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Zhang Xianliang : les grands textes

III. Grass Soup / My Bodhi Tree

 par Brigitte Duzan, 3 septembre 2022

 

Après le triple récit fictionnel, mais largement autobiographique, que sont « Mimosa » (《绿化树》) et « La moitié de l’homme, c’est la femme » (《男人的一半是女人》) d’une part et « La mort est une habitude » (《习惯死亡》) d’autre part, Zhang Xianliang (张贤亮) a poursuivi son retour sur le passé dans un style plus documentaire avec « Grass Soup » (《烦恼就是智慧》) puis « My Bodhi Tree » (《我的菩提树》) [1].

 

Dans ces deux ouvrages, publiés l’un en 1992, l’autre deux ans plus tard, en 1994, l’auteur décrit avec force détails sa vie en camp de rééducation à partir des notes soigneusement elliptiques du journal qu’il a tenu pendant une année spécifique de sa longue période détention, l’année 1960. C’était la pire année de la Grande Famine provoquée par le Grand Bond en avant [2] ; le journal apparaît dans ce contexte comme un véritable manuel de survie pour résister non seulement à la faim, mais surtout à la volonté du pouvoir de briser toute résistance, en brisant les esprits. Les deux ouvrages sont ainsi un courageux travail de mémoire et de témoignage autant que de réflexion.

 

Le premier, « Grass Soup » (《烦恼就是智慧》), est initialement paru dans le numéro de mai 1992 de la revue « Le monde de la fiction » (《小说界》1992年第5) [3]. C’est un texte fondamental.

 

 

Grass Soup, 1ère édition, 1995

 

 

Le titre anglais est celui de la traductrice américaine, Martha Avery ; loin de la « soupe aux herbes sauvages » d’Émilie Carles, cette soupe aux herbes-là est un condensé symbolique du maigre ordinaire des camps, à un moment où la Chine entière subissait le tourment de la faim, d’autant plus obsédant pour les détenus. Quant au titre chinois, il signifie littéralement « les soucis, c’est la sagesse » ; c’est un précepte bouddhiste selon lequel la sagesse procède des difficultés et des peines auxquelles on est soumis, mais qu’il faut prendre ici avec un certain humour. Le texte entier est caractérisé par un humour dévastateur qui va bien au-delà de celui qui émaille ses romans précédents.

 

Écrire pour survivre, survivre pour témoigner

 

Le journal commence par une ligne laconique le 11 juillet (1960) : « Construction de capital : traîné des mottes de terre. » Comprenne qui pourra. Il explique : cela faisait plus de 700 jours qu’il était en camp de travail, depuis le 18 mai 1958 ; il s’y était habitué, il ne ressentait plus de douleur ni de peine, seulement la faim. Si son journal n’était pas là pour en témoigner, trente ans plus tard, il aurait du mal, dit-il, à croire à la réalité de cette souffrance. Il écrit donc pour que ce ne soit pas oublié, pour lutter contre l’amnésie ambiante, en faisant un retour sur le passé pour décrypter ses notes subtilement lacunaires, écrites de manière à ne pas s’attirer d’ennuis au cas où le journal serait découvert et confisqué. Ce qui est arrivé, en 1970, mais sans lui attirer plus d’ennuis que deux questions, à deux endroits pourtant anodins, et qu’il a notés.

 

Pourquoi a-t-il commencé son journal ce 11 juillet ? Il ne s’est rien passé de spécial ce jour-là à la ferme. S’il a ouvert son petit carnet et s’est mis à écrire, c’est peut-être tout simplement parce qu’il avait un stylo, dit-il. Et s’il lui restait un stylo, c’est parce que c’était un objet qui n’avait aucune valeur d’échange dans le contexte du camp, tout le reste avait été échangé, contre de la nourriture. En même temps, ce que le stylo lui offrait, c’était un mode de survie. Au moment de sa réhabilitation, selon la réglementation d’alors, les documents incriminants de son dossier ont été détruits ; seul, à sa demande expresse, lui est resté ce journal pour le rattacher au passé, et ainsi pouvoir en témoigner, au prix d’un effort de mémoire considérable pour reconstituer les faits derrière le laconisme des entrées.

 

 

Au dos de la couverture : le manuscrit du journal 

 

 

En fait, ce laconisme fait pour camoufler la réalité était du même ordre que celui des autorités invoquant des « désastres naturels » pour déguiser la catastrophe induite par l’inanité de leur politique négligeant l’agriculture pour faire un « grand bond en avant ». En ce mois de juillet où le temps était superbe et aurait dû annoncer une moisson abondante, les récoltes étaient en fait en chute libre, et les autorités venaient d’annoncer une politique de baisse des rations, désormais uniquement à base de légumes et d’herbes, sans que personne ne songe à se demander comment il pouvait en être ainsi.

 

Pour cette première journée de son journal, Zhang Xianliang poursuit en expliquant ce qu’étaient les briques de terre qu’il avait à transporter, et en quoi consistait le travail dans les rizières au même moment. Ce travail se faisait les jambes dans l’eau toute la journée ; elles étaient vite couvertes de cloques qui provoquaient des démangeaisons insupportables. Le seul moyen de s’en guérir était de sortir de l’eau. C’est justement ce qui lui était arrivé ce 11 juillet : il avait été affecté à la construction d’une maison, d’où l’allusion des briques de terre à porter sur le dos. C’est la joie d’avoir échappé à la rizière et de pouvoir rester en terrain sec qui l’avait incité à prendre la plume ce jour-là.

 

Cette première journée représente donc une introduction non tant au journal qu’à son mode d’écriture et de décryptage, décryptage qui passe par des explications détaillées de la vie dans le camp. Ces explications sont données dans un style utilisant des expressions nées de la pratique quotidienne dans le camp et formant comme un glossaire plein d’humour, même les termes usuels recouvrant dans le contexte une réalité toute autre : contexte de famine, de misère et de lutte constante pour la survie.

 

 L’humour pour dire l’absurdité

 

Petit à petit, au fur et à mesure que passe l’été, la nourriture se fait de plus en plus rare, la fatigue augmente, la santé se délabre, tousser devient un effort quasiment insurmontable, la mort plane. Les détenus mangent ce qu’ils trouvent, y compris les crapauds et les champignons vénéneux, ce qui donne l’occasion d’expériences nouvelles où se distinguent les intellectuels. On se souvient longtemps des pages sur la toux : toux collective déchirante, en plein canicule d’août, parce que les poumons n’en peuvent plus et ne supportent plus d’avoir à inspirer et expirer cet air chaud.

 

Ce qui frappe, cependant, et fait de « Grass Soup » un document littéraire unique dans ce genre de littérature mémorielle sur un passé aussi douloureux, c’est l’humour avec lequel il est écrit. Cet humour est bien plus terrible que les récits tragiques de la « littérature des cicatrices » (伤痕文学) qui, manquant de recul, restent au niveau de la narration linéaire classique, au premier degré. Bien plus terrible aussi que les lourds réquisitoires contre les injustices et les souffrances subies.

 

Chaque page de « Grass Soup » a un côté emblématique qui dépasse l’expérience individuelle pour dénoncer le système inhumain et aberrant qui a permis de telles dérives. Un système tellement aberrant que les esprits en étaient affectés et que seul l’humour peut en rendre compte, a posteriori.

 

Mémorables sont les pages sur le troc, par exemple, où il est expliqué comment les détenus pratiquaient le troc pour se procurer de misérables suppléments de nourritures, une valise italienne s’échangeant contre cinq bols de nouilles et une cravate contre un radis – la cravate servant bien sûr de ceinture. On n’est pas étonné que le texte chinois soit quasiment introuvable quand on lit, par exemple, les pages hilarantes sur la « poésie socialiste », dont il nous donne un mode d’emploi.

 

L’astuce était « d’emprunter un corps pour y mettre son âme », c’est-à-dire rediriger ses sources d’inspiration (nature, amour, vie et autre) vers l’éloge d’un leader ou à la limite de travailleurs modèles ; c’est ce qui permet d’insuffler une nature politique à son poème. Sur le modèle des poèmes du grand poète prolétaire Maïakovski, continue ironiquement Zhang Xianliang, le poème socialiste est ainsi une eulogie d’un grand leader permettant d’exprimer ses émotions, et non destiné à faire l’éloge du leader. C’est ainsi, dit-il en marge du 16 juillet qui fait état de plusieurs poèmes envoyés au journal du Ningxia, qu’il a écrit un hommage à la Commune populaire, disant que toute la Chine devrait devenir une immense Commune populaire, et que ceci serait conforme à l’idéal de grande harmonie prôné par Confucius… Étonnant, dit-il encore avant de passer au 17 juillet, qu’il ait pensé à écrire de la poésie alors que les gens mouraient comme des mouches autour de lui et dommage qu’il ait souffert autant de la famine, il aurait pu écrire tellement d’eulogies socialistes s’il avait eu le ventre plein….

 

On pense aux pages de Lu Xun (魯迅) sur le sujet, dans son recueil d’essais publié en 1926 « Sous le dais fleuri » (《华盖集》) où il fait d’ailleurs preuve du même humour. Au début de l’essai intitulé « Après avoir "heurté le mur" » (碰壁之后), il dit en particulier :

我平日常常对我的年青的同学们说:古人所谓穷愁著书的话,是不大可靠的。穷到透顶,愁得要死的人,那里还有这许多闲情逸致来著书?我们从来没有见过候补的饿殍在沟壑边吟哦;

Je dis souvent à mes jeunes élèves qu’il ne faut pas accorder trop de crédit à ce que disaient les anciens : que « misère et soucis font les grands romans » [4]. Ceux qui sont dans la misère noire, qui sont accablés de soucis à en vouloir mourir, comment auraient-ils le loisir et l’envie d’écrire ? On n’a jamais vu des gens épuisés par la faim psalmodier des poèmes sur le bord d’un fossé…

 

Mais l’humour a ses limites. Et ce qui reste en fin de compte, qui émerge quand tout semble être dit, c’est un souvenir lancinant, obsédant, une image qui symbolise toute l’atrocité de la période.

 

L’atroce réalité de la faim

 

Cette image, c’est celle d’une femme venue d’un village lointain du Gansu, avec sa petite fille, voir son mari pour lui apporter dans un misérable petit sac ce qu’elle a pu économiser de nourriture pendant dieu sait combien de temps. Et lui, comme une bête, de se précipiter sur elle pour lui ravir son offrande et l’emporter pour l’engloutir seul, sans même songer à le partager. Puis, repus, se suicidant, de manière incompréhensible.

 

Après réflexion, nous dit Zhang Xianliang, ce qui s’est sans doute passé, c’est qu’il a brusquement été atterré de réaliser à quel point d’inhumanité la faim dans le camp l’avait réduit. Voilà ce qui est arrivé le 4 septembre, dont on ne trouve pas mention dans le journal. Le souvenir semble s’être inscrit dans l’esprit de Zhang Xianliang comme au fer rouge [5].

 

La réforme par le travail ne fait pas perdre à un homme tout sentiment humain, dit-il, la faim, si. La faim avait annihilé les sentiments humains. L’ultime pensée, en refermant le journal, est pour la petite fille… « Grass Soup » atteint dans ces dernières pages une intensité émotionnelle parfaitement maîtrisée qui laisse secoué, et admiratif.

 

 


 


[1] Selon les titres anglais des deux œuvres dans leur traduction par Martha Avery :

- Grass Soup (《烦恼就是智慧》), David R. Godine publisher, 1995.

- My Bodhi Tree (《我的菩提树》), Secker and Warburg, 1996.

[2] Famine aujourd’hui bien documentée, mais toujours passée sous silence en Chine où elle est désignée par l’euphémisme « les trois années difficiles ».
Voir « 
Stèle funéraire » (《墓碑》) de Yang Jisheng (杨继绳).

[3] La publication est bien répertoriée à l’année 1992, n° 5 :

http://www.zpxsxk.com/portal.php?mod=view&aid=324

Mais le texte chinois est difficile à trouver.

[5] Cette femme du Gansu en rappelle une autre, venue elle aussi rendre visite à son mari, dans un autre camp à la même époque, celui de Jiabiangou. C’est « la femme de Shanghai » (上海女人) du recueil de nouvelles de Yang Xianhui (杨显惠) paru en 2003, « Adieu à Jiabiangou » (《告别加边沟》), écrites à partir de témoignages d’anciens déportés survivants. Dans son cas, l’horreur est différente mais horreur il y a aussi.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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