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Zhang Xianliang : les grands textes

par Brigitte Duzan, 28 août 2022

 

Introduction

 

Dès ses premières nouvelles, publiées à partir de 1980, « L’âme et la chair » (《灵与肉》) et « Xor Bulak » (《肖尔布拉克》), Zhang Xianliang (张贤亮) se distingue par un art narratif qui fait une large part à son expérience vécue, celle de vingt ans en camp de rééducation dans le nord-ouest de la Chine, dans la lointaine province du Ningxia, aux confins du désert et aux portes de la mort. Ces premiers textes sont marqués par l’art de brosser des portraits de personnages originaux qui revivent sous sa plume.

 

L’écriture s’affine et se complexifie ensuite à partir de « Mimosa » (Lǜhuà shù《绿化树》) dans un retour autobiographique sur le passé traumatique en même temps que se déploie la réflexion, comme si celle-ci naissait de l’effort même de rassembler ses souvenirs pour les conter, et tenter ainsi de se libérer de leur poids obsessionnel. Après un crescendo à la fois narratif et stylistique qui atteint son apogée dans « La mort est une habitude » (《习惯死亡》), avec « Grass Soup » (《烦恼就是智慧》) puis « My Bodhi Tree » (《我的菩提树》), Zhang Xianliang revient de manière quasiment documentaire sur sa vie en camp, à partir des notes soigneusement elliptiques du journal qu’il a tenu pendant une année spécifique de sa longue période détention, l’année 1960.

 

L’œuvre se révèle ainsi au fil des pages et des récits comme un bel exemple d’écriture-réécriture de l’histoire de l’auteur vue et revue à travers le prisme fluctuant de la mémoire, dans une approche constamment renouvelée, à la manière aussi bien de Yan Geling (严歌苓) que de Marguerite Duras ou d’Annie Ernaux.

 

Elle apparaît remarquablement construite autour du pivot que représente « La mort est une habitude », avec, l’encadrant, d’un côté un double récit fictionnel, mais largement autobiographique, et de l’autre un double récit documentaire sur la réalité de la vie en camp :

 

I. Mimosa / La moitié de l’homme, c’est la femme 

II. La mort est une habitude

III. Grass Soup / My Bodhi Tree

  

I. Mimosa / La moitié de l’homme, c’est la femme 

 

Parue dans le numéro de février 1984 de la revue Octobre (《十月》), « Mimosa » (《绿化树》) est la première novella, ou nouvelle « moyenne » (中篇小说), publiée par Zhang Xianliang (张贤亮) [1]. C’est aussi son premier récit écrit à la première personne ; il y décrit le retour à la vie, en quelque sorte, d’un jeune garçon nommé Zhang Yonglin (章永璘) juste après sa libération du camp de rééducation où il avait été envoyé en 1957 après avoir été déclaré droitier. On retrouve ce même Zhang Yonglin, alter ego de l’auteur à la fois authentique et symbolique, dans le roman qui suit : « La moitié de l’homme, c’est la femme » (《男人的一半是女人》), initialement publié en 1985 aux éditions Wenlian (中国文联出版社) [2].

 

I.1 « Mimosa » 《绿化树》

 

« Mimosa » est l’histoire d’un retour à la vie qui est d’abord retour aux sentiments, après le camp et après la famine. Ce retour à la vie est le sens du titre chinois qui évoque des arbres qui reverdissent.

 

 

Éditions du peuple de Shanghai (juillet 2012) 上海人民出版社
avec une illustration de couverture reprenant l’idée du titre

 

 

Libération

 

Le récit débute le jour de la libération du droitier Zhang Yonglin, très précisément daté : le 1er décembre 1961 (début du chapitre 5). Il quitte le camp pour aller travailler dans la ferme dont dépend le camp, mais en tant que « travailleur libre ». Les champs sont les mêmes, les maisons du village plutôt plus pauvres, mais c’est quand même la liberté [3]. Car c’est à la fois libération de la discipline collective du camp, mais aussi libération de la famine qui aura sévi pendant les trois ans de camp qu’il vient de faire. Fin 1961, c’est au lendemain de la Grande Famine provoquée par le Grand Bond en avant qui a décimé la population de 1959 à 1961 [4], mais tout particulièrement celle des camps. Il pèse 44 kilos, dit-il d’entrée de jeu.

 

Cependant, la famine plane encore sur les lieux : le village où il arrive a l’air abandonné et sinistre, les paysans aussi sont des rescapés. Les cinq récits de Zhang Xianliang dont il est question ici sont marqués par l’évocation des tourments constants de la faim et des séquelles laissées dans les esprits. Dans « Mimosa », cependant, le récit est empreint d’une grande fraîcheur, étant celui d’un jeune garçon de 25 ans qui s’éveille soudain à la vie. C’est l’hiver, il fait froid et il se met à neiger, mais, dit-il, dans le nord, la neige est annonciatrice du printemps.

 

Manger était l’obsession permanente, annihilant tout autre sentiment et incitant chacun à dépenser toute son énergie pour imaginer des astuces afin de survivre avec les misérables rations quotidiennes. Tout en se posant la question lancinante : simplement vivre, était-ce un but ? Eh bien oui, pour l’instant, c’était le but :

 

我没有死,那就说明我还活着。而活的目的是什么?难道仅仅是为了活?如果没有比活更高的东西,活着还有什么意义?
可是,现在我是一切为了活,为了活着而活着。

J’avais échappé à la mort [5], j’étais donc encore vivant. Mais quel était le but de la vie ? Était-ce simplement de vivre ? Si l’on n’a pas d’ambition plus noble que de vivre, quel est le sens de vivre ?

Pour l’instant, cependant, tout ce que je faisais était dans le but de vivre ; c’était pour survivre que je vivais.   (chap. 7)

 

Retour des sentiments

 

Ce retour à la vie considérée comme normale car hors des contraintes disciplinaires du camp s’accompagne d’un retour aux sentiments car l’esprit n’est plus totalement absorbé par l’idée lancinante de trouver à manger. Le récit est, dans ces conditions, comme illuminé par le personnage de Ma Yinghua (马缨花), traduit Mimosa [6], jeune femme seule, indépendante, primesautière, gaie et totalement imperméable aux conventions et au qu’en-dira-t-on : une femme libre si jamais il en fut dans la littérature chinoise. Apitoyée par la maigreur du jeune Yongling, elle trouve un prétexte pour l’inviter chez elle pour le dîner du soir et le nourrit des céréales – si rares encore - qu’elle grapille de ci de là et que lui offrent ses admirateurs.

 

 

Éditions Littérature du peuple (mars 2014) 人民文学出版社

 

 

Ce qu’elle lui offre, en fait, au-delà des bols de céréales, c’est la chaleur d’un foyer, en tout bien tout honneur, mais au nez et à la barbe d’un autre solitaire, le charretier Hai Xixi (海喜喜) qui espérait pouvoir l’épouser. Quand se posera finalement la question du mariage, et que le jeune Yongling se sera fait à l’idée malgré les différences culturelles, elle la repoussera avec le plus grand pragmatisme, non pour ces différences, mais parce que les temps étaient encore durs, et qu’il fallait d’abord assurer la subsistance, ce que le mariage aurait rendu très difficile.

 

Le récit aurait pu s’arrêter là, mais il se poursuit sur quelques brefs chapitres encore, avec la fuite du charretier – fuite dans la nuit et sous la neige pour éviter les poursuites, montrant que la liberté de mouvement des villageois était toute relative. Les deux ou trois dernières pages sont un résumé rapide des conséquences désastreuses de cette fuite pour Yongling, dénoncé pour l’avoir aidée : retour en camp, ce qui le condamne, de campagne politique en campagne politique, à ne plus en sortir avant des années. Mimosa, pendant ce temps, aura disparu…

 

Hommage à Mimosa… et à Marx !

 

Le plus étonnant, dans ce récit, à côté de ce formidable personnage de femme, c’est le sous-texte idéologique qui forme une sorte de contrepoids spirituel à l’amour charnel dans l’esprit du jeune Yongling. Encouragé par Mimosa qui veut le voir, en reprenant des forces, se remettre à étudier, Yongling se plonge tous les soirs dans la lecture du seul livre qu’il a réussi à sauver et qui lui sert d’oreiller : « Le Capital ». Il le lit avec une ferveur nouvelle, comme une illumination soudaine sur la voie de l’éveil car c’est toute son histoire de bourgeois droitier qu’il lit dans les pages du livre.

 

L’éveil aux sentiments grâce à Mimosa se double ainsi d’un éveil à la raison idéologique grâce à Marx, éveil dépeint dans des termes tout aussi passionnés que le premier. C’est cependant le charretier Hai Xixi qui, au moment de partir, fournira au jeune garçon le dernier maillon encore manquant dans la chaîne de son raisonnement pour lui faire comprendre comment, avec une aussi bonne analyse, on peut en arriver à des aberrations comme le Grand Bond en avant et la Grande Famine. Ironiquement, c’est Allah qui fournit ce maillon manquant car Hai Xixi est hui, c’est-à-dire musulman : il explique qu’il y a la volonté d’Allah et le choix personnel ; Yongling en retient que la loi objective de développement de la société proposée par Marx n’est pas en cause, ce sont les choix personnels (“人的选择”), qui entraînent les catastrophes….

                 

 

Dernière édition (mars 2021), classiques des Cent Fleurs 百年中篇典藏

 

 

Au moment de conclure, en 1983, Zhang Xianliang rend hommage aux « travailleurs ordinaires » qui lui ont redonné des forces alors que « son âme frôlait l’abîme », en lui permettant de trouver dans la lecture de Marx une nouvelle source de confiance dans le pays et le Parti…

 

À ce stade de son existence, dans ce récit des débuts de Zhang Xianliang, son jeune alter ego ressent encore une ferveur quasi gidienne envers la politique qui l’a pourtant envoyée en camp. Il est jeune, et même s’il a réchappé de justesse à la famine, il n’a encore fait que trois ans de camp. Le style a la fraîcheur de ce regard qui s’éveille au monde.

 

Chansons et poèmes

 

Cette fraîcheur passe par les chansons dont est émaillé le texte et qui traduisent une certaine admiration de la culture populaire locale, à la manière d’un Wang Meng (王蒙) témoignant de sa découverte de la culture locale du Xinjiang ; mais ces chansons expriment aussi l’esprit des personnages comme Ma Yinghua ou Hai Xixi qui dialoguent volontiers entre eux en improvisant des paroles sur des chansons du répertoire populaire. C’est parfois plein d’humour, comme la première fois que Ma Yinghua vient chercher Zhang Yongling : elle s’annonce en chantant

                姐儿早上去看郎,三尺白绫包冰糖。

                送给小郎郎不用,转过身儿好凄惶哟——呀啊!

                La fille de bon matin s’en va voir son jeune amant,

                Du sucre glace enveloppé dans trois pieds de satin blanc,

                Le cadeau, il n’en a pas besoin, elle s’en retourne toute marrie, ah lala….  (chap. 15)

 

Ce sont parfois des souvenirs littéraires qui refont surface, poèmes de Dante, de Walt Whitman, de Byron, mais aussi poèmes russes. Si la neige qui tombe rappelle aussitôt Pouchkine, c’est aussi un extrait de l’une ses œuvres, le roman en vers « Eugène Onéguine », qui est cité, avec humour, comme expression des rêves très prosaïques de Zhang Yongling au sortir de quatre années de camp et de vie famélique :

有个主妇,还有一罐牛肉白菜汤,一大罐牛肉白菜汤——

这就是我现在的理想

           Avoir une femme dans la maison,

Et un pot de soupe au bœuf et au chou blanc,

Un grand pot de soupe au bœuf et au chou blanc….

C’était là toute mon ambition pour le moment.   (chap. 16)

 

« Mimosa » se conclut sur un véritable hommage à ceux qui ont aidé l’auteur dans ces temps difficiles, hommage qui double celui déjà contenu dans « L’âme et la chair » (《灵与肉》). En même temps est affirmée la nécessité de préserver le souvenir :

                是的,人不应该失去记忆,失去了记忆也就失去了自己。

                Oui, l’homme doit se garder d’oublier, car perdre ses souvenirs, c’est perdre son âme.

                (chap. 37)

 

À partir de là, toute l’œuvre de Zhang Xianliang est un perpétuel retour sur le passé et les souvenirs qu’il en reste, souvenirs dont il ne s’agissait pas de se défaire, mais dont le caractère mouvant et incertain nécessitait, pour tenter d’en rendre compte, un processus de réécriture constamment renouvelé.

  

I.2  La moitié de l’homme, c’est la femme 《男人的一半是女人》

 

La novella « Mimosa » et le roman « La moitié de l’homme, c’est la femme » sont souvent publiés ensemble. Tous deux ont pour protagoniste un jeune homme nommé Zhang Yongling, le choix du même nom soulignant le lien avec l’auteur et le caractère autobiographique du récit dans les deux cas. « Zhang Yongling, c’est moi », aurait pu dire Zhang Xianliang en paraphrasant Flaubert, mais c’est, dans le roman, un Zhang Yongling plus âgé.

 

 

La moitié de l’homme c’est la femme, édition originale de 1985, 中国文联出版社

 

 

« La moitié de l’homme, c’est la femme » amorce le processus d’écriture-réécriture propre à l’œuvre de Zhang Xianliang en livrant un récit en rupture avec les conventions et les courants littéraires du moment. C’est l’un des titres les plus connus de l’auteur, celui aussi qui a sans doute soulevé le plus de controverse.

 

Sortir du camp et de la mentalité du camp

 

De la novella au roman, en effet, un fossé est franchi et un tabou brisé. Dans « Mimosa », on est encore dans le contexte de la morale chinoise traditionnelle, mais aussi de la Chine maoïste, en particulier pendant  la Révolution culturelle : il n’est pas question de sexe, le seul fait d’y penser couvre de honte le jeune Zhang Yongling ; sa relation avec Mimosa est de douce tendresse, c’est la paix retrouvée après l’épreuve du camp et de la faim, mais elle est aussi réaliste, encore marquée par la nécessité de la survie.

 

Dans le roman, au contraire, pourtant paru seulement un an plus tard, le sexe est au centre de l’histoire, c’est le thème principal, ou plus précisément la répression sexuelle et l’impuissance qui en découle chez Zhang Yongling – un Zhang Yongling qui a dix ans de plus. Mais cette impuissance est symbolique, et ce qui est en jeu, c’est la capacité de la surmonter et de retrouver la liberté qui est d’abord élan créateur.

 

Progression narrative : le contexte

 

Zhang Xianliang fait dire à son alter ego, narrateur à la première personne, en introduction :

 

我多少次想把这一段经历记录下来,但不是为这段经历感到愧悔,便是为觉察到自己要隐瞒这段经历中的某些事情而感到羞耻,终于搁笔。自己常常是自己的对立面。

Combien de fois ai-je pensé coucher par écrit un épisode de ma vie passée ! Mais j’ai toujours fini par reposer la plume, non tant à cause des regrets que j’en éprouve, mais plutôt en raison de la honte que je ressens en repensant à certains détails que j’ai préféré tenir cachés. C’est bien là une de mes contradictions.

 

Les premiers chapitres posent le contexte de l’histoire. Huit ans après sa condamnation comme droitier, Zhang Yongling est toujours en camp de rééducation, mais il a été promu : il est affecté à l’entretien des rizières, comme chef de brigade. Le récit est daté de l’été suivant celui du déclenchement de la Révolution culturelle, donc l’été 1967, et les quelques nouvelles parvenues de l’extérieur du camp font état du chaos ambiant : le camp apparaît en comparaison comme un endroit de calme privilégié en dépit du travail éreintant. À partir de là, le récit reprend en flashback à l’histoire contée dans « Mimosa » : le lien est ainsi établi entre les deux récits, le premier formant un cadre narratif initial d’où procède le second, avec le même humour dans la peinture critique de la vie dans le camp.

 

 

La moitié de l’homme c’est la femme, édition de juin 1986, 时代文艺出版社

 

 

Très vite, cependant, dès le deuxième chapitre, la narration évolue vers une évocation du contexte de répression sexuelle qui commence par une peinture de la mentalité des détenus du camp. Cette première salve est ironique : c’est une transcription des réactions à un épisode d’un film russe projeté un soir à la ferme, film bien peu représentatif de ceux que l’on passait à l’époque car le cinéma était théoriquement limité aux « opéras modèles » (ou yangbanxi 样板戏) [7] ; d’ailleurs Zhang Xianliang dit bien qu’on ne savait trop où la ferme avait bien pu se le procurer. Il s’agit de « Lénine en octobre » (《列宁在十月》), un biopic de 1937 qui dépeint les activités de Lénine à son retour de Finlande pour déclencher la Révolution d’octobre [8]. C’est un film éminemment propagandiste, mais ce qu’en ont retenu les détenus, et dont ils font ensuite des gorges chaudes, ce n’est pas le message politique, c’est le baiser d’adieu donné par Vassili, le garde du corps de Lénine, à sa femme : ah, s’exclame l’un des détenus à la fin de ce concert de plaisanteries graveleuses 

            “啃啥哩,脸怪脏的!我一偏腿上马,一蹦子就到河西了……”

mordre la figure comme ça, c’est vraiment dégoûtant ! moi, j’enfourche mon cheval et d’un bond j’ai franchi la rivière….

 

Zhang Xianliang en tire une conclusion qui annonce en le résumant le thème principal de son roman :

 

爱情其实是文化的一种表现。在缺乏文化的地方,在缺乏文化的人身上,全然没有爱情的一切温文尔雅,没有那一套温文尔雅的繁文缛节,只有那最原始的。也是最基本的情欲。

L’amour est en quelque sorte une manifestation de la civilisation. Dans les pays peu civilisés, chez les peuples qui le sont peu, on ne connaît pas les formalités superflues qui donnent à l’amour toute sa grâce et son élégance [9] ; on en reste au désir charnel le plus primitif, et en même temps le plus élémentaire.

 

Zhang Xianliang a ainsi posé le contexte qui amène logiquement, en quelque sorte, le reste de son histoire. Nous sommes pendant la Révolution culturelle, en outre dans un camp de rééducation où les femmes sont quasiment absentes, au milieu de détenus incultes réduits à leurs instincts primaires.

 

Du fantasme à l’impuissance

 

Au début de « La moitié de l’homme, c’est la femme », Zhang Yongling est comme traumatisé par une scène décrite comme un rêve éveillé : étant tombé par hasard au bord de la rivière, au milieu d’une végétation dense de roseaux, sur une femme seule en train de prendre un bain nue, Zhang Yongling en reste pétrifié de saisissement. Mais c’est un corps presque irréel qui provoque en lui l’épouvante comme devant l’inconnu, avant même la conscience du désir. La femme d’ailleurs est tout aussi pétrifiée en le voyant. La réaction instinctive de Zhang Yongling est de prendre la fuite, ce qui le plonge ensuite dans des conflits intérieurs sans fin nourris de ses inhibitions.

 

 

Éditions des arts et des lettres d’Octobre de Pékin 北京十月文艺出版社, août 2012

 

 

Les manifestations du désir, par la suite, sont chez lui de l’ordre du fantasme, fantasmes qui vont jusqu’à érotiser les objets du quotidien. Mais la femme reste une apparition presque abstraite, elle est ensuite envoyée ailleurs. Il réussit juste à apprendre son nom, donné à la toute fin du chapitre 6 : Huang Xiangjiu (黄香久) – prénom prémonitoire qui signifie littéralement « parfum pour longtemps ».

 

Ses émois intérieurs l’amènent à remettre en question l’éducation morale qu’il a reçue, et qui le ligote [10]. Mais c’est en fait toute la culture chinoise qui est en cause, et dont il fait le procès. Ce procès est développé dans un dialogue avec son cheval où Zhang Xianliang fait un parallèle avec les intellectuels chinois, castrés par le pouvoir comme le cheval lui-même, castré pour le rendre docile [11]. Mais ce discours se double d’une satire des mentalités où prédomine la méfiance doublée de mépris envers la femme, qui doit elle aussi être soumise, comme l’illustre un autre faux dialogue, avec Song Jiang (宋江), le chef des bandits du Mont Liang, héros du grand classique  « Au bord de l’eau » (《水浒传》) qui se glorifie d’avoir tué sa maîtresse Yan Poxi (阎婆惜) [12]. Le contexte social du moment est doublé du contexte historique qui souligne la marginalisation de la femme dans la culture lettrée traditionnelle.

 

Le camp dans les années 1970 apparaît donc comme un exemple extrême d’une des caractéristiques essentielles de la culture et de la société chinoises depuis l’aube des temps, traduite dans les poèmes les plus anciens dont Zhang Xianliang donne un exemple à l’appui de son propos sur l’absence de « formalités superflues » :

 

  进得门来就吹灯,     À peine entré je souffle la chandelle,
  抱着我的小亲亲。    
et enlace ma bien-aimée.
  嗯咦哟——嗯咦哟——
aïe aïe aïe --------- aïe aïe aïe -------

   

De l’impuissance à l’héroïsme

 

Après l’épisode du bain, l’histoire fait un saut dans le temps. Le chapitre suivant commence par la simple phrase :

                我们再次相遇,已是八年之后了。

                Quand nous nous sommes revus, c’était huit ans plus tard.

 

Par recoupement, on comprend que nous sommes maintenant en 1975. Le temps semble n’avoir laissé aucune trace.  Lui est allé de camp en prison et de nouveau en camp, au gré des campagnes politiques, le résumé de son histoire reprenant à partir de celle du Zhang Yongling de « Mimosa ». Quant à elle, elle a eu le temps de se marier deux fois et de divorcer deux fois… Elle ne lui semble pas avoir changé, mais c’est aussi parce qu’il n’avait qu’un vague souvenir d’elle.

 

 

Édition conjointe de « Mimosa » et de « La moitié de l’homme, c’est la femme »
中国文联出版社, septembre 2017

 

 

Le résultat, c’est que, ayant miraculeusement retrouvé cette femme dont il a rêvé pendant huit ans après l’avoir vue se baigner nue et l’ayant épousée, il reste impuissant. Elle le traite comme un malade, sans pour autant renoncer à l’entourer de soins jaloux, culinaires et vestimentaires, d’autant plus précieux en ces temps de misère matérielle, mais qui ne peuvent compenser pour Zhang Yongling la misère affective.

 

Un tournant narratif intervient lors d’une soudaine inondation, une nuit. Tout le monde est mobilisé pour lutter contre le danger imminent que les digues qui protègent toute la région soient emportées par la crue. Zhang Yongling prend l’initiative et devient le héros du moment, en battant en brèche le pouvoir du secrétaire local du Parti Cai Xueyi (曹学义) qui avait profité de la situation pour tenter de se glisser dans le lit de Huang Xiangjiu.

 

L’épisode a « guéri » Zhang Yongling de son impuissance et l’a réconcilié avec Huang Xiangjiu, mais sans pour autant résoudre ses problèmes relationnels avec elle, qui sont en fait des problèmes existentiels. Zhang Xianliang le fait dialoguer avec Zhuangzi et Marx en quête d’une solution à ses problèmes, l’un lui répondant par la nécessité de ne faire qu’un avec la nature et de rechercher « l’union du Ciel et de la Terre », l’autre lui rappelant que l’économie est la clef de tout. Tout cela est ironique et montre juste l’inanité pratique de leurs théories.

 

Finalement, alors qu’il a surmonté son impuissance, Zhang Yongling reste insatisfait de son mariage et décide de divorcer… C’est sans doute ce qui, dans l’œuvre de Zhang Xianliang, a fait couler le plus d’encre et reste toujours sujet à interprétations divergentes et polémiques, y compris psychanalytiques [13].

 

Le rejet du mariage

 

Zhang Yongling est mal à l’aide dans son mariage car il y perd le peu de liberté qu’il avait. C’est Huang Xiangjiu qui organise la maison et s’occupe de tout. Ainsi se pose de manière aiguë le problème du sens de son existence. Une nuit, il se souvient de ce qu’a dit Mencius :

“盂子说,天将降大任于斯人也,必先劳其筋骨,饿其体肤,苦其心志,行拂乱其所为。我经过了劳、饿、苦、乱,到什么时候才算是终结?如果这种种经历没有一个目的,我还不如就此结束自己的生命!这也可算是一个终结吧……”

« Mencius a dit : si le ciel veut confier à un homme une charge importante, il faut d’abord qu’il le mette à l’épreuve, en soumettant ses os à la fatigue, son corps à la faim, son cœur au tourment et ses affaires à la ruine. Mais moi, j’ai déjà connu la fatigue, la faim, le tourment et la ruine, quand pourrai-je penser en avoir fini ? Si tous ces malheurs n’avaient aucun but, je préfèrerais en finir tout de suite avec mon existence ! Ce serait une fin, après tout… »     (chapitre 17)

 

Il continue son dialogue avec Zhuangzi ; mais celui-ci a beau dire que le sage ne recherche pas de but (圣人不求目的), que fatigue, peines et échecs participent juste des créations de la nature, il n’est pas convaincu et répond au grand sage :

“先生的道理极深,但于我还是不太切近。 我只是想有所作为。”

« Monsieur, vos théories sont certes très profondes, … mais moi, tout ce que je désire, c’est d’avoir quelque chose à faire. »

 

Tout le monde quitte le camp, peu à peu, même les chevaux sont vendus. Tout cela est à considérer sur fond d’histoire de cette fin de Révolution culturelle, alors que Zhou Enlai et Deng Xiaoping représentent les derniers espoirs de sortir du marasme, mais qu’encore une autre campagne est déclenchée contre eux.

“周跟邓!” “这两位一倒,共产党的最后一点希望也就完了。那时候,就象《红楼梦》里说的:‘三春去后诸芳尽,各自需寻各自门’了。”

« Zhou et Deng, [chuchote le gardien des chevaux qui repart dans la montagne] quand ces deux-là seront tombés, la dernière lueur d’espoir pour le Parti communiste se sera éteinte. Ce sera alors comme il est dit dans « Le Rêve dans le pavillon rouge » :  " Trois printemps en allés, parfums évaporés, à chacun de trouver son issue." »     (chapitre 23)

 

Finalement la décision de Zhang Yongling peut se comprendre en ces termes : le mariage le lie, il reprend sa liberté pour pouvoir « faire quelque chose ». Le plus difficile est finalement la résistance opposée par Huang Xiangjiu, non par amour pour son mari, mais pour des questions de face car elle a déjà divorcé deux fois, de son propre fait, et un troisième divorce risque de lui valoir une image de femme débauchée et volage. Et c’est elle qui nous donne une clé supplémentaire de décodage de la décision de Zhang Yongling, quand elle lui explique, en le retrouvant au bout de huit ans :

“你别笑话,”“你蹲了两次监狱,我结了两次婚,其实结婚跟蹲监狱一样,有的时候比蹲监狱还要难受。

« Ne te moque pas de moi, [pendant ces huit années] tu es allé deux fois en prison, et moi je me suis mariée deux fois. En fait, le mariage c’est comme la prison, et même parfois c’est pire… »  (chapitre 7)

 

Un roman précurseur

 

Le style de ce roman est semblable à celui de « Mimosa » avec la même poésie et le même humour, et, contrairement aux controverses qu’il a suscitées, il reste dans l’ensemble pudique et réservé dans l’expression des sentiments et du désir.

 

Cependant, il est novateur par le simple fait d’avoir pris comme thème principal un sujet tabou s’il en est : la répression sexuelle comme caractéristique fondamentale de la société, en élevant l’impuissance de Zhang Yongling à un niveau symbolique, développé dans tout un chapitre.

 

En ce sens, « La moitié de l’homme, c’est la femme » apparaît comme un roman précurseur qui marque un tournant dans la littérature chinoise des années 1980. Il a ouvert la porte à des œuvres parlant non seulement du désir, mais en plus du désir féminin, et qui plus est écrites par des femmes ; c’est le cas en particulier de la « trilogie de l’amour » ( 三恋》) de Wang Anyi (王安忆) qui alimenta de vives controverses après le début de sa publication en 1987. Début 1990, la sexualité n’était plus taboue, elle opéra même un véritable raz-de-marée dans la littérature chinoise.

 

Malgré toutes ses qualités, et en particulier la profondeur des personnages secondaires ainsi que l’évocation en demi-teinte de la fin de la Révolution culturelle, « La moitié de l’homme, c’est la femme » apparaît cependant comme une œuvre un peu hétérogène, les dialogues surréalistes avec le cheval et les penseurs du passé représentant une tentative avant-gardiste de rupture narrative mais restant mal intégrés dans le récit.

 

Bien plus achevé au niveau de la recherche formelle et de la réflexion est le roman suivant qui reprend l’histoire de l’auteur en déconstruisant la narration de manière originale par des allers retours constants entre présent et passé – c’est d’ailleurs le roman que préférait Zhang Xianliang.

 

II. La mort est une habitude

III. Grass Soup / My Bodhi Tree

 


 

[1] Texte original en ligne, en 37 chapitres : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/zxlwj/luhuashu/

[2] Texte original en ligne, 27 chapitres : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/zxlwj/nrdybsnr/

[3] Le terme de « travailleur libre » était une appellation trompeuse, car le droitier restait droitier et était assigné à un travail à la ferme sans pouvoir rentrer chez lui. Et chaque nouvelle campagne politique, culminant avec la Révolution culturelle, marquera un retour illico en camp. Il n’empêche que, dans « Mimosa », la « libération » est vraiment ressentie comme telle.

[4] Voir Stèles (《墓碑》) de Yang Jisheng.

Sur la famine dans les camps, voir aussi « Vents amers » de Harry Wu (Wu Hongda 吴弘达)

[5] C’est ce qu’il raconte en termes allusifs dans « La mort est une habitude ».

[6] Le terme de mayinghua 马缨花 désigne en fait un albizia ou arbre à soie, le plus connu étant l’albizia julibrissin qui se caractérise par des fleurs roses sur un feuillage de mimosa comme l’explique Zhang Xianliang dans le cours de son récit. D’où le choix de Mimosa pour la traduction.

[7] Mais même ceux-ci pouvaient être l’occasion de voler en douce des images de jambes nues féminines. C’est le cas de l’un des ballets qui faisaient partie des opéras modèles, « Le détachement féminin rouge » (《红色娘子军》), célèbre pour avoir nourri les fantasmes de milliers de spectateurs dans les années 1970. D’où son utilisation symbolique par Jiang Wen (姜文) dans son film « Le soleil se lève aussi » (《太阳照常升起》).

[8] Il s’agit d’un film de propagande réalisé, à la demande de Staline, par Mikhail Romm et Dmitri Vasilyev, suivi deux ans plus tard de « Lénine en 1918 ». Il a été bouclé en trois mois et le personnage de Lénine est caricatural. Il nous reste une version de 74’ où la scène évoquée par Zhang Xianliang n’apparaît pas :

https://www.youtube.com/watch?v=6JQaVErTouw

[9] On notera ici que les termes utilisés par Zhang Xianliang sont des termes littéraires : la civilisation wenhua 文化 est aussi la culture, et la culture en terme de culture lettrée wén traditionnellement opposée au wu martial, donc brutal et sans raffinement. De même l’expression fánwén rùjié  繁文缛节 désigne au sens premier une écriture recherchée jusqu’à l’excès.

[10] Zhang Xianliang semble ici faire écho aux thèses développées par Freud selon lesquelles notre civilisation est construite sur la répression des pulsions. Mais son idée est en fait l’inverse : c’est le manque de « civilisation » qui se traduit par une mentalité primaire réduite aux instincts primitifs.

[11] Ce n’est pas le meilleur du roman car un peu artificiel, comme un biais astucieux pour tenter de rendre vivante une idée théorique. 

[12] Là encore aucun amour : Song Jiang a accepté Yan Poxi comme maîtresse sur l’insistance de sa mère, en compensation des sommes déboursées pour les funérailles du père. Et s’il la tue, c’est parce qu’elle le fait chanter en menaçant de le dénoncer…

[13] Voir par exemple le développement qui lui est consacré dans la thèse de Guo Lanfang, Occidentalisme psychanalytique dans la littérature chinoise de la Nouvelle période, thèse dirigée par M. Rainier Lanselle, soutenue à l’université Paris Diderot le 21 janvier 2019 (1.3.2 Rêve de Zhang Yonglin : clé pour démêler une énigme, pp. 78-95) : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02883525/document

 

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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