Clubs de lecture

 
 
 
     

 

 

Club de lecture de littérature chinoise

Compte rendu de la séance du 18 janvier 2023

et annonce de la séance suivante

 par Brigitte Duzan, 21 janvier 2023

 

Première de l’année calendaire 2023, la séance du 18 janvier était consacrée à l’écrivain tibétain Pema Tseden que l’on connaît surtout comme réalisateur, mais dont on ignore souvent qu’il est aussi novelliste, ses films, depuis « Tharlo » (《塔洛》), étant adaptés de ses nouvelles.

 

Au programme figuraient les deux recueils de nouvelles publiés en traduction française :

 

-     Neige, recueil de sept nouvelles, les trois premières traduites du tibétain (par Françoise Robin) et les quatre autres du chinois (par Brigitte Duzan), éditions Picquier, 2013, Picquier poche, 2016.

-     J’ai écrasé un mouton 《撞死了一只羊》, recueil de huit nouvelles sélectionnées, annotées et traduites du chinois par Brigitte Duzan, éditions Picquier, 2022.

 

 

Recueil « J’ai écrasé un mouton » 2018

 

 

Publiés à près de dix ans d’intervalle, les deux recueils reflètent l’évolution de l’œuvre de Pema Tseden depuis la fin des années 1990, d’une écriture en tibétain et en chinois, avec auto-traductions dans un sens ou dans l’autre, aux nouvelles d’aujourd’hui écrites exclusivement en chinois. 

 

 

Recueil « Le rêve du baladin » 《流浪歌手的梦》 2011
(source de la plupart des nouvelles du premier recueil)

 

 

 

Recueil « Le silence des pierres sacrées »

《静静的嘛呢石》 2014

 

 

 

Recueil « Les dents d’Urgyan » 《乌金的牙齿》 2019

 

 

Pour cette séance de rentrée, nous étions pratiquement au complet à deux exceptions près, dont une voyageuse partie à Pékin voir son fils… mais en emportant les livres suivants du programme du club de lecture. Il était initialement prévu que la tibétologue Françoise Robin, cotraductrice du premier recueil, participe à la séance, mais, étant à l’étranger, elle s’est excusée de ne pouvoir être là, à son grand regret de même qu’au nôtre.

 

I. Compte rendu de la séance du 18 janvier

 

Autant les avis exprimés lors de la séance précédente ont traduit des réactions très divergentes à la lecture du roman qui était au programme, autant les réactions ont été beaucoup plus homogènes cette fois-ci, et positives dans l’ensemble à l’exception d’une lectrice qui n’y a pas trouvé son compte, mais on lui saurait presque gré de ce désaccord personnel, qui évitait l’impression de devoir d’unanimité comme lors des votes du Parti en Chine.

 

En fait, bien que généralement positifs, les avis ont malgré tout reflété des appréciations diverses et nuancées, traduisant les goûts et personnalités de chacun. Les préférences ont été plutôt en faveur des nouvelles traduites du chinois, dans les deux recueils, la première nouvelle du premier recueil, « Neige », étant apparue comme totalement différente des autres textes, et en premier lieu par son style.

 

[Précision : c’est un style influencé par le réalisme magique qui était alors à la mode en Chine, et auprès des écrivains tibétains en particulier. C’est un texte qui marque les débuts d’écrivain de Pema Tseden. C’est d’ailleurs lui qui en avait demandé la traduction pour ce recueil dont il avait lui-même sélectionné les textes, en précisant ceux à traduire du tibétain et ceux à traduire du chinois. Pour le deuxième recueil, il n’a pas été aussi directif, me confiant juste trois recueils de nouvelles récents édités en Chine, avec toute latitude pour y piocher à volonté. Le choix lui a malgré tout été soumis.]

 

Certains thèmes et propriétés stylistiques ont été particulièrement appréciés, et notés de manière récurrente, avec parfois comme un étonnement d’avoir trouvé plaisir à ces récits (ah, dit Françoise J, moi qui n’aime ni la littérature bucolique, ni les grands espaces, ni les moutons…).

 

·         Avis concordants

 

Dans l’ensemble, les nouvelles ont été appréciées pour l’ouverture qu’elles apportent sur le monde tibétain, au-delà des images convenues auxquelles on est habitué dans la littérature chinoise (et le cinéma), avec quelques points marquants participant du plaisir de lecture soulignés à diverses reprises par les un.e.s et les autres :

 

-     Sous des apparences de simplicité narrative, on sent une critique socio-politique toujours très subtile, à lire entre les lignes, y compris une satire amusée de la religion populaire, l’un des thèmes majeurs de toutes ces nouvelles concernant les tensions latentes, ou ouvertes, entre tradition et modernité.

 

-     Le peuple est toujours dépeint avec bienveillance et une sorte de tendresse, tandis que les cadres locaux, eux, sont bien moins sympathiques, avec une tendance au mépris du berger comme dans « Tharlo » (《塔洛》), ou à la corruption, non tant pour l’argent que pour réussir à épouser la femme convoitée comme dans « La fille qui dormait debout » (站着打瞌睡的女孩). Au heurt tradition/modernité s’ajoute celui entre ville et campagne, vie urbaine et vie rurale.

 

-     Le rapport à la religion est apparu comme ambigu et complexe, et lui aussi affecté par la tension tradition/modernité. La religion est omniprésente, fournissant un substrat spirituel, généralement apprécié, à tous les récits .

C’est surtout le thème de la réincarnation qui a frappé par sa récurrence : il constitue le thème essentiel de « Ballon » (气球), mais aussi de « La couleur de la mort » (死亡的颜色), donnant l’impression que c’est là que se focalise le plus profondément le clash entre la nécessité de s’adapter à la modernité (et à la politique de l’enfant unique en particulier, dans « Ballon »), et l’impossibilité d’échapper au poids de la tradition, et de la religion, dans les esprits.

Le poids de la responsabilité dans la mort du mouton est aussi central dans la nouvelle « J’ai écrasé un mouton » (《撞死了一只羊》) : c’est la volonté d’aider à la transmigration de l’âme de l’animal qui constitue l’essentiel de la trame narrative, avec une part satirique mais pas seulement. Spiritualité qui met l’animal au même niveau que l’humain.

 

-     La religion est sans doute présente aussi dans la tendresse bienveillante avec laquelle sont dépeintes les personnes âgées, et en particulier la vieille femme à l’esprit un peu dérangé de la nouvelle « Deux hommes dans la tête » (脑海中的两个人).

La tendresse transparaît aussi dans la peinture des enfants, ceux, turbulents et espiègles, de « Ballon », mais surtout ceux du « Foulard rouge » (《一块红布》), avec la peinture ironique des déboires amoureux du jeune écolier, mais aussi le récit de la mort de son père dont le souvenir plane comme celui d’un homme de valeur trop tôt disparu, dont l’enfant garde le bol en héritage.

 

-     La simplicité et les ellipses de la narration n’empêchent pas de ressentir la critique, et la dénonciation de la politique de Pékin, en particulier dans l’histoire du bélier (《我是一只种羊》) où la politique d’élevage intensif et « scientifique » se termine par une hécatombe d’agneaux, le tout rappelant les absurdités du Grand Bond en avant.

 

-     Particulièrement appréciés sont les portraits de femmes peu ordinaires, qu’il s’agisse de la vieille femme déjà citée, mais aussi de toutes les femmes incroyablement libres qui parsèment ces nouvelles, et surtout de la Yumtso (雍措) de la nouvelle « Le neuvième homme » (《第九个男人》) qui a remporté tous les suffrages.

 

-     Car ces portraits sont dessinés avec un humour très fin qui est une autre caractéristique, unanimement saluée, de ces histoires satiriques, et tout autant dans le premier que dans le deuxième recueil. Humour apprécié pour son art de l’ellipse et de la suggestion.

 

-     Enfin, dans l’ensemble, les fins ouvertes des nouvelles ont été très appréciées, laissant le récit suivre son cours comme dans la vie.

 

·         Nuances personnelles

 

Ces avis concordants sont bien sûr nuancés en fonction des personnalités de chacun.

 

-     Étant originaire du Sichuan, Lingling a particulièrement apprécié ces récits pour ce qu’ils lui ont apporté de vivant sur la culture des communautés tibétaines de sa région natale, qui lui restent un monde inconnu, d’autant plus qu’elle a une amie tibétaine, vivant à Chengdu, totalement sinisée. Elle a ainsi touché du doigt le drame de la perte de culture de ces populations.

Elle a apprécié la simplicité de la langue, une sorte d’étrangeté même, mais avec un suspense dans le récit donnant envie de continuer la lecture. Les nouvelles lui fournissaient des images vivantes, en lien avec son expérience personnelle, de personnages simples, sincères, très attachants, vivant en interaction avec la nature, avec des mentalités encore entachées de croyances un peu superstitieuses.

 

-     Ruochen a lu les nouvelles en chinois, et en a bien aimé l’écriture simple leur donnant un aspect de fables ouvertes, avec une double impression de thé amer et de chambre d’écho donnant à réfléchir. À la fin de l’un des deux recueils qu’il a lus, il a trouvé une interview de Pema Tseden soulignant l’utilisation de la répétition comme mode narratif, en particulier dans les dialogues, ce qui lui a paru judicieux, bien loin de la redondance qui aurait pu en résulter.

Il a bien aimé « J’ai écrasé un mouton » pour l’enchaînement de paroles et d’actions entraînant la narration, et dans « Je suis un bélier » comme dans « Ballon » la satire des comportements avec des parallèles entre l’homme et l’animal.

 

-     Insensible au bucolique, Françoise J. a été plus sensible à la délicate critique socio-politique insufflée dans ces récits. Un détail dans la nouvelle du premier recueil « Les huit moutons » (八只羊) lui a par ailleurs rappelé une remarque de la styliste chinoise Ma Ke (马可) dans le documentaire de 2007 de Jia Zhangke « Useless » (ou Wuyong《無用》: créatrice de vêtements « ayant une âme », donc wu-yong  in-utiles, au-delà de l’utilité, et de la consommation courante. Des vêtements amples faits de tissus de fibres naturelles, froissés, enterrés pour retrouver la couleur de la terre, puis cousus à la main :

 

 

« Useless » (ou Wuyong 《無用》) 

 

 

Ce sont ces vêtements auxquels Françoise a pensé en lisant comment le jeune berger de la nouvelle continuait à porter la veste que lui avait cousue sa mère avant de mourir, une veste qui avait perdu et sa forme et sa couleur mais qui en gardait l’âme.

 

-     Sylvie D. a lu l’une après l’autre, à loisir, les nouvelles du deuxième recueil, en en appréciant l’humour, tout particulièrement celui de l’histoire du bélier, dont l’astuce est d’être contée à la première personne, et celui de « Ballon » en imaginant le film qu’elle n’a pas encore vu.

 

-     Christiane P. a bien aimé la tendresse pour les personnages, la peinture délicate des sentiments et celle du quotidien et des différents âges de la vie, avec l’omniprésence de la religion et la force des liens sociaux.

Elle a particulièrement apprécié le personnage mystérieux de l’inconnu, dans la nouvelle éponyme (《陌生人》) du deuxième recueil, où la communication passe par les sentiments plus que par la parole. Mais la nouvelle qu’elle a sans doute le plus aimée est « Le neuvième homme », pour sa structure narrative, sa narration elliptique, le personnage de femme libre, et sa réactivité aux réactions des hommes de sa vie, jusqu’au dernier, l’incitant à « se couper les cheveux », comme si le couvent était le recours ultime pour la femme se voulant libre.

 

-     Dorothée MS pour sa part n’a pas pu finir de lire à temps, son libraire n’ayant, lui, pas été très réactif. Mais elle a dès l’abord beaucoup aimé la préface du premier recueil, comme une invitation à pénétrer dans un univers autre.

 

-     Geneviève B. a apprécié les thèmes bouddhiques des nouvelles qui lui ont rappelé des souvenirs de thérapie auriculaire à Lhassa dans les années 1980 et ses lectures d’Alexandra David-Neel et Mathieu Ricard. Elle a beaucoup aimé l’image des moutons comme symboles de vie, chaque animal étant aussi important que son équivalent humain, beaucoup aimé aussi les chutes finales, totalement inattendues et gardant leur part de mystère.

 

-     U. B. a lu le premier recueil cet été dès que le programme de l’année est sorti, par propension naturelle à aller vers le plus court.  Il a tout de suite été conquis par les personnages mystérieux, dont on ne comprend les motivations et les pensées qu’en dernier ressort. Il a bien aimé le récit d’Aku Thopa, mais bien plus « La couleur de la mort », et surtout « Le neuvième homme ». Cette nouvelle lui a semblé être écrite pour être lue à haute voix, et il l’a lue ainsi.

Ce qui est d’emblée jugé comme une piste intéressante pour le club, et en particulier par Françoise J. qui fait partie d’une atelier de lecture à voix haute.

 

-     Pour terminer, Martine B. a avoué, contrite, qu’elle n’avait vraiment pas accroché à ces textes, agréables certes, mais se bornant au simple plaisir de lecture, sans « pépites cachées » qui lui laisse un souvenir mémorable, à part quelques portraits d’enfants et de Tibétains ordinaires. Les propos tenus pendant la séance ne l’avaient pas convaincue du contraire. 

 

Quant à Guochuan, qui avait eu peur de venir par crainte que la grève du lendemain ne commence le soir même et la prive de train pour rentrer chez elle, elle avait envoyé son avis par écrit.

 

Comme les autres membres du club, elle a été frappée par l’empreinte de spiritualité bouddhique qui marque tous ces récits, et l’égalité de tous les êtres vivants, hommes et animaux, dans le cycle des réincarnations. Elle aussi a apprécié l’humour discret de ces récits et les tensions dans la vie réelle nées de la persistance de croyances religieuses en contradiction avec la modernité.

 

Elle a été particulièrement frappée par l’utilisation subtile des couleurs pour marquer ces contradictions, et en particulier le blanc et le rouge symbolisant la mort et la vie…, couleurs que l’on retrouve par exemple dans les ballons blancs et rouges de « Ballon » (《气球》), le blanc lié à la stérilité et le rouge à la reproduction. Dans « Un foulard rouge » (《一块红布》), le rouge est pris comme double symbole politique : de symbole du pouvoir communiste, il devient critique car évoquant la chanson du chanteur de rock Cui Jian (崔健) [1], tandis que le foulard rouge des bons élèves sert à aveugler l’écolier Urgyan. Ayant entendu les deux premiers vers de la chanson :

« Ce jour-là, tu as pris ton foulard rouge et tu m’as bandé les yeux.

Puis tu m’as demandé ce que je voyais et je t’ai dit : je vois le bonheur… »

il enlève son propre foulard rouge et s’exclame : « .. J’ai compris ce qu’il chantait. ».

 

[C’est sans doute l’une des nouvelles les plus subtiles de Pema Tseden, celle qui utilise de manière la plus frappante son art de l’ellipse, en laissant le récit ouvert, avec une part de mystère qu’il revient au lecteur de déchiffrer, entre les lignes.

En ce sens, les nouvelles de Pema tiennent de l’art poétique autant que de l’art narratif.]

 

·         En guise de conclusion

 

Pour clore la séance, la discussion a porté brièvement sur les films de Pema Tseden. Nombreux sont ceux/celles qui n’ont toujours par vu « Balloon » (《气球》), et c’est bien dommage ; il faudrait voir comment remédier à cela. Cependant, le film que l’on attend maintenant, dont la sortie est annoncée pour cette année sans plus de précision, est une autre histoire de moutons et de berger confronté à un dilemme : alors qu’un léopard des neiges s’est introduit dans son enclos et lui a tué neuf moutons, ce qui représente pour lui une catastrophe économique, un berger est doublement empêché de le tuer, par les autorités locales chargées de faire appliquer la loi qui protège l’animal et par son père représentant la tradition… une vieille histoire venant la renforcer [2]. Le film s’appelle « Le léopard des neiges » (《雪豹》).

 

 

Le léopard des neiges

 

 

La séance se termine à 21 heures avec le rappel du programme de la séance suivante.

 


 

II. Séance suivante, le 18 janvier 2023

 

Poursuivant la découverte ce qu’on appelle aujourd’hui la « littérature sinophone des marges », la séance sera consacrée à une première approche de la littérature sinophone de Malaisie (ou littérature mahua), avec :

-     Pluie (《雨》) de Ng Kin Chew (黄锦树), trad. Pierre-Mong Lim, éditions Picquier, 2020,

       144 p.

 

Et éventuellement en complément, pour ceux/celles qui en auraient l’envie et le temps :

-     La Traversée des sangliers (野猪渡河) de Zhang Guixing (张贵兴), du même traducteur et également chez Picquier, 2018, 600 p.

 


 


[1] Chanteur devenu symbole de contestation de toute une époque, sa chanson « Un foulard rouge » étant célèbre pour avoir été l’une de celles entonnées par les étudiants place Tian’anmen en 1989 ; il l’avait chantée en concert les yeux bandés en 1988 :

 

 

[2] Tout au moins d’après le scénario initial.

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.