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« Petite Tante Tatsuru » : l’un des plus beaux portraits de femme de Yan Geling

par Brigitte Duzan, 27 décembre 2020 

 

Initialement publié en mars 2008 dans la revue Littérature du peuple (《人民文学》杂志), puis aux Éditions des écrivains (作家出版社) en avril, « Petite Tante Tatsuru » ( Xiǎoyí Duōhé 《小姨多鹤》) est l’un des grands romans de Yan Geling (严歌苓) parus dans la deuxième moitié des années 2000. Relatant, sur fond de quarante ans d’histoire chinoise, la vie d’un trio familial singulier et de leurs trois enfants, le récit est inspiré de faits réels [1].

 

Histoire d’une rescapée

 

Il commence en Mandchourie à la fin de la guerre de résistance contre le Japon, en 1945. Dans les villages de colons japonais qui se sont installés là pendant l’occupation japonaise, les hommes ont été réquisitionnés et envoyés au front où beaucoup sont morts ; ne restent que des vieillards, des femmes et des enfants qui, abandonnés à leur sort, ont peu de chance de pouvoir rentrer chez eux. Dans l’un de ces villages, les anciens

 

Xiǎoyí Duōhé, éd. 2008, 作家出版社

décident d’un hara-kiri collectif. Seule  une adolescente de seize ans, Tatsuru, parvient à s’enfuir et à rejoindre un village proche où elle se joint à la cohorte des fuyards tentant de rejoindre à pied la frontière coréenne.  

 

Elle en sort miraculeusement rescapée, mais cet exode meurtrier lui laissera un souvenir traumatique qui reviendra la hanter aux heures douloureuses de son existence. Vendue comme beaucoup d’autres à une famille chinoise par un gang de trafiquants de femmes, elle est offerte à leur fils Zhang Jian (张俭) dont la femme, à la suite d’un accident, a fait une fausse couche et ne peut plus avoir d’enfant. Rebaptisée Duohe (多鹤), prononciation chinoise de son nom japonais, elle leur donnera une fille et des jumeaux, et gagnera ainsi une place dans la famille ; initialement vouée aux gémonies, elle finira même par être protégée par l’épouse, Zhu Xiaohuan (朱小环), dont la rapprochent les mêmes sentiments maternels à l’égard des enfants, et le sens de la famille comme ultime bastion contre un monde incertain et hostile.

 

Japonaise, Duohe est menacée à chaque instant d’être victime de la haine de la population chinoise à l’égard d’une nation qui a mis le pays à feu et à sang pendant huit ans. Duohe suscite des amours qui sont autant de dangers pour elle, de même qu’elle finit par représenter une menace pour ses enfants aussi. Le roman est l’histoire de cette lutte constante pour survivre, et de la solidarité inébranlable entre les deux femmes : l’épouse et la mère, figures symboliques ici dédoublées.

 

Au départ : une histoire vraie

 

Yan Geling est partie d’une histoire qu’on lui a racontée quand elle était petite et qui l’avait frappée : l’histoire de deux frères jumeaux en Mandchourie, qui vivaient avec leur mère et une autre femme dont le statut n’était pas clair ; on avait fini par découvrir que cette femme était en fait japonaise, qu’au moment de la défaite japonaise elle avait été vendue dans un sac, au poids, à la famille chinoise et qu’elle était la véritable mère des jumeaux.

 

Yan Geling n’avait cessé de penser à cette histoire en se demandant comment il était possible que cette famille bizarre, avec les deux femmes et les enfants vivant sous un même toit, ait pu garder leur secret sans attirer l’attention des voisins. Il lui fallait trouver

 

Une ferme d’un groupe de colons japonais

dans le nord de la Mandchourie
(début des années 1940)

comment raconter cette histoire, et le hasard l’a aidée. En 2007, au cours d’un voyage au Japon, elle a pu se rendre dans un petit village de la préfecture de Nagano habité par des anciens colons revenus de Mandchourie. Elle a pu leur parler, ainsi qu’à une infirmière japonaise qui avait aidé à rapatrier au Japon certaines de ces femmes oubliées en Manchourie.

 

Femmes japonaises en Mandchourie vers 1945

 

Au début des années 1940, on estime qu’il restait environ 200 000 colons japonais en Mandchourie, dans des groupes d’exploitation agricole (“开拓团”) à qui avaient été confiées des terres qui avaient saisies ou acquises à des prix dérisoires. Les hommes ont été peu à peu mobilisés, laissant femmes, enfants et vieillards derrière eux, dans les villages. En août 1945, quand les Soviétiques envahissent la Mandchourie [2], ces populations sont prises en étau entre la violence des soldats soviétiques et le désir de vengeance de

la population chinoise. Nombre de villageois sont victimes de suicides collectifs [3], ou meurent en tentant de fuir. Certaines femmes sont vendues par des réseaux de trafiquants, comme Duohe dans le roman, et restent dans des familles chinoises où elles font les travaux les plus durs. La Chine renoue ses relations diplomatiques avec le Japon en 1972, mais il faut attendre 1978 pour que soit signé un traité de paix et d’amitié entre les deux pays et que le Japon invite les femmes restées en Chine à rentrer au pays avec leurs enfants. Mais ils sont traités en parias au Japon comme ils l’étaient en Chine. 

 

Documents historiques et témoignages recueillis étaient déjà source d’inspiration. C’est cependant au Musée mémorial de la paix à Okinawa que Yan Geling, selon ses propres dires, a trouvé l’image concrète qui lui manquait : le musée présentait une exposition sur l’histoire tragique de 200 lycéennes recrutées comme infirmières à la fin de la guerre, et dont la plupart sont mortes en se suicidant. Leurs photos ont fourni à Yan Geling l’image symbolique qui l’a inspirée pour créer le personnage de Duohe.

 

Des jeunes Japonaises devant leur maison

 

En Chine, le sujet est toujours sensible. Tout ce qui concerne la Mandchourie sous l’occupation japonaise et au lendemain de la capitulation du Japon est soumis à une censure très stricte, en particulier le sort des populations civiles. Il est rare que le sujet soit abordé dans des romans, de même qu’est toujours méconnue la littérature des écrivains du Manchukuo, et en particulier la littérature féminine.

 

Un double portrait féminin

 

L’épouse et la mère

 

Le récit est bâti sur l’opposition entre les deux personnages féminins principaux, Duohe et l’épouse officielle, Xiaohuan, aussi différentes que le jour et la nuit : l’une silencieuse, toujours dans l’ombre, mais assidue au travail ; l’autre débrouillarde et forte en gueule, aimant la vie et beaucoup moins le travail, mais dévouée corps et âme à la famille où elle a sans beaucoup d’états d’âme intégré Duohe aux côtés de son mari comme mère des enfants qu’elle-même ne pouvait mettre au monde, enfants qu’elle considère comme les siens. Xiaohuan est un personnage solaire, à côté de sa « belle-sœur » issue d’une culture qui honore la mort et valorise le suicide.

 

C’est un étrange trio, qui parvient à vivre sans trop d’encombres pendant vingt ans en se faisant oublier, avant d’être rattrapé par le scandale qu’il représente : non tant qu’un homme vive avec deux femmes, mais que l’une d’elles soit d’origine japonaise dans un pays qui vient de subir huit années d’occupation japonaise

 

Xiǎoyí Duōhé (Auntie Tatsuru),

éd. 2010, 作家出版社

ponctuées d’actes de sauvagerie sans nom : Duohe peut avoir toutes les qualités, c’est la fille de l’ennemi national, et cela suffit à en faire une paria pour laquelle tout amour est impossible. Même ses enfants finissent par s’éloigner d’elle quand ils sont assez grands pour comprendre qui elle est, en tentant d’effacer tout lien avec elle dans le simple but de se protéger. 

 

Des hommes faibles

 

Face à elles, les hommes détiennent certes le pouvoir nominal, mais, un peu comme chez Wang Anyi (王安忆), ce sont en fait des êtres faibles, souvent veules, manipulés par leur désir comme par leur ambition, et d’autant plus dangereux quand ceux-ci sont frustrés. Ils sont des fils obéissant à la loi familiale qui leur demande essentiellement de procréer un fils pour perpétuer la lignée, et ils obéissent de la même manière au pouvoir politique. S’ils ont parfois l’ambition de monter en grade, c’est pour en glaner les avantages matériels mais aussi pour courber un peu moins la tête.

 

Le monde dépeint par Yan Geling est fondamentalement féminin, à commencer par les comités de quartier qui s’insinuent dans les moindres interstices de la vie privée. La femme domine de l’intérieur de la famille qu’elle peut au besoin nourrir par sa propre force de travail. C’est de cet angle de vue que se déploie la narration, dans une perspective coupée de l’histoire nationale qui se passe sur

 

Xiǎoyí Duōhé, éd. 2012 陕西师范大学出版社

un autre plan et n’a d’effets qu’induits, comme par ricochet, sur la vie des gens.  

 

Sur ces bases, la narration se déroule dans une parfaite maîtrise de la forme et du style.

 

Maîtrise stylistique et art narratif

 

Du drame à l’intime : narration en marge de l’histoire

 

Le roman commence par une impressionnante description de l’exode des villageois japonais qui tentent d’échapper à l’artillerie soviétique et aux attaques des soldats chinois. C’est une véritable épopée que celle de Duohe, ado de seize ans qui sauve au passage une petite fille des griffes de sa mère devenue à moitié folle, qui veut l’étrangler pour lui éviter plus de souffrances. Duohe survit finalement on ne sait trop comment, la narration reprend pour la décrire enfermée dans un sac, vendue comme sur un marché d’esclaves.

 

Ce qui suit est une narration déroulée de manière aussi précise qu’elle peut être elliptique par moments, quand soudain l’histoire s’emballe et devient difficile à comprendre de ceux même qui en sont les victimes. Cependant, à travers le réalisme du récit, percent une chaleur humaine, une émotion contenue qui attachent le lecteur et le rivent au triste sort des personnages. 

 

Xiǎoyí Duōhé (Little Aunt Crane),

éd. 2016, 作家出版社

 

La narration se poursuit au ras des destins de chacun, car ce n’est pas l’histoire qui est en cause, mais les destins individuels qui s’en détachent ; c’est à travers eux qu’et notée l’évolution sociale, bien plus encore que politique – la politique reste essentiellement du domaine de l’incompréhensible. Yan Geling affine ici un mode narratif différent de celui de la saga familiale habituelle de la littérature chinoise, à l’opposé de la grande narration historique. Comme l’a dit le critique Wang Gang (王刚) [4]:

 

小说通过一个普通工人家庭的爱恨悲欢反映社会的风云变幻,是边缘性的叙事视角,也是民间视角。视角的多样化与边缘化,使得革命的另类真实呈现。

Le roman reflète les changements intervenus dans la société à travers les amours et les haines, les joies et les peines d’une famille ordinaire d’ouvriers. L’histoire est contée du point de vue du peuple, et des franges de la société. L’angle de vue diversifié, mais toujours en marge, fait apparaître une autre réalité de la révolution.

 

Yan Geling ne donne aucune indication de dates ni d’événements, sauf en passant, soigneusement intégrés dans son récit. On devine le cadre historique à travers ce qui arrive aux personnages et on suit le passage du temps à travers l’âge des enfants, mentionné de temps à autre pour une raison ou une autre.

 

On devine la période du Grand Bond en avant quand la famille déménage dans une ville nouvelle où est construit un centre sidérurgique d’avant-garde. Les « trois années de catastrophes naturelles » se notent aux ventres enflés des enfants qui se réveillent la nuit en criant famine, à l’apparition de hordes de mendiants dans les rues tandis que les chiens en ont disparu. Et puis un beau jour d’été, tout rentre dans l’ordre :

 

又一个夏天到来,小彭穿着多鹤给他缝补的海魂衫骑车从单身宿舍往厂外走。街上又出现了狗。看来狗们也嗅出世道稍微安全了一些,它们不会动不动就变成人们沙锅里的一道菜。                                (第八章)

Puis vint un autre été. Portant la marinière que Duohe lui avait reprisée, Xiao Peng sortit du dortoir des célibataires à l’extérieur de l’usine et partit à bicyclette. Les chiens avaient refait leur apparition dans les rues. Apparemment, ils avaient senti, eux aussi, que le monde était un peu plus sûr et qu’ils ne risquaient plus de finir leurs jours mijotés dans quelque marmite.                                                                                                 (chapitre 8)

 

Les rares fois où une date est mentionnée, c’est parce qu’elle a une signification symbolique, mais pour les personnages, dans leur vie personnelle, et souvent en dehors des grandes dates historiques. Ainsi vers la fin de ce même chapitre 8, si l’année 1962 est mentionnée comme étant celle de la fin de la famine, ce n’est pas pour cette raison qu’elle est donnée, mais parce que la date marque un tournant dans la vie de Xiao Peng : il sort du cinéma avec Duohe, et il en est tombé amoureux, l’usine sous la pluie en est soudain illuminée, dépeinte en termes infiniment poétiques :

 

雨中的工厂灯火显得特别亮。每一个雨珠都成了一片小小的反光镜,天上地下地叠映,使灯火无数倍地增加了。雨只有落在这样喧腾的工厂区才会如此细声细气,就像多鹤的泪水落进硬汉小彭宽阔的怀抱。小彭那还欠缺最后定型的、男孩气的身-躯,跳下自行车,站在一望无际的繁华绚丽的灯光里,站在漫漫的雨里和刚走出饥荒的一九六二年里。                                                                                              (第八章)

Dans la pluie, les lumières de l’usine semblaient particulièrement brillantes. Chaque goutte de pluie devenait une minuscule lentille réfléchissant la lumière, la diffractant à l’infini dans l’espace, et multipliant d’autant l’éclairage des lampes. Il n’y avait que la pluie, tombant dans le tintamarre des abords de l’usine, qui pouvait faire un bruit aussi délicat, aussi doux que les larmes de Duohe tombant sur la large poitrine de ce solide gaillard de Xiao Peng. D’une allure dénotant un corps qui n’avait pas encore atteint son ultime stature d’homme mûr, il descendit de vélo et resta là, dans la magnificence des lumières s’étendant à perte de vue, debout sous la pluie fine de cette année 1962 qui venait juste de sortir de la famine.                                                                                                                                (chapitre 8)

 

Cela pourrait faire une belle fin de chapitre pour un mélo ; pas chez Yan Geling. La réalité efface vite le rêve poétique, Duohe est japonaise et il n’y a ni amour ni romantisme possible ; le chapitre se poursuit sur une tentative de suicide de Xiao Peng dégrisé, rattrapé in extremis par son copain Xiao Shi au moment où il était près de se faire happer par un train…. Famine ou pas, quelles que soient les circonstances historiques, la situation de Duohe ne change pas, sinon pour devenir de plus en plus dangereuse au fur et à mesure que son identité se précise dans son entourage.

 

L’Histoire, celle avec un grand h, est tellement confuse qu’on n’y comprend rien. C’est le cas, en particulier de la Révolution culturelle : Yan Geling débute un chapitre avec la fermeture de l’usine, et poursuit avec les luttes entre les factions qui s’en disputent le contrôle, le tout se terminant avec l’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre [5]. Les gens observent tout cela comme un théâtre de marionnettes, en attendant de pouvoir reprendre le travail, car s’ils ne travaillent pas ils n’ont rien à manger. La Révolution n’enthousiasme que les adolescents qui en profitent pour partir faire le tour du pays, au grand dam de leurs mères. Mais elle comporte un danger accru car elle incite à voir des espions partout.

 

Ce ne sont pas les événements qui importent, mais les mentalités, et elles restent fondamentalement inchangées, et antijaponaises.

 

Retours réguliers sur ce qui s’est passé

 

Dans ce roman, Yan Geling développe un mode narratif particulier : elle n’explique pas tout de suite une action, le comportement de ses personnages – comme l’aurait fait un narrateur omniscient dans une narration traditionnelle. Elle imite en fait ce qui se passe dans la réalité : si l’intéressé ne l’explique pas, ce qui lui est arrivé reste un mystère.

 

On a parfois des explications a posteriori sur les sentiments cachés de Xiaohuan, ses motivations, comme vers la fin du chapitre six, par exemple, où elle fait un retour sur elle-même en prenant conscience de l’évolution de ses sentiments envers Zhang Jian, et de ses liens envers Duohe, à la suite d’un moment dramatique où celle-ci leur a raconté son histoire, déclenchant la réflexion :

         小环也知道他们三个人走投无路。[…]

多鹤那该死的身世,她那该死的处境:孤身一人活在世界上,把她扔出门她是活不了的。

         Xiaohuan savait qu’ils étaient tous les trois piégés, sans échappatoire. […]

C’était une histoire horrible, celle de Duohe, une situation terrible : seule au monde, si elle, Xiaohuan, la mettait à la porte, elle ne pourrait survivre.

 

Mais ces décalages entre les évènements abrupts intervenus dans la narration et les éclaircissements donnés concernent bien plus souvent ceux affectant Duohe car il flotte toujours autour d’elle une aura de mystère et d’incompréhension, comme si c’était dans la nature des choses vu son statut d’étrangère. Elle peut disparaître, on craint le pire car elle a des tendances suicidaires, elle réapparaît comme si de rien n’était, et on a l’explication de ce qui lui est arrivé au chapitre suivant. C’est le cas en particulier au chapitre 14, où est expliquée sa disparition au chapitre précédent, pendant près d’une journée ; l’explication donnée par Yan Geling de son idée de suicide est, comme elle sait si bien le faire, empreinte d’une intense émotion : Duohe a choisi de se noyer dans un étang qui lui rappelle celui de son ancien village, sa noyade la rapprochant ainsi de ses ancêtres et de son enfance – avec toujours la même nostalgie du village enfoui dans sa mémoire, comme un paradis perdu.

 

Ces « trous » ou retours narratifs sont aussi une marque du roman suivant, « La neuvième veuve » (《第九个寡妇》) ; on les retrouve d’une manière approfondie encore dans « Fanghua » (《芳华》), où ils deviennent de véritables retours sur le passé pour l’appréhender autrement, avec le recul du temps.

 

Un personnage féminin emblématique

 

Xiaohuan plus que Duohe

 

Le titre du roman met l’accent sur le personnage de Zhunei Duohe, prononciation en chinois de son nom japonais, écrit avec les mêmes caractères (竹内多鶴). C’est elle l’élément du scandale, elle qui met la famille en danger, et pourtant elle aussi qui en assure l’équilibre et la stabilité.

 

En réalité, cependant, malgré le titre, la véritable héroïne de l’histoire n’est pas Duohe mais Xiaohuan. C’est Xiaohuan qui protège Duohe, la prend sous son aile pour la défendre contre les suspicions des voisin(e)s, et ce non seulement parce qu’elle est la mère des enfants du ménage, mais peut-être surtout parce que, Duohe ayant perdu sa famille, elle n’aurait aucun refuge où se replier si elle était renvoyée.

 

Xiaohuan incarne un esprit profondément humain qui se moque des conventions et des préjugés et s’affirme contre les préventions usuelles. Il y a quelque chose de la bonté universelle de Guanyin dans Xiaohuan. Ou, plus simplement, elle représente ce qu’il y a de philosophie simple et pragmatique de la vie dans la femme chinoise. En ce sens, elle rappelle la Chuntao (春桃) du film de 1988 de Ling Zifeng (凌子风) adapté de la nouvelle éponyme de Xu Dishan (许地山) [6] : son mari ayant réapparu alors qu’elle le croyait mort à la guerre et qu’elle avait refait sa vie avec un autre homme, Chuntao l’accueille et le garde, formant de manière très pragmatique un ménage à trois né des circonstances, en parfait défi des conventions sociales.

 

Emblème de la femme chinoise, l’humour en plus

 

Xiaohuan est l’un des plus beaux personnages féminins de Yan Geling, inspirée, a-t-elle expliqué, de femmes qu’elle a connues enfant quand elle vivait à la campagne, même si, dans son roman, elle en fait un emblème de la femme du Nord-Est. Xiaohuan est une battante, douée d’une formidable capacité de réparties cinglantes, qui se sort de tous les dangers par sa formidable vitalité.

 

C’est elle le vrai recours de la famille dans les situations difficiles. C’est son humour décapant qui clôt le bec à ses détracteurs, et c’est son humour qui illumine le texte et lui donne son ultime touche de réalisme en en faisant un personnage de chair et de sang, drôle et pétulant. On pourrait dresser une liste de ses réparties, dignes de dialogues de xiangcheng (相声), ces dialogues comiques du nord-est, justement [7]. C’est par le biais de ses réparties acérées que Yan Geling fait aussi de son roman une satire féroce des mentalités et des politiques, de la Grande Famine comme de la Révolution culturelle, contre les discours convenus.

 

Par son franc parler et son audace, Xiaohuan rappelle aussi Li Shuangshuang (李双双), l’héroïne du film de Lu Ren (鲁韧) adapté en 1962 de la nouvelle de Li Zhun (李准) [8]. Xiaohuan rejoint ainsi une cohorte de femmes de caractère de la littérature et du cinéma chinois.

 


 

Adaptation à la télévision

 

Le roman a été adapté en une série télévisée diffusée sur deux chaînes différentes, en 2009 et 2012, avec les actrices Sun Li (孙俪) et Yan Xuejing (闫学晶) dans les rôles de Duohe et Xiaohuan, et l’acteur Jiang Wu (姜武) dans celui de Zhang Jian.

Nota : Sun Li est originaire de Shanghai et n’a rien ni d’une Japonaise ni du personnage de Duohe tel que décrit dans le roman. En fait, le scénario est différent : il est révélé vers le milieu de la série que Duohe n’est pas japonaise, mais une orpheline chinoise. C’était l’une des exigences de la censure pour que la série ait l’autorisation de diffusion. Mais cela dénature totalement l’histoire.

 

Premier épisode

 

(les autres épisodes suivent)

 


 

Traduction en anglais

 

 Little Aunt Crane, trad. Esther Tyldesley, Harvill Secker, 2015, 496 p.

 


 

[1] Texte original, en seize chapitres, prologue et épilogue, disponible en ligne : http://www.yuedu88.com/xiaoyiduohe/

[2] L’entrée en guerre de l’Union soviétique contre le Japon ayant été prévue lors de la conférence de Yalta, le pacte de neutralité soviéto-japonais de 1941 est abrogé le 2 avril 1945 et la guerre déclarée le 8 août. Le lendemain, l’Armée rouge pénètre en Mandchourie, ainsi qu’en Mongolie intérieure et dans le sud de Sakhaline. Le 15 août, l’empereur Hirohito annonce la capitulation du Japon. Plus de 500 000 Japonais sont faits prisonniers des troupes Soviétiques qui déferlent, pillent et tuent.

[3] C’est le sujet des recherches de Mariko Asano Tamanoi qui a publié de nombreux livres et articles sur les colons japonais et le problème de leur rapatriement, et en particulier « Victims of Colonialism? Japanese Agrarian Settlers in Manchukuo and Their Repatriation » (The Asia-Pacific Journal, Jan. 29, 2009) :
https://apjjf.org/-Mariko-Asano-TAMANOI/3032/article.html

Une bonne partie de son travail de terrain a été conduit dans ce même village de Nagano, dans le centre du Japon, où Yan Geling est elle-même allée. Quelque 38 000 personnes sont parties de là pour aller s’installer en Mandchourie. Mais, comme le mentionne Yan Geling dans son roman, la plupart d’entre eux n’avaient aucune notion d’agriculture et faisaient appel à de la main-d’œuvre chinoise pour cultiver les terres qui leur avaient été attribuées.

[4] 王刚.红色经典与贵州文学研究.成都:西南交通大学出版社,201277-80

Cité dans la page baidu sur le roman.

[5] On reconnaît les événements et les dates auxquelles ils correspondent mieux que les personnages eux-mêmes qui sont plongés dans le chaos ambiant, mais il faut pour cela avoir de bonnes notions de l’histoire de la période couverte par le roman (1945-1976). Sans d’ailleurs que ce soit nécessaire, car ce n’est pas des faits historiques qu’il est question, mais de l’existence de chacun dans le cadre de vie qu’ils déterminent et imposent.

[7] Rendus célèbres par Zhao Benshan (赵本), voir : http://www.chinesemovies.com.fr/acteurs_Zhao_Benshan.htm

[8] Voir http://www.chinesemovies.com.fr/films_Lu_Ren_Li_Shuangshuang.htm

On notera que Li Zhun était le père du premier mari de Yan Geling, et un grand ami de son père.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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