et de ses espoirs, elle était capable de jeter un œil ironique sur le monde autour d’elle, en voyant, de façon très chinoise, ce qu’il avait de drôle dans ses aspects tragiques, et de faire rire comme de faire pleurer.

        

Elle a dit elle-même qu’il s’agissait, avec son scénario, « de voler un instant de plaisir dans un monde troublé » (“乱世中偷欢”).

       

Une satire du mariage et de ses conventions

       

Le DVD du film « Vive ma femme ! »

《太太万岁》avec une photo

de la scène finale

 

Zhang Ailing attaque avec un plaisir évident la soumission imposée aux femmes par les lois du mariage. Elle  nous livre deux portraits masculins décapants, l’un, âgé, autoritaire mais fantaisiste, l’autre, jeune, ambitieux mais veule, doublés de portraits féminins représentant les diverses réponses à cet univers machiste : la soumission craintive de la vieille génération, et, chez les jeunes, le cynisme profiteur, autre image de la soumission, la fidélité bafouée mais finalement victorieuse et le bonheur (au moins initial) dans le choix assumé du partenaire.

        

Le personnage principal, la taitai  (太太) du titre, Chen Sizhen (陈思珍), est la jeune épouse de Tang Zhiyuan  (唐志远), fils de famille petite bourgeoise dont la mère, veuve un tantinet acariâtre, exerce une autorité sans partage sur la maisonnée, forçant Sizhen à inventer des mensonges à répétition pour éviter les crises de la vieille dame.

        

Petit clerc dans une banque, Tang Zhiyuan rêve de fonder son entreprise, mais n’arrive pas à convaincre son beau-père de lui prêter les fonds nécessaires, jusqu’à ce que Sizhen imagine le mensonge supplémentaire apte à le décider : des lingots d’or prétendument entrevus dans l’armoire de sa belle-mère. Croyant avoir là la garantie nécessaire, son père avance l’argent, et Zhiyuan crée sa société d’import-export, avec un partenaire de Hong Kong.

        

Il fait rapidement fortune, mais tombe tout aussi vite sous le charme d’une intrigante du nom de Shi Mimi qui devient sa maîtresse. Tout à son affaire sentimentale, Zhiyuan en délaisse son autre affaire et confie les clés à l’un de ses assistants qui part avec l’argent, l’acculant à la faillite. Sizhen, qui a supporté ses frasques et absences jusque là en tentant de les cacher pour sauver les apparences, doit reconnaître publiquement l’infidélité de son mari et demande le divorce, chose encore inouïe à l’époque.

        

Au moment de signer le « contrat », ils se retrouvent dans le bureau du notaire avec le frère de Sizhen et la sœur de Zhiyuan qui, follement amoureux, ont décidé de passer outre aux règles et conventions, et de se marier sans entremetteuse ni approbation parentale. Finalement, Zhang Ailing lâche du lest et sacrifie, elle aussi, aux conventions de la comédie, celles du happy ending…

        

Tout le scénario joue sur l’ambiguïté des choix moraux auxquels sont confrontés les personnages, dans une société fondée sur le mensonge et le faux-semblant, symbolisés par les mensonges à répétition de Sizhen, et les diverses identités que chacun doit assumer en respectant les rôles qui lui sont imposés par une société encore patriarcale. Même Shi Mimi est un personnage ambigu, moralement et ouvertement corrompu, mais sous la coupe d’un mari souteneur et violent ; elle non plus n’a pas le choix. Elle est appelée dans le film Yí tàitài (姨太太), terme pudique pour signifier ‘la concubine’ - ce qui confère une autre ambiguïté au titre et au film : il y a taitai et taitai

 

Jiang Tianlu dans le film

« Vive ma femme ! » 《太太万岁》

        

Un film très bien accueilli

       

Zhang Fa  (张伐)

 

Si l’arrière-goût du scénario est amer, les personnages et les situations sont traités de façon comique. Le film le rend bien, dès la première séquence qui a bien des caractéristiques d’un film de Buster Keaton : comique de situation typique où une tasse cassée est l’objet du délit. Par la suite, d’autres objets, broche, montre, poste de radio, seront au centre d’imbroglios résolus à la toute fin.

       

Les acteurs sont dans l’ensemble excellents, sauf peut-être Lu Shan (路珊), qui offre ici, dans le rôle de la vieille mère de Zhiyuan, une interprétation qui ressemble beaucoup trop à celle du film précédent, « Un amour inachevé ». Entre la servante grincheuse et la vieille dame acariâtre, la différence n’est guère que dans l’habit, la différence d’âge n’est même pas évidente ; elle campe juste une autre version du personnage, où l’on retrouve jusqu’aux moindres tics de dépit.

       

Les autres acteurs sont plus intéressants, en particulier Jiang Tianliu  (蒋天流) dans le rôle de Sizhen, Zhang Fa  (张伐) dans celui de Zhiyuan, et Shangguan Yunzhu  (上官云珠) dans celui de Shi Mimi. Cette dernière aura d’ailleurs une carrière prolifique au cours des années suivantes, on la retrouve dans la plupart des films qui sortent à Shanghai à la fin des années 40. Elle avait une présence extraordinaire à

l’écran, avec des clins d’œil célèbres, tel celui qui clôt ironiquement le film de Sang Hu. Elle aura une interprétation célèbre de star sur le déclin dans le film de 1965 de Xie Jin (谢晋) « Sœurs de scène » (舞台姐妹), dernier film tourné avant la Révolution culturelle. Bien que beaucoup moins connue que ses consœurs Ruan Lingyu ou Zhou Xuan, peut-être moins belle, elle finit aussi tragiquement qu’elles, en se suicidant en 1968 à l’âge de

 

Shangguan Yunzhu  (上官云珠)

quarante huit ans, victime, elle, de la Révolution culturelle. Son rôle dans « Vive ma femme ! » a déjà un côté ‘danse au bord du gouffre’.

       

Shi Hui (石挥)

 

Mais l’interprétation la plus éblouissante du film est sans conteste celle de Shi Hui (石挥) dans le rôle du père de Sizhen, original, loufoque même, lunatique, radin, et lubrique à ses heures : une vraie composition théâtrale du grand acteur, que l’on reconnaît d’ailleurs à peine. Il était surnommé « l’empereur du théâtre » ("话剧皇帝"). On dit que, lorsque Cao Yu (曹禺) le vit interpréter sa célèbre pièce « L’orage » (雷雨), il s’exclama : « Les qualités du jeu de Shi Hui sont bien meilleures que celles de ma pièce. » Sang Hu aurait pu dire la même chose.

        

Le film est ainsi encore marqué par un jeu très théâtral. La majorité des acteurs viennent du théâtre huaju (话剧), Shi Hui bien sûr, qui fut l’un des premiers membres de la troupe Kugan, mais aussi Shangguan Yunzhu qui fit ses débuts au théâtre à vingt ans, en 1940, tout comme

Jiang Tianlu, qui entra cette année-là dans la troupe de Shanghai 上海剧艺社, tout comme Zhang Fa qui passa ensuite à la troupe Kugan. Tous ces acteurs ont donc exactement la même formation : l’interprétation est homogène.

       

Et si elle semble théâtrale, c’est la règle en Chine à l’époque, mais pas seulement. Il suffit de se souvenir des grands films français de l’immédiat après-guerre, « Les enfants du paradis » (1945), de Marcel Carné, par exemple, avec, outre Arletty, les grands acteurs de théâtre qu’étaient Jean-Louis Barrault et Maria Casarès. On est même frappé de constater que ce film a une fin très semblable à celle d’ « Un amour inachevé » : Garance retrouve son premier amour, le mime Baptiste, marié et avec un petit garçon ; pour ne pas détruire le bonheur de l’enfant, elle préfère le quitter, à son grand désespoir. 

        

« Vive ma femme ! » fut un grand succès en salles, tout comme « Les enfants du paradis » d’ailleurs. La mise en en scène était nettement plus travaillée que dans le film précédent. On est agréablement surpris dès l’abord par l’originalité du générique d’entrée qui présente les noms sur un éventail qui s’ouvre et se ferme. Il tranchait sur la majorité des films de l’époque : pas de contexte de guerre, pas de drame de la misère, simplement des personnages de la vie ordinaire pris dans la toile des conventions sociales dont ils cherchent à se dégager.

        

Le film

        

C’est ce qu’on a appelé le réalisme critique. Zhang Ailing aurait pu continuer, mais l’avènement du régime communiste changea la donne : les cinéastes, comme les autres artistes, devaient désormais se plier aux critères énoncés par Mao au forum de Yan’an, c’est-à-dire se mettre « au service du peuple ». Elle partit pour Hong Kong, puis pour les Etats-Unis, où elle tourna une nouvelle page de sa carrière de scénariste, en écrivant des scénarios de véritables comédies pour des réalisateurs de Hong Kong, dans un tout autre contexte et un autre genre.

         

        

Notes

 (1) Ceci nous vaut l’une des plus belles chansons d’amour chinoises de tous les temps : ‘Inoubliable’ (忘不了) :

Extrait du film avec Lin Dai et la chanson :

 

 

(2) Voir l’article de Geremie Barmé, Persistance de la tradition au ‘royaume des ombres’, in Le cinéma chinois, Centre Georges Pompidou, 1985, p. 123 : « La coïncidence est la clé du divertissement en Chine. "Sans coïncidence il ne peut y avoir d’histoire" … » (无巧不成书)

(3) Ironiquement, Zhang Ailing utilisera les royalties touchées pour ses deux scénarios de 1947 pour verser des subsides à Hu Lancheng !

(4)  Le scénario de « Vive ma femme ! » (《太太万岁》) a été publié en 2002 dans le livre « L’œuvre de Zhang Ailing – addendum » (张爱玲文集·补遗) [ 中国华侨出版社]

        

        

       

       


 

 

 

     

 

 

 

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