Club de lecture de littérature
chinoise
Compte rendu de la séance du 14
décembre 2022
et annonce de la séance suivante
par Brigitte Duzan, 18 décembre
2022
Dernière de l’année calendaire
2022, la séance du 14 décembre du CLLC était consacrée à
l’écrivaine taïwanaise
Chu Tien-Hsin (朱天心)
, et plus particulièrement à son roman « Ancienne
capitale » (《古都》)
dont la traduction est parue en avril 2022 chez Actes Sud. Le
programme était étendu à des œuvres permettant d’en approfondir
la lecture :
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Chu
Tien-hsin 《古都》, éditions Maitian 1997 |
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- Ancienne capitale, trad.
Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, coll. « Lettres
taïwanaises », 2022, 192 p.
Roman initialement paru à
Taiwan, aux éditions Maitian (麦田出版社)
en 1997.
Et en lien avec ce roman :
· Kyôto《古都》de
Yasunari Kawabata, trad. Philippe Pons, Le Livre de Poche, 1987,
192p.
· Un
automne à Kyôto, de Corinne Atlan, Albin Michel, 2018, 306 p.
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Chu Tien-hsin 《古都》,
éditions des
lettres et des arts de
Shanghai 2001 |
|
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Un automne à Kyôto, de
Corinne Atlan, Albin Michel 2018 |
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En complément étaient également
proposées des nouvelles de l’auteure traduites précédemment par
le même duo de traducteurs :
- « Le dernier train pour
Tamsui » (《淡水最後列車》1984)
, « Je me souviens » (《我記得……》1987)
et « Le chevalier de la Mancha » (《拉曼查志士》1994)
dans l’Anthologie de la famille Chu, trad. Isabelle
Rabut/Angel Pino, Christian Bourgois, coll. « Lettres
taïwanaises », 2004.
- « Dix-neuf jours du nouveau
parti » (《新黨十九日》),
trad. Angel Pino et Isabelle Rabut, dans l’anthologie Félix
s’inquiète pour le pays et autres nouvelles taïwanaises,
Anthologie historique de la prose romanesque taïwanaise moderne,
vol. 4, You Feng, 2018.
Et pour une meilleure
appréciation de l’œuvre de Chu Tien-hsin étaient enfin proposées
des nouvelles de sa sœur
Chu Tien-wen
(朱天文),
parues dans la même anthologie de la famille Chu
:
- « Plus
de paradis » (《伊甸不再》1982), « La
cité de l’été brûlant » (《炎夏之都》1987)
et « Le
bouddha incarné » (《肉身菩薩》1990).
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Anthologie de la famille
Chu, Christian Bourgois 2004 |
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I.
Compte rendu de la séance du 14 décembre
Regrettant l’absence de quelques malades de
dernière heure, les membres présents l’ont compensée en
profitant à plein de leur temps de parole. Les avis exprimés ont
traduit toute une palette de réactions divergentes à la lecture
du roman de Chu Tien-hsin, le seul élément suscitant une
appréciation unanime étant… la couverture
!
Les un.e.s ont apprécié, voire
beaucoup aimé le roman, de même que certains critiques français,
tel celui du Monde des livres Nils C. Ahl : « Court roman
élégiaque, "Ancienne capitale" se lit comme on traverse un
jardin de vieilles pierres et de vieux arbres. Une lecture
exquise et délicate, aux couleurs nostalgiques et changeantes. »
D’autres lectrices du club ont
été désorientées par le roman et, agacées par le ton de
nostalgie mélancolique, se sont réfugiées avec plaisir dans le
programme complémentaire, qui était proposé, justement, en
grande partie dans ce but.
Incompréhension ruinant
le plaisir de lecture
Le roman a été perçu par
beaucoup comme un parcours labyrinthique nimbé de nostalgie, et
ce double aspect a aliéné certaines lectrices.
C’est le cas de
Dorothée MS qui s’y est perdue, en tentant de démêler
les mille écueils d’un récit complexe où fleurissent, en support
des souvenirs, une multitude de citations et références à des
textes littéraires aussi bien qu’historiques. Elle a eu
l’impression d’avancer en aveugle dans un labyrinthe en se
demandant à chaque pas : où suis-je ? à quelle époque ?
Le parcours mémoriel à la
recherche d’un passé évanoui lui a semblé difficile à
appréhender dans son aller-retour sans repères aussi bien dans
le temps que dans l’espace, entre passé et présent, Kyoto et
Taipei.
Elle a bien plus apprécié les
deux autres œuvres au programme : le récit de Corinne Atlan et
celui de Kawabata qui apportaient, chacun à leur manière, une
riche vision de la culture japonaise à travers les descriptions
de Kyoto. Mais elle n’a pas ressenti là le même plaisir de
lecture que celui éprouvé en lisant l’un de ses petits livres
japonais favoris qu’elle a pour l’occasion ressorti de sa propre
bibliothèque pour le relire : « Notes
de ma cabane de moine » (Hōjōki 方丈記),
notes écrites en 1212 par le moine Kamo no Chōmei.
Retiré du monde dans son petit ermitage, il y relate les
calamités (tremblement de terre, famine et incendies) qui ont
dévasté Kyoto en son temps, en témoignant de « l’impermanence
des choses ».
|
Notes de ma cabane de
moine |
|
Sylvie D.
s’est de même sentie perdue dans le roman de Chu Tien-hsin,
étrangère à ce récit égrenant au fil des pages de si nombreuses
références à des films, des musiques, des acteurs, des chansons
inconnus. Elle s’est trouvée déroutée par un récit qui est celui
d’une attente, l’attente d’une amie qui finalement ne vient pas.
L’avant-propos l’a aidée à comprendre, mais sans lui permettre
d’ajouter un plaisir de lecture à cette meilleure compréhension.
Elle a plus apprécié le
« Kyoto » de Kawabata, mais là encore sans adhérer totalement à
un récit qui décrit les deux héroïnes de l’extérieur, sans
expression de leurs sentiments intimes. Ce qui l’a le plus
intéressée et touchée, ce sont les descriptions de la nature, et
en particulier des arbres : c’est là le point commun qu’elle a
trouvé avec le roman de Chu Tien-hsin.
|
Kyoto 《古都》, de Yasunari
Kawabata, trad.
Philippe Pons, Albin
Michel éd. originale 1971 |
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Sentiments mitigés
Appréciation en plusieurs
étapes
Martine B.
a suivi, pour sa lecture, un parcours aussi labyrinthique que le
récit de Chu Tien-hsin, Une première lecture l’ayant laissée
aussi déroutée que les deux lectrices précédentes, elle a voulu
relire le livre avant la séance du club et ne l’a pas retrouvé.
Après des allers retours infructueux entre les deux endroits où
elle aurait pu le laisser, elle s’est résolue … à en acheter un
autre ! Et là, miracle : tout lui est apparu clair – sans doute
grâce aux éclaircissements apportés par l’avant-propos. Mais
elle a continué de se perdre dans les allers retours, cette
fois, entre le texte et les 237 notes en fin de volume, bien
utiles, certes, mais qu’elle aurait mille fois préféré avoir en
bas de page – avis unanimement partagé.
Elle a fini par trouver du
plaisir dans ce roman, mais avoue avoir ressenti à la lecture
une « gêne » qui se révèle être un euphémisme et qu’elle décline
en quatre points :
1/ « Gêne » provoquée par la
« litanie » de la nostalgie du passé, les regrets mélancoliques
du temps qui n’est plus, et qui était bien mieux « avant »,
soulignés par des formules répétitives comme des leitmotivs qui
scandent les premières pages :
En ce temps- là,
le ciel était bien plus bleu, si bleu qu'il vous donnait la
nostalgie de la mer toute proche… (p. 11)
En ce temps- là,
les gens étaient extrêmement simples et innocents… (p.12)
En ce temps-là,
les nuits d'été, on pouvait voir la Voie lactée et des étoiles
filantes…
(p.12)
Certes beaucoup du vieux Taipei a été détruit pour faire place à
des immeubles modernes, mais les villages de garnison de son
enfance étaient-ils tellement mieux ?
[Note a posteriori : ses nouvelles sur les villages de garnison,
dont « Inachevé » (Wei Liao《未了》)
publié en 1981 et « À mes frères des villages de garnison » (《想我眷村的兄弟們》)
dix ans plus tard (1992), traduisent sa nostalgie de quartiers
qui ont disparu, avec leur communauté, la privant en quelque
sorte de ses racines].
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Inachevé Wei Liao 《未了》 |
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2/ « Gêne » accentuée par le
parallèle entre Taipei et Kyoto : à Taipei, tout a été détruit,
on ne retrouve plus rien du passé // à Kyoto, tout a été
préservé, c’est formidable.
N’exagérerait-elle pas un peu ?
3/ « Gêne » vis-à-vis des
positions politiques qu’affirme l’auteure, et son opposition au
Parti indépendantiste. Mais en comprenant bien, ajoute-t-elle,
la « rancœur » (selon les termes de l’avant-propos) éprouvée par
l’écrivaine en se voyant cataloguée comme étrangère sur le sol
qui l’a vu naître, sentiment qu’elle rapproche de ceux ressentis
par les pieds-noirs sur le sol français.
[Note a posteriori. La position
de Chu Tien-hsin à l’égard du Guomingdang est complexe. Sa mère
était d’origine hakka, et quand elle a donné naissance à sa
troisième fille, la petite Tien-hsin a été envoyée chez sa
grand-mère, dans un village hakka. Elle a dit qu’il
n’y avait pas de problèmes ethniques à Taiwan jusqu’à ce que Lee
Teng-hui (李登輝)
– membre du Guomingdang et président de 1988 à 2000, après la
mort de Chiang Ching-kuo - brandisse la question ethnique pour
attaquer ses rivaux politiques et résoudre les conflits à
l’intérieur du Parti. Elle a adhéré en 1991 au Parti
socio-démocrate chinois, pour se désolidariser, justement, de la
politique menée par Lee Teng-hui. Ses premières nouvelles après
la levée de la loi martiale en 1987 reflètent son engagement
politique. Lors de la campagne électorale de 2004, ensuite, avec
son mari
et Hou Hsiao-hsien, elle a participé à l’Alliance pour l’égalité
ethnique, dans le but, justement, de lutter contre cette
utilisation des questions ethniques à des fins politiques, par
le Guomingdang comme par le Parti démocrate progressiste (Minjingdang
民進黨).]
3/ « Gêne » enfin quant à son
attitude vis-à-vis de sa fille à laquelle elle voudrait
inculquer le même souvenir nostalgique, en se désolant que
l’enfant ne puisse le partager.
[Note a posteriori :
s’éloignant de leur contenu politique initial, Chu Tien-hsin a
ensuite travaillé sur le thème de la mémoire, dans une approche
spatio-temporelle visant à reconstituer une continuité du temps
historique en comblant la brèche créée par la loi martiale. D’où
le premier titre de son cycle de nouvelles après 1987 : « Je me
souviens » (《我記得》),
sorti en 1989. On peut dire que « Ancienne capitale » est une
version dé-politisée de cette « archéologie de la mémoire »
tournée plus vers une quête identitaire personnelle.]
|
Je me souviens |
|
Elle a relu le récit de
Kawabata dont elle ne gardait qu’un vague souvenir. Partagée
entre l’ennui des descriptions d’arbres et du catalogue des
fêtes traditionnelles, elle a trouvé un intérêt nouveau dans le
caractère « évanescent » de l’héroïne, à rapprocher de
l‘évanescence, aussi, de l’amie A du roman de Chu Tien-hsin.
Finalement, elle a trouvé un
plaisir de lecture dans le livre de Corinne Atlan, sans trop
savoir comment le définir. Là aussi, elle a buté contre le
parti-pris pro-japonais, mais a retrouvé des sentiments
partagés, et en particulier la consolation apportée par la
nature, dans les parcs, contre la peur du temps qui passe et du
vieillissement qu’il apporte : elle retrouve le même sentiment,
une magie semblable lors de chacun de ses séjours chez elle,
près de la
maison de George Sand,
à Nohant, avec son fabuleux jardin.
Difficulté de lecture,
mais surmontée
Françoise J.
dit avoir d'abord été effrayée par le grand nombre de notes en
fin de volume, puis culpabilisée par sa méconnaissance des
mouvements politiques à Taïwan après la fin de la loi martiale.
Mais la lecture a été l'occasion d'une prise de conscience des
sentiments de la deuxième génération de Taïwanais, les enfants
de l'après-49, qu’elle rapproche des enfants de tout exil. La
question de la narratrice "Quand es-tu jamais allée au Jiangnan"
(p. 50) illustre ces sentiments.
Elle a aimé, dit-elle, se perdre dans l'espace, en renonçant à
se repérer dans les rues de Taipei et Kyoto, et dans le temps,
quand la narratrice situe ses souvenirs, cinq, dix, vingt ans
auparavant. Elle a apprécié l'à-propos des incrustations du
Kyoto de Kawabata, et du texte de Tao Yuanming [La Source aux
fleurs de pêchers, voir ci-dessous l’autre appréciation de
Zh. Guochuan].
L'omniprésence d'une végétation tropicale, la permanence des
arbres, leur lien avec la mémoire sont remarquables.
Françoise en a profité pour visualiser des espèces qu’elle
ne connaissait que de nom, voire pas du tout et, intriguée,
s’est posée la question : pourquoi une seule espèce, Aglaia
odorata, p. 38, est-elle désignée sous son nom latin ?
Enfin, au-delà du contexte spécifiquement taiwanais, ce qui l'a
séduite dans ce livre, et dont elle a pu se sentir proche, est
ce qui a trait aux liens mère-fille, à la transmission. Il en
est de même de la mélancolie générée par les souvenirs ou du
devenir des amitiés de jeunesse.
Elle a malgré tout trouvé
beaucoup plus de plaisir dans la lecture du texte de Kawabata :
pour le rythme, la concision, l’apparente concision des phrases.
Ah, Kawabata for ever ! conclut-elle, alors que l’ « Automne à
Kyôto » de Corinne Atlan l’a laissé plus réservée, une première
gêne étant venue au départ de la non-inscription du texte dans
un genre particulier – récit de voyage selon ce que l’auteure a
indiqué sur son site internet, mais le doute subsiste.
L'érudition
qui s'exprime par l'abondance de citations l'a presque
découragée, mais
elle a retrouvé avec plaisir les descriptions d'aspects de la
société
japonaise qu’elle connaît par ailleurs, même si l’auteure ne
s'appesantit pas
sur son côté corseté.
Ville du souvenir, au
féminin
Zh. Guochuan,
ayant bien aimé le roman, s’est attachée elle aussi à faire
ressortir les traits qui lui ont semblé les plus attachants :
1/ D’une part, le désir par
l’auteure de reconstruire la ville du passé, sur la base de ses
souvenirs de jeunesse, en se heurtant à la disparition des lieux
anciens, pour lutter contre l’angoisse de l’oubli. Avec un
parcours spatio-temporel en trois étapes mémorielles : la ville
d’autrefois, partagée avec A - le voyage inabouti à Kyoto - le
retour à Taipei, revisitée grâce à un vieux guide japonais.
2/ D’autre part, il y a
embellissement du passé dans la ville ainsi reconstruite dans le
souvenir. Sur la ville moderne se superpose la ville du guide,
avec ses noms en japonais qui contribuent à brouiller les
pistes. Elle a particulièrement apprécié la remontée des
souvenirs à partir des failles du présent, par exemple, un coup
de frein brutal du chauffeur du bus qui conduit comme un fou :
les souvenirs émergent dans une longue incise entre
parenthèses qui énumère les floraisons des arbres, très
précisément, d’un mois à l’autre, avant de revenir tout aussi
brutalement à la réalité :
(En avril, quand les journées
sont chaudes… les pyroles d’un blanc neigeux… en mai , avant la
saison des pluies, les onagres jaune citron…et les aspidies et
l’orpin blanc s’ouvriront en secret… en juin, ce sont les
salicaires aux fleurs mauves… en juillet, etc.) … tu es
descendue du bus chancelante à Nissinchō…
[p. 155].
Et quand elle descend du bus,
elle est encore dans ses souvenirs car la rue où elle descend a
conservé dans son esprit son nom japonais.
Guochuan
note à cet égard l’évocation
par Chu Tien-hsin du célèbre poème en prose de Tao Yuanming (陶渊明)
« La Source aux fleurs de pêchers » (《桃花源记》),
utopie décrivant un monde du passé miraculeusement préservé dans
une sorte d’idéale beauté hors du chaos et des conflits du monde
(p. 161 et sq). Or, dit-elle, tissant habilement le présent et
le passé, le réel et l’imaginaire, ce parallèle est à prendre à
contre-sens : la Source aux fleurs de pêchers n’est plus ici
utopie, mais source d’angoisse : « un hélicoptère tournoyait
dans le ciel, à la recherche probablement d’un cadavre flottant
à la surface de la rivière »… et c’est sur cette note que
s’achève le roman.
3/ Par ailleurs, Guochuan
a apprécié le point de vue féminin du roman, et sa construction
autour d’une narratrice féminine (alter ego de l’auteure qui
s’adresse à elle-même à la deuxième personne), de sa fille et de
l’amie A :
- l’auteure/narratrice tente de
transmettre à sa fille ses souvenirs du passé, mais en vain –
ainsi lui donne-t-elle la feuille d’érable que lui avait donné
son amie A, mais la feuille ne représente rien pour sa fille :
symbole de l’impossibilité de la transmission du souvenir.
- quant à l’amie A, c’est une
ombre qui plane sur le récit, un témoin du passé qui semble
n’exister que dans le souvenir en renforçant le sentiment de
nostalgie et de perte.
Guochuan
a apprécié de voir la ville ainsi (re)construite comme un
ensemble d’espaces féminins qui jalonnent le parcours de la
narratrice.
À cet égard, au niveau
du style, plusieurs des membres présents ont eu l’impression
d’un récit en « flux de conscience » un peu à la manière de
Virginia Woolf - en particulier Gisèle H. qui a retrouvé
en lisant « Ancienne capitale » l’écriture de « Mrs Dalloway »,
et avec le même plaisir car c’est l’un de ses roman préférés :
elle a cru voir l’image de Sally Seton, l’amie de Clarissa
Dalloway, se profiler derrière l’amie A du roman de Chu
Tien-hsin.
[note a posteriori : telle
qu’elle se révèle en réalité, « perfect housewife », et riche
par-dessus le marché, le personnage de Sally est en parfaite
contradiction avec la Sally embaumée dans le souvenir de
Clarissa, de même que l’amie A doit l’être dans celui de la
narratrice d’ « Ancienne capitale ».]
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Ancienne capitale, Actes
Sud 2022 |
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Nouvelles et novellas
plutôt que roman
Les nouvelles et novellas de
Chu Tien-hsin ont recueilli des avis nuancés, mais positifs dans
l’ensemble, de la part des quelques membres du club qui les ont
lues.
M. Ruochen
a beaucoup aimé le roman de Chu Tien-hsin, y trouvant lui aussi
la saveur d’un récit en flux de conscience ; sensible au charme
de son style libéré de la linéarité traditionnelle et à sa
peinture métaphorique des sentiments, il a apprécié les
nombreuses allusions littéraires et historiques, mais sans les
avoir toutes bien comprises.
Pour compléter, il a lu en
outre les textes en chinois de novellas antérieures à « Ancienne
capitale » qui sont inspirées de grands textes de la littérature
occidentale :
- « Mort à Venise » (《威尼斯之死》1992)
: d’après la novella de 1912 de Thomas Mann adaptée par Luchino
Visconti en 1971. La nouvelle de Chu Tien-hsin est une
métafiction où le narrateur est un romancier qui explique le
roman qu’il est en train d’écrire, intitulé « Mort à Venise »
car son personnage se suicide dans un café nommé Venise – nom du
café de Taipei où Chu Tien-hsin a pour habitude d’écrire.
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Mort à Venise |
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- « Chronique d’une mort
annoncée » (《預知死亡紀事》1992) :
d’après la novella de Gabriel García Márquez publiée en 1981 et
adaptée au cinéma par Francesco Rosi en 1987. Le récit de García
Márquez relate en flashback un assassinat dont le narrateur
jouant le rôle d’un détective tente de reconstituer les raisons.
La nouvelle de Chu Tien-hsin prend le titre dans son sens
littéral : elle dépeint des « vieilles âmes » (lao linghun
老灵魂)
hantées par la pensée obsédante du caractère inéluctable de la
mort, et de la vie comme préparation à la mort.
- « Le Chevalier de la Mancha »
(《拉曼查志士》1994),
inspiré de Cervantes, où Chu Tien-hsin
relate avec un certain humour les divagations d’un homosexuel
dans les rues de Taipei. Ruochen a aimé l’idée que l’on
se définisse, plus ou moins consciemment, par les vêtements que
l’on porte, le lieu où l’on est enterré – idée partagée en riant
dans le groupe dans un bref échange de souvenirs.
- « L’eau de Hongrie » (《匈牙利之水》),
longue novella moins connue, inspirée d’un parfum hongrois,
l’« Eau de la reine de Hongrie » (匈牙利皇后水),
lié à une légende du 14e siècle : celle d’une reine
qui réussit à conserver l’amour du roi en utilisant le parfum
avant toutes ses rivales, si bien que, lorsque le roi le sent,
il lui rappelle aussitôt la reine. Le récit de Chu Tien-hsin
dépeint la rencontre fortuite de deux hommes dans une taverne :
les senteurs de l’endroit et une vieille chanson les replongent
dans le passé, où Ruochen a vu un effet proustien.
[mais qui serait plutôt anti-proustien car l’effet mémoriel
suscité par les odeurs et la musique mène au sentiment de
dégénérescence et de désolation]
Ruochen
a beaucoup aimé « Mort à Venise » car l’auteure y parle beaucoup
de son écriture, louant les écrivains parvenant à maitriser la
force vitale qui les anime. Et il a aimé le jeu de miroir entre
les deux « Venise », la « vraie », celle de Thomas Mann, et
celle de Taipei dans la nouvelle de Chu Tien-hsin.
Mais ce qu’il a tout
particulièrement retenu, c’est le terme de « vieille âme » (lao
linghun
老灵魂)
utilisé par l’auteure dans « Chronique d’une mort annoncée » :
pour elle, grâce à des réincarnations successives, les
« vieilles âmes » accumulent les souvenirs de plusieurs
existences et plusieurs générations en établissant des liens
entre elles. Cela lui a donc fait penser au club de lecture où
chacun des membres a une expérience, des goûts et des réactions
différents mais où s’établit une communauté de lecture
permettant de partager des livres anciens et modernes,
d’auteur.e.s de générations très diverses, comme s’il
partageaient tous une « vieille âme » qui ne cesse de se
réincarner ; ils se répondent par-delà les siècles. Il propose
donc d’appeler le club de lecture « À la recherche de la vieille
âme » - qu’il reste à traduire en chinois
….
Françoise J.
a pour sa part diversement apprécié les récits de l’Anthologie
de la famille Chu, et a été plus sensible au style de Chu
Tien-hsin qu’à celui de sa sœur :
o
de Chu Tien-hsin :
- dans « Le dernier train pour
Tamsui », au-delà du contexte taiwanais, elle a aimé la façon
qu’a Chu Tien-hsin de traiter du vieillissement, des relations
parents vieillissants et enfants, et de la prise en charge de la
démence sénile.
- dans « Je me souviens », la présence de personnalités réelles
désignées sous leur seul nom de famille au côté de héros
fictionnels ne lui a pas rendu la lecture fluide. Mais elle a
trouvé l’histoire très actuelle au niveau de l’engagement
politique.
- dans « Le Chevalier de la Mancha », s’agissant de se préparer
à une mort inopinée, elle a retrouvé des interrogations qu’il
lui arrive d’avoir fréquemment et a apprécié l'humour du récit,
rejoignant en cela l’avis de M. Ruochen.
o
de Chu Tien-wen :
- dans « Plus de paradis »,
elle n'a pas été sensible au style de Chu Tien-wen, qu’elle a
trouvé un peu lourd. Et cette histoire, trois noms, trois
périodes, trois malheurs de femmes... trop, c'est trop !
[note a posteriori : cette
construction trinaire de femmes aux destins contrariés n’est pas
originale en littérature chinoise ; on en a un exemple plus
développé et réussi, par exemple, dans la nouvelle de 1990 de
Su Tong (苏童)
« Vies de femmes » (《妇女生活》)
adaptée au cinéma par
Hou Yong (侯咏)
sous le titre « Jasmine Flowers » (《茉莉花开》)
.]
- « La Cité de l'été brûlant » ne l’a attirée ni par l'histoire
ni par le style ; elle a été arrêtée par des phrases plates et
au moins une incohérence dans le déroulement de l'action sinon
plus
.
- dans « Le Bouddha incarné », en revanche, elle a trouvé une
belle subtilité dans la description du désir homosexuel.
Appréciation qui trouve des
échos chez d’autres lecteur.rice.s, d’où s’ensuit une brève
discussion sur l’ouverture de la société taïwanaise et l’essor
de la littérature queer dans l’île, sur fond de thème récurrent
dans la culture et la littérature chinoise anciennes.
[Note a posteriori. La nouvelle
a été traduite en anglais, et publiée dans une anthologie :
“Bodhisattva Incarnate” tr. Fran Martin.
In Martin, ed., Angelwings:
Contemporary Queer Fiction from Taiwan.
Honolulu: University of Hawaii Press, 2003, 29-50.
https://www.degruyter.com/document/doi/10.1515/9780824861469/html#contents
La préface mentionne les réactions mitigées de la communauté
tongzhi (homosexuelle) de l’île, les critiques reprochant à
Chu Tien-wen un regard extérieur sur l’homosexualité masculine,
en en faisant finalement un signe symbolique de « décadence
fin-de-siècle ».
On notera, dans le même recueil, une nouvelle de Chu Tien-hsin
aussi : « A Story of Spring Butterflies », nouvelle initialement
publiée dans le China Times en avril 1992 - méditation
fictionnelle sur le sujet de l’homosexualité au début de
laquelle le narrateur exprime son intention de détruire les
idées préconçues des lecteur.rice.s. Mais, là aussi, la nouvelle
a été l’objet d’une vive controverse pour avoir conté l’histoire
d’un amour entre femmes par le biais de ce qui se révèle être un
narrateur masculin… ]
Commentaire final
On reste finalement sur
l’impression de deux écrivaines un peu en retrait sur leur
temps, dont l’œuvre est dominée et parcourue par l’obsession de
la mémoire, et la difficulté de la préserver, avec des
différences thématiques et stylistiques qui auraient tendance à
favoriser la cadette.
Ce qui rappelle le
documentaire sur les deux sœurs
vu à l’Inalco le 16 mai 2022, intitulé comme la nouvelle de Chu
Tien-hsin « Je me souviens » (《我記得》)
- très long documentaire de Lin Jun-ying (林俊穎)
où les deux sœurs passent en revue leurs souvenirs de jeunesse,
non sans une certaine complaisance, allant jusqu’à lire in
extenso des lettres de leurs parents dont il aurait suffi de
donner quelques extraits. L’image qu’il en reste est celle de
deux écrivaines perdues dans un monde qui est celui d’un
glorieux passé, déconnecté de la réalité ambiante.
II. Séance suivante, le 18
janvier 2023
Cette séance sera consacrée au
deuxième recueil de nouvelles de l’écrivain et cinéaste tibétain
Pema Tseden (万玛才旦)
paru aux éditions Picquier, que l’on pourra, pour une meilleure
appréciation de l’évolution de l’œuvre, compléter avec le
premier recueil paru chez le même éditeur :
- Neige, sept nouvelles
traduites du tibétain par Françoise Robin et du chinois par
Brigitte Duzan, éd. Picquier janv. 2013, Picquier poche oct.
2016, 192 p.
-
J’ai écrasé un mouton,
huit nouvelles traduites du chinois, préfacées et annotées par
Brigitte Duzan, éd. Picquier, août 2022, 288 p.
– « Le
fer en fusion »《鐵漿》
(1961), « La
Nouvelle tombe »《新墳》 (1957)
et « Sur
la charrette »《騾車上》
(1957)
xunzhao gulao
de linghun
寻找古老灵魂
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guhun 搜寻古魂
? …
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