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Club de lecture du Centre culturel de Chine

Séance « hors les murs » du 15 juin 2021

Compte rendu de la séance et avant-programme 2021-2022

 par Brigitte Duzan, 20 juin 2021 

 

Le Centre culturel de Chine étant toujours fermé, la séance de clôture de l’année 2020-2021 s’est tenue le 15 juin 2021 « hors les murs », en l’occurrence dans un lieu emblématique de la création littéraire : le Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice à Paris, ce café même où, observant les passants devant lui sur la place, Georges Pérec écrivit en 1974 « Tentative d'épuisement d'un lieu parisien ». Aucune d’entre nous n’a pensé à prendre

 

Yan Lianke (qui rappelle la phrase de Camus [1]

« Il faut imaginer Sisyphe heureux »)

une photo de nous, l’ombre de Pérec planait au-dessus de nos têtes, mais surtout nous étions absorbées par le sujet à l’ordre du jour et nous avons fait de cette séance exceptionnelle un « Yan Lianke mode d’emploi ».  

 

C’était en effet Yan Lianke (阎连科) qui était au programme, et plus exactement ses deux derniers romans écrits et traduits en français, ainsi que trois textes complémentaires [2]:

-   « Les Chroniques de Zhalie » (《炸裂志》), 2013,

-   « La Mort du soleil » (《日熄》), 2015,

-   Deux nouvelles dites « moyennes » : « Les Jours, les mois, les années » (《年月日》), 2002, et « Un Chant céleste » (《耙耧天歌》), 1998.

-   Plus le récit autobiographique « En songeant à mon père » (《想念父亲》), 2009.

 

Dans le plus parfait respect des normes sanitaires en vigueur, nous étions six [3], microcosme certes, mais représentant pourtant très bien la diversité du Club. D’ailleurs, après une discussion préalable sur les joies de la lecture en période de confinement et les perspectives à venir du Club, quand nous en sommes venues au cœur du sujet, l’échange de vue a commencé, du bout de la table, comme du fond de la classe, sur un ton un résolu : « Eh bien moi, je n’ai pas aimé, mais pas du tout. » Elle n’avait rien aimé, Martine, ni le fond ni la forme, et n’avait même pas pu arriver au bout des « Chroniques de Zhalie ». C’était inattendu.

 

Une telle déclaration a d’habitude pour résultat immédiat de jeter un froid dans l’assistance, selon la formule quasiment consacrée. Mais il faisait bien trop chaud ce jour-là, et la discussion initiale avait délié les langues et les esprits. Ce fut en fait la pierre dans la mare qui déclenche des ondes sur une eau jusque-là parfaitement tranquille.

 

Eloge des zhongpian

 

La première réplique fut mesurée, comme ménageant un compromis : « J’ai surtout aimé les zhongpian. » Exit les Chroniques, pleins feux sur les nouvelles, en commençant par « Les Jours, les mois, les années », son vieil homme attachant, resté seul avec son chien aveugle à lutter contre la sécheresse et les loups en soignant son unique pied de maïs… Le plus étonnant, dans tout cela, souligne Sylvie : les odeurs, l’odeur du chapeau de paille blanche, piétiné pour s’être laissé emporter par le vent, mais surtout celle des feuilles du maïs :

« Le jeune vert de la plante jaillissait comme une source fraîche sous le soleil rouge et brun. As-tu senti, demanda-t-il au chien. Comme c’est odorant ! A quatre ou cinq kilomètres on peut sentit cette humidité fraîche et tendre… »

 

« Les Jours, les mois, les années » a également été commenté dans un avis [4] parvenu par courriel. Le texte est dépeint comme un « hymne à la vie » dans un monde hostile et sinistre, où le danger est partout, avec la figure touchante du chien aveugle, fidèle compagnon de « L’aïeul », pathétique dans sa résignation patiente et muette. « C’est « un roman "darwinien", tout en symboles, se prêtant à plusieurs interprétations possibles selon l’humeur et l’état d’esprit de lecteur. »

 

« Un Chant céleste » reprend la même poésie, d’où émerge, mémorable, le dialogue avec le père suicidé. À quoi on peut ajouter le récit autobiographique « En songeant à mon père », en petites vignettes d’une intense sensibilité.

 

Eloge des « Chroniques de Zhalie »

 

Le tour de table s’est poursuivi tandis que s’élargissait l’onde autour de la pierre jetée dans la mare. Ce sont « Les Chroniques de Zhalie » qui ont emporté l’adhésion de Geneviève et qui l’a développé : roman, nous dit-elle, sur la métamorphose du territoire chinois au début du 21e siècle, roman à la fois de science-fiction et de « réalisme magique » cachant un réseau de rouages politico-mafieux qui privilégient la fin quels que soient les moyens. L’inventivité constante se saisit du réel pour en faire un récit mythique. C’est un roman aux accents poétiques et bucoliques, humoristique et drôle.

 

Yan Lianke joue avec maestria sur l’absurde complexité de ce pays vieux de 4 000 ans, qui pourraient bien passer bientôt à 5 000 et dépasser les grandes civilisations concurrentes car telle est la volonté de puissance du gouvernement actuel comme le soulignait récemment Anne Cheng dans son cours au Collège de France.

 

 

 

C’est Yan Lianke qui l’a dit : « Le réalisme chinois nous contraint à une nouvelle forme d’écriture ». Il s’agit de « mettre en évidence la réalité invisible ».  

 

C’est donc un roman comme un conte. Le village initial s’enrichit par le vol et la prostitution, les deux clans rivaux s’unissent par les liens du mariage, la corruption règne, ils le disent eux-mêmes : « Mon vieux, nous sommes corrompus. » On s’attend forcément à une déflagration finale. Elle arrive sous un jour très inventif, le village est vidé de sa substance, il faudra des dizaines d’années pour qu’il renaisse. Mais c’est constant dans l’histoire de la Chine.

 

Le dernier épisode n’est pas moins savoureux, termine Geneviève. L’écrivain Yan Lianke revient à Zhalie en avion remettre son manuscrit au maire, qui fait brûler ces Chroniques sulfureuses et lui ordonne de déguerpir. Sur quoi l’écrivain le remercie d’avoir lu le livre et de l’avoir trouvé suffisamment bon pour mériter d’être brûlé…

 

Malgré les derniers chapitres dont on peut trouver les développements un peu exagérés, selon l’avis quasi général, le roman reste un plaisir de lecture.

 

Avis enthousiaste sur six romans et les nouvelles

 

Après ces témoignages positifs, avec des nuances pour les « Chroniques », il manquait encore une appréciation de « La Mort du soleil ». On semblait tourner autour. Christiane s’en est chargée, mais en le dépassant allègrement : outre les nouvelles, ce sont six romans, et non seulement les deux proposés, qui ont fait l’objet de son avis enthousiaste, car, ayant aimé ceux du programme, elle avait lu dans la foulée les quatre romans précédents : « Bons baisers de Lénine » (《受活》) et « La Fuite du temps » (《日光流年》) parus en 2004, « Le Rêve du village des Ding » (《丁庄梦》), en 2006, et « Les Quatre livres » (《四书》), en 2011.

 

À partir de notes copieuses prises au fil de ses lectures, stylo à la main, elle a fait, selon ses propres termes, « un survol de ce qui fait pour moi la force de cet auteur », en commençant par les thèmes et en continuant avec le style, en montrant toute la diversité et la complexité de l’écriture de l’auteur qui l’avait poussée, de livre en livre, à poursuivre ses lectures.

 

Elle a fait elle-même une synthèse de ses notes de lecture– donnée ci-dessous en Note complémentaire.

 

Conclusion

 

On pouvait difficilement imaginer avis de lecture plus complets et plus propres à inciter à la lecture de ces œuvres qu’on a la chance d’avoir en traduction, et en bonnes traductions [5]. C’est là que le Club de lecture

 

 

 

montre toute son utilité, avec l’attrait d’une discussion soutenue permettant la confrontation des points de vue. On ressortait de là en ayant l’impression d’avoir, non point épuisé le sujet, mais ouvert de nouvelles pistes de lecture, avec l’envie éventuelle d’en lire plus.

 


 

Avant-programme 2021-2022

 

En fin de séance ont été abordées les perspectives pour la rentrée et l’année prochaine. Il est encore impossible de savoir quand exactement va rouvrir le Centre culturel de Chine. Quoi qu’il en soit, le Club se réunira à la rentrée, en respectant les normes sanitaires qui seront alors en vigueur. Plusieurs possibilités sont à l’étude, mais il sera toujours possible de revenir au Café de la Mairie, et peut-être alors au premier étage.

 

Pour ce qui concerne le programme, l’auteur choisi pour commencer l’année sera sans doute Liu Xinwu (刘心武) : écrivain un peu oublié aujourd’hui, mais auteur d’une œuvre très intéressante dont beaucoup de textes ont été traduits en français, et la plupart par l’excellent traducteur et sinologue qu’est Roger Darrobers. Il offrirait aussi la possibilité d’une séance de cinéma, avec l’un des meilleurs films du début des années 1980, adapté de sa nouvelle Ruyi (《如意》).

 

Comme déjà évoqué à plusieurs reprises, l’œuvre proposée ensuite serait« Le Pavillon aux pivoines » (ou Mudanting 《牡丹亭》) de Tang Xianzu (汤显祖), le chef-d’œuvre de la fin du 16e siècle qui nous retiendrait vraisemblablement pour deux séances, avec là aussi la possibilité d’un détour au cinéma.

 

http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_xiaoshuo_IV_Du_chuanqi_des_Tang_

au_chuanqi_des_Ming.htm

 


 

Note complémentaire

 

Avis de Christiane Pompei sur la force d’écriture ressentie à la lecture des romans et nouvelles de Yan Lianke, selon deux axes principaux, les thèmes et le style.

 

1.       Les thèmes

 

  Thèmes sociopolitiques :

 

Hormis La mort du soleil, construit comme une métaphore du monde contemporain, le thème central des romans est l'histoire de la Chine et ses problèmes socio-politiques : le scandale de la vente du sang et de la contamination par le sida dans Le rêve duvillage des Ding ; la modernisation galopante de la Chine et ses répercussions, notamment dans les campagnes, dans Les chroniques de Zhalie ;  la pollution des sols et les problèmes de santé qui en résultent dans La fuite du temps ; la confrontation capitalisme/communisme dans Bons baisers de Lénine ; les camps de rééducation dans Les quatre livres.

 

Mais ce ne sont que le centre apparent du roman. Derrière eux, d'autres problèmes sont abordés. Ainsi :

- dans La fuite du temps, les dégâts causés par la politique du Grand Bond en avant et la famine qui a suivi,

- La corruption et la mégalomanie des dirigeants, le courage et la misère des paysans, les abus des administrations dans Bons baisers de Lénine),

- L'auto-censure des médias et le travestissement de la réalité dans La mort du soleil par le biais d’un article d'une demi-page pour rendre compte d'un phénomène qui a ravagé tout un district, et le présenter comme un incident bénin :

« Episode mineur de somnambulisme(...). Une rumeur mensongère s'est répandue (...). Afin de faire cesser cette rumeur et de rétablir le bon ordre social, le gouvernement a missionné un grand nombre de cadres et de policiers pour enquêter et aider la population à retrouver rapidement la stabilité. » (Mort du soleil, p.377).

...

 

  Thèmes qui touchent à l'universel humain, mais souvent abordés de façon singulière :

 

- Le thème du temps dans La mort du soleil (p.319) :

          « Les gens du bourg rêvent du passé » / « Les campagnards rêvent de l'avenir »

         « D'un côté comme de l'autre, personne ne parlait du présent. »

          Le « vivre le présent »présenté sous un angle collectif, une trouvaille.

- Le temps est également présent dans la construction même des romans, notamment dans La fuite du temps.

- Les âges de la vie font l'objet de fines analyses : dans La fuite du temps, superbes passages sur les amours d'enfance et sur la façon dont émergent des figures de chefs dans les groupes d'enfants; la vieillesse et ses attitudes face à la vie illustrées par de beaux personnages, comme le vieil homme dans Les jours, les mois, les années, le grand-père du Rêve du village des Ding, ou Maozhi dans Bons baisers de Lénine.

 

- Le thème de l'humain :

= La distinction entre « gens complets « et « handicapés », qui joue un rôle-clef aussi bien dans la nouvelle Le chant céleste que dans Bons baisers de Lénine et dans La fuite du temps, porte à s'interroger sur le vrai sens des valeurs de l'humain et de la bienveillance, le ren prôné par Confucius.

= La distinction enfants/adultes amène un questionnement du même ordre quand, dans Lafuite du temps, on voit les enfants du village partir chercher les handicapés rejetés dans une ravine lors de la grande famine et les enterrer par couples pour les soustraire aux corbeaux et les préserver de la solitude.

 

  Autres thèmes, plus personnels, aperçu de l’univers intérieur de Yan Lianke 

 

- Le thème du sacrifice, présent dans plusieurs ouvrages.

= dans La Mort du soleil : le père du narrateur Niannian se sacrifie pour sauver le village en proie à une épidémie de somnambulisme en servant de pilier à un feu gigantesque pour fabriquer un soleil factice destiné à sortir le monde du sommeil (à noter que pour ce feu il utilise l'huile de crémation qu'il a récupérée au crématorium, ce qui donne lieu à une réflexion sur l'incinération que déplorent les paysans, et sur le sacré.

= dans Les quatre livres : l'Enfant du ciel se crucifie lui-même (au milieu des fleurs rouges que lui ont attribuées les autorités, symbole de son mérite) en expiation des crimes inhumains liés à la grande famine et aux camps de « novéducation ».

= la mère du Chant céleste se donne la mort pour que ses enfants nés idiots puissent, en consommant une potion faite avec ses os, devenir des « gens complets ».

 

- Notons aussi que dans Songeant à mon père Yan Lianke évoque sa découverte des vertus de la prière, et que Les quatre livres comme La fuite du temps sont ponctués de référence à la Bible et au Bouddha. Dans La mort du soleil, le narrateur invoque les dieux et leur soumet son récit.

Faut-il pour autant parler d'accents religieux ou mystiques ? Pas sûr, car dans toutes ces œuvres on trouve plus de questions que de réponses dogmatiques ou de professions de foi.

 

  Thèmes liés à la création littéraire elle-même

 

La mort du soleil évoque à la fois la question de l'inspiration et celle du rapport auteur/lecteur.

- Yan Lianke se trouve en proie à une panne d'inspiration et semble suggérer qu'une crise de somnambulisme pourrait y remédier (p.227 sq).

- En choisissant de confier le rôle de narrateur à un jeune idiot de son village, Yan Lianke en tire parti pour se mettre en scène dans le roman et poser la question: pour qui écrit-on ? Qui touche-t-on, peut-on toucher, et comment ?

L'auteur s'adresse à son narrateur (Mort du soleil p.235):

          « Niannian, je te le demande comme une prière, peux-tu me raconter les histoires de ta 

          famille ?

          Je voudrais écrire un livre qui parle de cela, des questions de vie et de mort chez nous.

Ce livre-là, peut-être que tu ne seras pas le seul à l'aimer, peut-être qu'au village et au bourg ceux qui savent lire l'aimeront ».

 

A travers ces thèmes, Yan Lianke ne se contente pas de dénoncer des abus, mais s'attache plutôt à faire surgir des questionnements.

- Dans Bons baisers de Lénine, questionnement sur la façon dont le capitalisme en Chine instrumentalise des idoles communistes: le chef de district veut acheter la momie de Lénine pour enrichir le district et y développer le tourisme.

- Dans le même roman, questionnement sur ce qu'est le « Bien-Vivre » :

= vivre tranquille en vivant « caché », soustrait aux directives des autorités, comme le village de Benaise avant la « jointaie », ou bénéficier de la solidarité de l'Etat au risque de perdre ses libertés et d'être soumis à l'arbitraire, voire à la violence, de décisions venues d'en-haut ?

= être handicapé mais humain, ou « gens complet » et d'un égocentrisme qui peut mener à la mort des autres ?

= privilégier l'argent et la prospérité économique, ou la vie rurale dans une société qui se contente de vivre, dans l'aisance, du travail d'une terre fertile ?

 

Ces distinctions sont abordées de manière subtile, sans caricature. Ainsi, les personnages ne sont ni tout bons ni tout mauvais, même s'ils peuvent le devenir sous la pression des circonstances. Ils sont complexes comme la réalité.

 

Mais c'est surtout le style de Yan Lianke qui est enchanteur, et chaque fois différent.

 

2.       Le style

 

L’attrait de ce style en perpétuel changement peut être lié à quatre facteurs différents: la force des images, le sens du rythme du récit, la richesse des symboles, et la créativité époustouflante dans la construction des romans.

 

  La force des images

 

Liée aux correspondances incessantes tissées entre les sons, les couleurs ou les lumières, les odeurs. Il est vrai que cela peut parfois paraître un peu trop systématique, comme dans le début de La fuite du temps, mais les descriptions sont frappantes. Témoin ce passage de Bons baisers de Lénine dans lequel l’auteur exprime la stupeur d'un paysan qui découvre la grande ville, à travers les odeurs – ce qui rejoint la remarque précédente sur les odeurs dans Les Jours, les mois, les années :

« (...) des gens partout. Et partout des automobiles. Leur essence sentait encore moins bon que le purin dans les porcheries ou les étables de Balou, c'était une odeur chaude, visqueuse et puissante. Au moins, à la campagne, le fumet s'échappe par filets, par effluves, là la puanteur engluait la ville comme un paquet, on la trouvait dans les rues, dans les venelles, partout. » (livre IX, début du chapitre 5).

 

  Le sens du rythme

 

- Dans Servir le peuple, crescendo dans le délire et la frénésie dans la relation entre le jeune soldat Wu Dawang et la femme de son colonel, jusqu'au moment où, brusque rupture de rythme, on lui signifie son congé et le régiment est dissous.

- Dans La mort du soleil, montée progressive puis accélérée de la violence des somnambules qui fait penser au rythme de l'air des gnomes pourchassant Peer dans le Peer Gynt de Grieg (suite 1/Palais du roi de la montagne).

 

Son sens du rythme est fait de lenteurs et d'accélérations, de sauts dans l'inconnu et de répétitions, avec un art du retournement final qui laisse en plein questionnement. Ainsi pour la fin de Servir le peuple : on comprend que Wu Dawang a été instrumentalisé pour donner un enfant à la femme du colonel impuissant, mais on ignore pourquoi celle-ci a disparu à la fin du roman : n'était-elle à son tour qu'un pion au service du pouvoir, représenté en ce cas par le colonel, ou était-ce un élément secret du pouvoir lui-même, en ce cas au-dessus du colonel ?

 

  La richesse des symboles

 

- Symbolisme des nombres

= « le troisième jour, lorsque le soleil s'est enfin levé » ( La mort du soleil) : retour à la vie ?

         = Quatre livres comme les quatre Evangiles.

= Dans Bons baisers de Lénine, ce symbolisme des nombres prend un caractère délirant avec le détail des nombres de piliers choisis pour le mausolée de Lénine, les pins et les cyprès dont le nombre et même la circonférence ont un rapport avec les grandes dates de la vie de Lénine, etc.

         L'accumulation de détails finit par créer ici un effet comique.

 

- Symbolisme des couleurs

Dans La mort du soleil, les gens du bourg, au plus fort de leur lutte contre ceux des villages environnants, doivent se coiffer d'un turban jaune. Jaune évoquant les Turbans jaunes de Zhang Jiao qui souleva le peuple chinois contre la dynastie han jugée décadente ? Ou comme la couleur des Taiping, ou encore celle des empereurs? Le texte évoque le désir des gens du bourg de retourner à l'époque des Ming, tout en évoquant aussi « le roi Chuang », Li Zicheng...

Le symbolisme du texte ouvre toutes ces pistes.

 

  L'inventivité dans la construction de chacun des romans

 

La fuite du temps

Division en cinq livres qui remontent le temps à rebours, de la mort du chef Sima Lan au livre I à sa naissance au dernier livre. Au chapitre 1 du livre III, quand Yan Lianke écrit : « Toute chose poursuit son retour vers l'état originel », il semble nous offrir une clef de cette construction?

Chaque livre correspond à une époque de la vie de Sima Lan, mais aussi à la gouvernance de tel ou tel chef de village, chacun ayant un projet pour contrer la « maladie de la gorge qui obstrue » et qui condamne les villageois à mourir avant la quarantaine, chaque projet échouant après avoir mobilisé les forces de tous les villageois.

De plus, chaque livre s'ouvre sur un passage d'un texte sacré, soit un texte bouddhique soit la Bible, comme si Yan Lianke s'interrogeait sur la Providence (titre du premier chapitre du livre). Mais... providence ou destin ?

 

Les chroniques de Zhalie

Dans une préface éclairante, Yan Lianke souligne que le monde qu'il voit devant lui est « une réalité où l'impossible est possible ». Il se réfère à Kafka, à la littérature sud-américaine, mais aussi à la Bible : « lorsque Dieu dit que la lumière doit être et qu'elle est ». Et cela fait penser à Mingyao qui, dans le roman, décide de faire surgir un immense aéroport en moins d'une semaine, et y parvient. On a affaire à ce qu'il appelle une « vérité mytho-réaliste », qui évoque un monde contemporain fait « d'absurdité ordinaire » et de chaos, et où la Nature est sens dessus dessous: le printemps surgit en plein hiver, les poiriers donnent des pommes et les animaux parlent, comme si la Nature était à la botte du rêve de toute puissance des hommes.

 

Là encore, la construction est « travaillée », le préambule évoque la liberté accordée à Yan Lianke d'écrire ces chroniques comme il l'entend, le chapitre XIX évoque sa remise des chroniques au maire qui refuse de les publier et l'expulse de la ville. Mais comme le maire Mingliang est mort tué par son frère au chapitre précédent, de quel maire s'agit-il? Celui du préambule, ce qui inscrit le récit dans une sorte de mise en abyme. Yan Lianke joue ici encore du réel et de l'irréel, mais la vérité est bien que son livre est refusé, et qu'il y voit la marque qu'il est « vrai », puisqu'il dérange.

 

Bons baisers de Lénine

Chaque chapitre est suivi de « commentaires » sous forme de notes linguistiques et historiques qui dévoilent l'arrière-plan du récit en jetant une lumière sur la culture du village de Benaise.

 

Le rêve du village des Ding

La construction est moins complexe dans ce roman de 2006. Elle repose sur une juxtaposition entre les rêves du grand père et le récit des événements, dont les rêves étaient comme une prémonition. Une curiosité cependant : le narrateur,« en première personne », est mort, c'est le petit-fils du grand père, empoisonné à l'âge de douze ans.

 

Les quatre livres

Le roman est constitué de trois séries de textes qui alternent.

- un texte au ton biblique sur l'Enfant du ciel (à noter que les personnages ont tous un caractère faut-il dire « générique » ou symbolique ? Le Religieux, l'Ecrivain, l'Erudit, et une femme, Musique).

- un récit intime de l'écrivain qui raconte le quotidien du camp de rééducation : le vieux lit

- un carnet de délation du même écrivain, destiné aux autorités : les criminels.

- le quatrième livre n'apparaît qu'à la fin, c'est Le nouveau mythe de Sisyphe, écrit par l'érudit qui avait chargé l'Enfant de le remettre aux autorités. On y trouve une version inversée du Mythe de Sisyphe : la pierre doit être poussée avec force pour pouvoir descendre, mais arrivée en bas de la pente elle remonte toute seule. Ce nouveau mythe est comme un écho du chapitre du livre sur « la pente enchantée » (p.172sq). Cela ne semble pas anodin car cette pente magique est découverte par l'Enfant et le Religieux alors qu'ils se rendent au bourg et alors que le Religieux vient de raconter à l'Enfant le mystère de l'Incarnation en évoquant l'Immaculée conception. Or, on s'aperçoit au fil du récit que l'Enfant finit par faire d'une Bible en BD son livre de chevet, et pour finir il meurt en se crucifiant comme s'il s'assimilait au Christ Rédempteur.

 

Mais le livre évoque aussi le bouddhisme, et suscite une multiplicité de niveaux d'analyse, ou de pistes de réflexion. Par exemple, page 406 : « De ce côté-ci de la montagne, Sisyphe est le Sisyphe occidental.

De ce côté-là, l'oriental ». Que veut dire Yan Lianke ? Quand Sisyphe fait rouler son rocher du bas de la montagne vers le sommet, il parvient à donner un sens à sa souffrance absurde grâce à la rencontre d'un Enfant lumineux qui lui fait découvrir l'amour. Dans la seconde version du mythe, quand il fait rouler avec peine son rocher du haut de la pente vers le bas, ce qui finit par lui rendre acceptable son destin est la rencontre de la vie réelle des hommes, les villages au loin, les fumées de la vie quotidienne, les enfants qui jouent. Un Sisyphe chrétien mais individualiste, un nouveau Sisyphe oriental sensible aux collectivités humaines ? C'est peut-être une piste, mais réductrice eu égard à la richesse de ce texte.

 

La mort du soleil : l'un des plus violents mais des plus beaux romans de Yan Lianke.

Ici, l'originalité est d'abord que le narrateur est un jeune idiot du village de Yan Lianke, qui le connaît et le lit, ce qui permet à l'auteur de faire maintes remarques pleines d'humour sur son œuvre et de se mettre lui-même en scène sous le regard de cet idiot. D'autre part le narrateur, au départ, invoque les dieux, les supplie de l'écouter et de l'aider à mettre en ordre son récit.

 

Le roman se décline en cinq livres dont chacun correspond à une « veille », jusqu'au livre IX « Après les veilles »*. A l'intérieur de chaque livre, de chapitre en chapitre, le temps se met à balbutier et buter sur des périodes de temps de plus en plus courtes, jusqu'au livre X : « Nulle veille », qui commence à 6 heures... et s'arrête à 6 heures; le temps s'est arrêté, comme le soleil a cessé de briller, jusqu'au sacrifice du père.

Cela donne au récit un rythme effréné, malgré les répétitions, ou peut-être plutôt renforcé par les répétitions. L'usage des répétitions donne une couleur de conte oral à cette histoire métaphorique d'une épidémie de somnambulisme qui déchaîne toutes les pulsions primaires et les désirs inconscients : vol, viol, pillage, meurtre, violence paroxystique.

 

Mais pourquoi le titre de chaque livre fait il référence aux oiseaux? Quel est le sens de ce symbolisme poétique ? **

 

Un mot pour finir de la nouvelle Les jours, les mois, les années : un petit bijou d'écriture.

Même si on y retrouve le sens des images propre à l'écriture de Yan Lianke, il y a ici une épure qui donne toute sa force au récit. Le texte est tout entier centré sur l'unique vieillard resté dans un village déserté par les paysans qui ont fui la sècheresse, sur l'unique relation qu'il entretient avec son chien aveugle, sur l'unique pied de maïs qu'il s'acharne à sauver malgré la sècheresse, et sur l'espace d'une année.

On y trouve en outre de superbes passages sur cette nuit où le vieillard, parti à la recherche d'eau, se trouve nez à nez avec une meute de loups et doit veiller la nuit entière pour parvenir à leur échapper ; ou encore sur la relation du vieillard à ce chien qui finit par être assimilé à un être humain, puisque son maître le charge de recouvrir de terre son cadavre quand il se voit près de mourir.

Si Les quatre livres tient de l'oratorio, cette nouvelle a la force d'une tragédie.

 

Commentaires de Brigitte Duzan

 

* Commentaire 1 : les veilles

Yan Lianke reprend ici le concept de « veille » qui correspond à une ancienne division de la nuit en cinq « veilles » (ou gēng).

Voir : La nuit et ses cinq veilles : origine et utilisation dans la littérature et à l’opéra

 

** Commentaire 2 : les oiseaux

Cette présence des oiseaux dans les titres de chapitres du roman « La Mort du soleil » est effectivement frappante et intrigante. Je pense que c’est parce que l’oiseau est un symbole de liberté chez Yan Lianke, témoin ce texte qu’il a écrit pour une commande en 2018 : « Les oiseaux en cage en Chine » (《中国笼鸟》), dont on trouve le texte avec une traduction en anglais sur le site du Salon du livre international d’Edinbourg qui en était le commanditaire :

https://www.edbookfest.co.uk/look-and-listen/writing/freedom-papers/china-s-caged-birds

 

Le texte a pour sujet la liberté. Yan Lianke y parle des pays où l’on ne voit qu’une faible lumière filtrant à travers la porte, que l’on regarde comme un homme affamé voyant quelqu’un jeter une boîte contenant de la nourriture. Mais, dit-il, c’est aussi comme un oiseau enfermé dans une cage qui siffle ses plus beaux chants pour que son maître sorte sa cage et l’accroche dehors à la branche d’un arbre. Mais dehors, sous le ciel bleu, l’oiseau en cage voit les autres oiseaux en liberté et ne peut que comparer leur sort au sien.

 

Le titre du premier chapitre précise que ce sont « les oiseaux sauvages » (野鸟) qui ont pénétré l’esprit des hommes, d’où l’on peut penser qu’avec eux, c’est l’esprit de liberté qui s’est emparé d’eux. Mais ensuite les oiseaux sont morts « au cœur de la nuit » …

 


 

[1] En fait prononcée d’abord par le Japonais Kuki Shuzo avant d’être reprise par Camus.

[2] Voir le programme initial de l’année, quelque peu perturbé par le confinement :

http://www.chinese-shortstories.com/Clubs_de_lecture_CCCP_2020_2021.htm

[3] Par ordre alphabétique, outre moi-même : Geneviève Bousquet, Martine Breton, Sylvie Duchesne, Marion Jorsin et Christiane Pompei – Marion Jorsin n’étant en règle générale pas libre le mardi, mais ayant tenu à venir exceptionnellement en cette fin d’année pour manifester son intérêt pour le Club.

[4] De Gérard Castex.

[5] Toutes publiées aux éditions Picquier.


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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