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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 18 juin 2025

et annonce des séances suivantes

par Brigitte Duzan, 23 juin 2025

 

Cette séance était consacrée aux deux recueils de souvenirs personnels de Yan Lianke (阎连科) parus aux éditions Picquier dans une traduction de Brigitte Guilbaud :

- Elles (Tamen《她们》), Picquier 2022 : recueil de souvenirs des femmes de sa famille publié en Chine en 2020 ;

- L’Enfant de Tianhu (Tianhu de haizi《田湖的孩子》), Picquier 2024 : souvenirs de son enfance, initialement publiés en 2018.

 

Préambule

 

La séance a commencé par un bref rappel commenté des différents ouvrages au programme du club l’année prochaine. À noter en particulier :

 

- Pour la séance initiale, consacrée au grand classique « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan 《水浒传》), la version recommandée est celle de La Pléiade : celle éditée par Luo Guanzhong (罗贯中), dans la très belle traduction, amplement préfacée, annotée et commentée, par Jacques Dars. L’édition Folio est la traduction, par le même traducteur, de la version éditée par Jin Shengtan (金圣叹), réduite à 70 chapitres et un prologue. C’est un roman palpitant, mais relativement long, on pourra donc choisir des thèmes de lecture dont quelques-uns seront proposés incessamment sous peu, à valeur d’exemple.

 

- Pour la dernière séance, l’idée, initialement inspirée de l’actualité cinématographique, de mettre au programme l’histoire de Nezha (哪吒), d’après « L’Investiture des dieux » (《封神演义》), s’est révélée difficile à tenir. La découverte récente de la traduction d’une nouvelle de Shi Tiesheng (史铁生) dans une anthologie Gallimard de 1994, mais toujours disponible (comme confirmé par Laura), a permis de mettre cet auteur au programme de la fin de l’année, en complément d’un recueil plus récent, toujours dans l’optique « Littérature et cinéma ». La nouvelle de l’anthologie (Mìngruò qínxián《命若琴弦》) a en effet été adaptée au cinéma par Chen Kaige, ce qui permettra de faire un lien avec le film, projeté par ailleurs.

 

Avis et contre-avis

 

« L’Enfant de Tianhu » a, dans l’ensemble, été mieux reçu que « Elles »[1], mais la lecture, comme souvent, s’est révélée légèrement différente selon qu’elle était faite en chinois ou en traduction. Il a été noté que « Elles » a été publié deux ans après « L’Enfant de Tianhu », en 2020[2], et, comme l’indique l’auteur dans sa préface (Une attente de dix ans 十年的等待), à la demande pressante de l’éditeur, pour poursuivre par les souvenirs des femmes de sa famille ceux des « oncles » (Wo yu fubei 《我与父辈》), publiés en 2009[3].

 

Ø  Guochuan, justement, a émis un avis mitigé sur « Elles ».

 

Elle se souvenait d’une interview dans laquelle Yan Lianke affirmait que les écrivains chinois, surtout ceux de sa génération, ne représentent les femmes qu’à travers les trois figures de l’héroïne, de l’épouse vertueuse ou de la prostituée, mais que lui, en revanche, souhaitait les décrire de manière plus personnelle. Et elle a trouvé qu’il l’a fait de manière sincère.

 

Il décrit des femmes marquées par des sacrifices volontaires ou forcés, et ne dissimule pas sa position d’homme privilégié. Les personnages féminins qu’il dépeint sont souvent des femmes simples et attachantes : sa grande sœur, passionnée de lecture, qui a vendu ses longs cheveux pour acheter du soda à sa famille ; une tante sorcière convaincue que les hommes sont la source de tous les maux… et surtout le personnage de sa mère. Dans l’épisode « La toilette du Nouvel An » (过年搓澡), elle résume en une phrase, avec une ironie très crue, toute la vie de femme qui a été la sienne :

 

丑死了——这么丑地活了一辈子!

« Je suis affreusement laide*, et laide comme ça, j’ai vécu toute une vie ! »

                * littéralement : je suis laide à en mourir

 

Au début du même chapitre (V), dans « Langage et pensées » (语言和思维), Guochuan a souri en lisant le langage imagé de sa mère :

 

我母亲要形容什么东西大,她用她的语言说:大得和世界样。要形容什么小,她说:小得和人心样。要说人的个子长高了,她说:头发都扎到天上了。要说谁的脾气坏,她说:猪狗见了那人都不敢哼哼呢。

Quand ma mère veut décrire quelque chose de grand, elle dit : « aussi grand que le monde ». Pour quelque chose de petit : « aussi petit qu’un cœur humain ». Pour parler d’une personne très grande : « Ses cheveux plongent dans le ciel ». Et pour quelqu’un de très colérique : « En la voyant, les chiens et les porcs n’osent même pas grogner ! »

 

Elle a également apprécié les citations d’Antoinette Fouque et de Simone de Beauvoir, et la critique d’un féminisme limité, de la double charge de travail imposé à la femme — travail des hommes (rémunéré) et travail des femmes (ménage, enfants…). Yan Lianke dénonce une égalité réduite au seul domaine professionnel, comme l’illustre cruellement un souvenir de sa mère :

Les femmes n’étaient pas non plus considérées comme des femmes, on ne pouvait même pas demander une demi-journée de congé quand on avait nos règles ; pour certaines, le sang coulait dans leur pantalon et sur le sol tandis qu’elles continuaient à porter les seaux de sable et à briser les pierres.

 

Si « Elles » lui a donc procuré un plaisir de lecture, Guochuan a malgré tout ressenti un problème : c’est une écriture à la première personne, les femmes n’ont pas de voix propre, l’auteur reste constamment le centre du récit ; ces femmes gravitent autour de lui comme dans un cercle dont il serait le point focal. Par exemple, sa grande sœur a été enseignante toute sa vie — un destin qui aurait été riche à raconter. Pourtant, il choisit de parler du moment où il l’a aidée à obtenir un poste grâce à sa notoriété. Prenons encore l’exemple des quatre femmes rencontrées lors de rendez-vous arrangés : la première est jugée hautaine parce qu’elle croise les jambes ; la deuxième, vue à travers une porte, est décrite comme belle ; la troisième est rejetée car elle écrit en pinyin ; la quatrième deviendra sa femme. Mais qui sont-elles vraiment ? On ne le saura jamais. Ce n’est pas l’histoire des femmes, mais la sienne.

 

Ø  Christiane a également ressenti un certain intérêt pour « Elles », mais sans être passionnée, avec quelques exceptions : l’épilogue sur la petite fille ou les souvenirs d’une scène de possession, par l’une de ses tantes, pour la guérison d’un malade – doublée d’une réflexion sur l’art de la littérature qui, comme la possession, doit donner force de vérité au mensonge.

[mais, dans les lignes qui suivent, la tante tombée malade refuse de lui confier le secret de son « art », car il ne peut l’être qu’à une femme, les femmes étant à l’origine de nature divine et régnant en maîtres sur le monde].

 

Christiane a donc préféré « L’Enfant de Tianhu » où elle a trouvé plus d’intérêt et de charme, avec de grandes subtilités :

- dans la description de la psychologie des amours enfantines et celle des rencontres ratées,

- dans la peinture des différences entre citadins et paysans, avec des différences dans les niveaux de langue,

- dans l’évocation de la politique, telle qu’elle est vécue par les villageois : sentiment très vague, voire inexistant, de la guerre contre le Japon, ou de la perception de l’ennemi ; un homme ayant lutté contre le Japon peut ensuite être fusillé par les Communistes. Aucun intérêt pour la Révolution culturelle, mais toujours avec des réactions originales : « refuser de discuter, c’est le début de la révolution ».

- dans la critique de la religiosité et des superstitions, toujours vivantes dans l’esprit des villageois, comme l’attestent diverses anecdotes : croyance aux fantômes de la première tante, mort de l’oncle Zhang après une série de mauvais augures, histoire des deux arbres de la deuxième tante comme témoins historiques.

 

Christiane évoque enfin les lignes sur les grottes de Longmen (龙门石窟), qui l’ont particulièrement touchée car évoquant des souvenirs. Visitant les grottes en 1972, Yan Lianke est choqué par les dégradations subies par les statues au début de la Révolution culturelle [5e partie, chapitre « Longmen »] : Bouddhas décapités, ou auxquels il manquait bras, pieds ou oreilles, les têtes, pieds et autres jonchant le sol où ils avaient été jetés. Mais, après être revenu à la réalité du quotidien, il conclut sans plus d’émoi qu’il n’y a pas de dieu ici-bas : les hommes avaient créé les dieux, puis, les trouvant mauvais, les avaient détruits, « se considérant eux-mêmes comme divins ». Les créer, c’était se créer soi-même, et les détruire se détruire…

 

Oui, dit Yanzhao, mais il faut probablement deviner l’image de Mao derrière celle des bouddhas décapités et des dieux détruits après avoir été créés.

 

Ø  Sylvie a elle aussi préféré « L’Enfant de Tianhu » à « Elles », dont elle a bien aimé les portraits de femmes, mais beaucoup moins le « féminisme » très particulier qui ressort de l’ensemble.

 

« L’Enfant de Tianhu », en revanche, lui a rappelé les belles pages de « En songeant à mon père » (《想念父亲》).  Entre autres :

- la disparition du mur du village, par prélèvements de terre pour fabriquer des briquettes de charbon, ou simplement par effondrement progressif. Mais cette disparition touche aussi les vieilles constructions familiales qui étaient l’une des gloires du village, comme la demeure de la famille Song (宋家大宅), véritable mémoire du passé : abandonnée, la demeure fut banalement transformée en bureaux.

- ou encore, la désillusion de ne plus retrouver le même village, alors qu’il voulait tourner un documentaire sur sa jeunesse (épilogue 1 : Changements). Même sa maison n’était « plus au même endroit », la vieille maison ayant été rachetée par un commerçant, mais conservée uniquement, sans être entretenue, parce qu’elle « portait bonheur », étant la vieille demeure d’un écrivain à succès… Toujours les superstitions.

 

Ø  Revenue le matin même de sa Bretagne pour assister à la séance du club, Dorothée avait lu « Elles » et avait bien aimé le début :

- les différents portraits et les descriptions des rencontres arrangées, comme autant de hasards.

- le portrait de la jeune candidate au mariage amenée par le médecin du village qui, coupant court à tout discours superflu, marque son assentiment en allant à la cuisine aider la mère à préparer le repas, puis en balayant le sol et en nettoyant le crachoir du père : le mariage étant ainsi devenu inévitable.

- et celui de la grande sœur amenant son frère à la lecture.

 

Malgré tout, elle a été déçue par la fin du roman, qui ne l’a pas plus intéressée qu’une suite de faits divers, et intriguée par les citations de Sartre et de Simone de Beauvoir…

[La préface « au lecteur français » explique qu’il s’agit d’un hommage fictionnel, hommage étendu à la France comme patrie du féminisme… On s’est demandé si c’était l’éditeur qui avait demandé ce dithyrambe ou s’il était spontané… ]

 

Ø  Giselle a lu « Elles », mais sans prendre de notes, toute au plaisir de retrouver un Yan Lianke agréable à lire, après « Les Quatre Livres ». Un roman qui lui en a rappelé un autre, éponyme, d’Alba de Cespedes, dans la Rome des années 1930.

Elle a préféré elle aussi « L’Enfant de Tianhu ».

 

Ø  Quant à Marion, elle a retrouvé dans ces deux livres la veine des essais publiés dans « Les jours, les mois, les années », très différents des romans. Et elle a maintenant envie de lire « En songeant à mon père ».

 

Elle a trouvé très justes les différences notées entre les enfants, garçons et filles, et toutes les petites réflexions sur les bribes de souvenirs : le désir d’écrire des poèmes incompréhensibles, l’histoire de la banane, qui perd tout intérêt du moment que ce n’est pas celle de la jeune Jianna, l’importance constante de la nourriture, avec les grognements des porcs paraissant comme un concert aux oreilles de l’enfant affamé. Elle a beaucoup aimé les petits détails pleins d’un humour subtil, comme dans l’évocation du rituel du rappel des souffrances passées, du temps des propriétaires terriens, rituel qui devait être pratiqué le ventre vide pour qu’il soit plus efficace et plus réel. Dans « L’Enfant de Tianhu », elle a particulièrement apprécié tout le descriptif du personnage de Jianna, jeune citadine apparue dans le village « comme un cristal dans une lézarde de la Révolution », parlant une langue à la prononciation claire et délicate comparée aux accents terriens des enfants du village.

 

Elle a ressenti au fil des pages cette « lassitude du monde » dont l’auteur a parlé par ailleurs. Et elle a, enfin, trouvé étonnant qu’un livre comme « L’Enfant de Tianhu » qui comporte autant de critiques de Mao, et en particulier détaille de manière aussi précise les anecdotes de la Grande Famine, puisse être édité en Chine aujourd’hui.

À cet égard, justement, Laura signale qu’elle n’a pas réussi à se procurer, pour la librairie, l’original chinois qui figure pourtant sur les sites chinois, mais sans être éligible à l’exportation, semble-t-il. Yanzhao, pour sa part, a fait venir le livre de Chine sans problème, par une amie. Le mystère demeure donc quant au statut du livre.

 

Ø  LLP a lu « Elles » guidée par la préface de Yan Lianke disant qu’il a écrit le livre parce qu’il ne trouvait pas ce qu’il recherchait sur les femmes dans les livres qu’il avait pu lire : il avait le sentiment que les femmes chinoises étaient différentes.

 

Dès le début, il lui a semblé forger un concept, l’amenant à théoriser les campagnes chinoises, au regard en particulier des livres occidentaux sur le féminisme. En dépeignant sa mère, sa sœur et ses autres parentes, il cherche donc à souligner les spécificités des femmes des villages de Chine. Elle a distingué trois parties, la première étant tout ce qui concerne les mariages arrangés, les siens, où il montre sa propre lâcheté, sa véritable force motrice étant son rêve de partir vivre en ville, se traduisant par le choix d’une femme de Kaifeng.

 

Dans la deuxième partie, il dévoile divers détails sur les femmes de sa famille, avec des « digressions » (liáoyán聊言) très inégales, le personnage de la mère – simple, illettrée et vénérant d’autant plus la lecture  –  étant le plus développé. Mais c’est la troisième partie que, contrairement à Dorothée, LLP a trouvé très intéressante, dans son aspect faits divers, justement : les histoires de huit femmes de villages voisins [des exemples-types, en quelque sorte : une prostituée, une femme qui veut divorcer, une autre assassinée par son fils, etc.]. Ce qui l’a frappée, ce sont les cas de deux meurtrières : l’une, Wang Pingping (王萍萍), victime des sévices d’un mari voleur, volage et joueur, libérée en considération des violences subies et placée en « surveillance hors de la prison », l’autre, Wu Zhimin (吴芝敏), homosexuelle mariée ne pouvant plus supporter son mari.

 

Malgré tout, ces portraits féminins sont vus d’un point de vue masculin, et LLP les a trouvés finalement assez décevants : les violences conjugales sont à peine évoquées, et il n’est pas question de suicide ; or, souligne LLP, c’est un problème récurrent chez les femmes en Chine et, depuis 1995, le taux de suicide des femmes a dépassé celui des hommes – en lien avec le phénomène d’urbanisation [et la prise en compte statistique].

 

[On pourra entre autres comparer l’histoire à peine ébauchée de ces femmes, et écrites de manière très distanciée, comme des faits divers justement, avec la série de portraits de criminelles, prisonnières en camps de femmes, écrits par l’écrivaine Zhang Yihe (章诒和) qui les a côtoyées en camp. Le troisième volet, en particulier, « Madame Zou » (《邹氏女》), est à mettre en regard de l’histoire de Wu Zhimin.]

 

Enfin, LLP a été choquée par la réponse de l’auteur à la déclaration de sa petite fille, entretenant son rêve, dans l’épilogue à la fin du livre : « Grand-père, marions-nous… » (“爷爷咱俩结婚吧。… ”). Elle justifie sa réaction par le contexte actuel où la majorité des incestes répertoriés concernent des grands-pères.

Mais la réaction générale est de relativiser le récit, sans y voir plus qu’une idéalisation poétique des dires de la petite fille, qui poursuit son rêve d’année en année, comme un jeu.

 

Ø  Laura, pour sa part, a commencé à lire « L’Enfant de Tianhu »… le matin même, au lever, et en a lu rapidement les trois-quarts. Elle a tout de suite fait un rapprochement avec « Le Rêve au village des Ding » (《丁庄梦》), non pour le sujet, mais pour l’écriture : le récit est conté par un jeune narrateur, mort à douze ans. Elle a retrouvé le même humour entre les lignes.

 

Elle a en outre très vite ressenti une grande empathie avec le récit de Yan Lianke racontant son rêve d’adolescent de partir de chez lui. Elle avait le même, et l’a même réalisé un jour en faisant son baluchon… pour être rattrapée à la porte, comme Yan Lianke par son oncle.

 

Elle a beaucoup aimé voir les villageois « contourner » littéralement la révolution, tout simplement parce qu’ils n’y croyaient pas, parce que cela ne représentait rien de concret pour eux. Et elle a trouvé que ses amourettes villageoises étaient contées comme celle de sa petite fille, avec la même inconsistance (je t’aime, je te hais). Elle a retrouvé dans cet opus beaucoup de la veine de l’écrivain, et en particulier cette « lassitude du monde » dont a parlé Marion.

 

Elle continue à être étonnée que le livre ne soit pas « censuré » en Chine, pour tout ce qu’il comporte de critique même larvée sur la Révolution et sur Mao lui-même.

 

Ø  MRC a lu « Elles » (dans le texte original) et ne l’a pas trop aimé au début. Il l’a trouvé plus riche en poursuivant sa lecture. Le livre ayant été publié en 2020, il soupçonne Yan Lianke d’avoir pratiqué une certaine autocensure, car ce n’est pas une fiction, donc la critique est d’autant plus directe et la liberté d’expression plus limitée, en particulier quand on compare avec les nouvelles de Mo Yan.

 

Il n’a pas aimé la tendance générale, ressentie dans ce livre, à diffuser « une énergie positive ». Par exemple, le livre dit que, depuis la libération de 1949, les femmes ne sont plus limitées aux tâche domestiques, mais travaillent désormais comme des hommes ; après la révolution et l’ouverture, la condition des femmes s’est beaucoup améliorée, « Les femmes tiennent la moitié du ciel », a-t-on fait dire à Mao. Ce n’est pas faux, mais cela met trop en avant les bons côtés sans beaucoup parler des évolutions défavorables de la condition des femmes (même si on ne peut exclure une forme d’ironie).

 

[Yan  Lianke passe sous silence le poids très lourd de la tradition patriarcale et du machisme avéré du régime chinois, dès ses débuts : la femme chinoise a été « libérée » pour pouvoir travailler, à l’égal de ses pairs, à la construction nationale et à l’édification du socialisme et ne plus être un poids mort pour la nation telle qu’elle apparaissait aux yeux des intellectuels éclairés du mouvement du 4 mai.]

 

Yan Lianke aborde le sujet du féminisme, très à la mode en Chine. C’est le sujet qui attire le plus de réactions sur les réseaux sociaux, et en particulier chez les lectrices. Même si Yan Lianke le présente autrement, le livre prend un sens particulier dans ce contexte. Quand on lit les commentaires sur douban, on se rend compte, cependant, que les lectrices n’apprécient pas le féminisme tel qu’il est présenté « Elles ». Dans l’ensemble, beaucoup considèrent qu’il a un « ton paternaliste », en utilisant un terme spécifique d’internet : 爹味 diēwèi, littéralement la « saveur du père », saveur qui a un arrière-goût de supériorité paternaliste, avec une connotation de « donneur de leçon » - comme un homme d’âge moyen conseillant à une femme de 25 ans de se marier sans privilégier sa carrière.

 

On peut trouver dépassées les idées que Yan Lianke expose sur le féminisme, et on comprend que bien des lectrices ne l’aient pas apprécié, surtout venant d’un écrivain qui bénéficie d’un certain statut social et de privilèges, pouvant donner l’impression qu’il est bénéficiaire du système actuel et se croit supérieur. Par exemple, il dit dans « Elles » que, à l’époque, dans sa région d’origine, quand un homme était devenu cadre dans l’armée, les femmes se précipitaient pour l’épouser. Il faut sans doute le prendre au deuxième degré, mais cela garde aujourd’hui une connotation péjorative pour les femmes. D’où la réaction négative de beaucoup de lectrices.

 

Enfin, comme pour LLP, les dernières histoires du livre ont un peu rattrapé l’impression négative que MRC avait eue début. Ces histoires parlent de violences conjugales, de divorces liés à la vie sexuelle, d’homosexualité, ou encore d’une femme de son village, très coquette et propriétaire de nombreux produits de luxe. Ce sont des sujets jugés plus intéressants car ils brisent un peu les clichés sur son village, et sur les paysans en général, clichés qui recoupent ceux sur les gens de différentes régions de Chine, et les gens du Henan en particulier.

 

         Ø  Lingling rebondit sur le statut des femmes, en soulignant que Yan Lianke ne se définit pas comme « féministe », justement, et se défend même de l’être, en soulignant tout ce qu’il y a de lâche en lui, avec beaucoup d’authenticité. Il montre comment il a « plié les genoux » devant les conventions sociales, et a accepté les faveurs de sa 2ème sœur, qui a renoncé à poursuivre ses études pour que lui puisse le faire – comme cela se faisait couramment dans les familles paysannes à l’époque.

 

Au début, tous les récits de rencontres féminines n’ont suscité chez elle aucun sentiment d’empathie. Mais finalement, Yan Lianke a bien montré que, tout au long de l’histoire, les femmes mènent une lutte constante. Quant à l’histoire de la petite fille, il ne faut pas la considérer dans le contexte des débats actuels ; elle montre surtout le pouvoir d’imagination de l’enfant et sa vivacité, dans un environnement où elle est choyée et entourée de l’amour familial, ce qui lui donne un sentiment de sécurité, permettant une certaine liberté. Elle est typique de la nouvelle génération.

 

Ø  W. Lei a bien aimé les deux livres dont elle a tout particulièrement apprécié le style d’écriture, très vivant et visuel.

Ainsi :

Ex. 1 : La décision de quitter l’armée et de retourner au pays natal est expliquée par un monologue intérieur dans le train : en le lisant, Lei avait l’impression d’assister à une scène de théâtre en un acte, les passagers devenant des figurants en arrière-plan. (Elles, « La première rencontre arrangée »).

Ex. 2 : L’image de la grande sœur lisant dans la cour, d’une beauté sensible, comme l’écrit l’auteur : « une scène digne d’une peinture à l’huile ou d’une sculpture portant les titres de calme, lecture, temps, humanité heureuse. » (Elles, « Les lectures de la grande sœur »).

Ex. 3 : La scène de confrontation entre le père et le troisième oncle rappelant la scène finale de l’assassinat dans le film « Un matin couleur de sang » (《血色清晨》) de Li Shaohong (李少红: par peur et lâcheté, la foule assiste passivement au crime sans intervenir. Heureusement, dans le livre de Yan Lianke, un villageois s’est interposé, évitant ainsi le drame. (Elles, chap. II, « Ma belle-sœur »)

Ex. 4 : Le chapitre « La jeune Jianna » est riche en péripéties, avec des personnages naïfs et adorables, l’ensemble évoquant les films d’animation de Hayao Miyazaki ou encore le film français Jeux d’enfants. (L’enfant de Tianhu, chapitre 3)

Ex. 5 : Le chapitre « Le départ » lui a semblé digne d’un film ou d’un jeu vidéo d’aventure pour adolescents avec ses descriptions de paysages, de pensées intérieures, le rythme du récit et les changements de scènes, le tout très cinématographique. (L’enfant de Tianhu, chapitre 5)

 

Les liens familiaux dégagent des valeurs de bonté, de sympathie, d’affection, d’humanité et de sincérité autant dans « Elles » que dans « L’Enfant de Tianhu » :

 

善良和质朴,这本是中国所有乡村共有的美德和品质,可在我们村,它就到了一种极致和经典。(《田湖的孩子》)

« La bonté et la simplicité sont des vertus que l’on retrouve dans tous les villages chinois, mais dans le nôtre, elles atteignent un niveau d’exemplarité. » (L’enfant de Tianhu)

善、美、爱,这是人类赖以存在的最大的根本,可这种高楼地基般的根本,在世界中心的那个村庄,比比皆是,遍地开花,普遍、普通到如家常便饭,每每回忆起来,我都会从梦中笑醒[...](《田湖的孩子》)

« La bonté, la beauté et l’amour sont les fondements essentiels de l’humanité. Et ces fondations, semblables à la base solide d’un gratte-ciel, sont omniprésentes dans ce village au cœur du monde. Elles sont si universelles et ordinaires qu’elles deviennent naturelles, tout comme les repas quotidiens. Chaque fois que j’y repense, je me réveille de mes rêves avec un sourire […]. » (L‘enfant de Tianhu)

 

De même dans « Elles » :

- la grande sœur échange sa magnifique natte, admirée de tous, contre quelques bouteilles de soda jamais goûtées, pour faire plaisir à la famille (Elles, « La natte de la grande sœur ») ;

- la deuxième sœur abandonne l’école pour que son petit frère puisse poursuivre les études (Elles, « Le lycée ») ;

- la mère regrette de ne pas avoir appris à lire plus dans sa jeunesse, tout en souhaitant pouvoir mieux comprendre le monde dans l’écriture de son fils (Elles, « Apprendre à lire et partir au loin ») ; etc.

 

Lei a surtout apprécié toutes les réflexions qui forment une grande partie de ces deux ouvrages, et en particulier dans « Elles » les « digressions » ou « apartés », les fameux liaoyan (聊言), où plusieurs thèmes sont abordés plus ou moins brièvement :

- La vie : entre fatalité et hasard,

- L’esprit de révolte, et l’esprit critique,

- La bonté, et tout particulièrement celle des femmes : « La bonté des hommes les rend souvent impuissants ; celle des femmes leur attire trop souvent le mal ou la tragédie. » (“男人的善良常是无能,女性的善良又最常招来恶或悲剧。”) (Elles, « La première rencontre arrangée)

- Le féminisme, le mariage et les conventions sociales - le chapitre 6  de « Elles » est même entièrement consacré à une réflexion sur la notion du troisième sexe féminin, développant des idées qui peuvent prêter à discussion, mais avec des constats et interrogations de nature universelle, bien au-delà du contexte des femmes chinoises, notamment rurales.

- Le changement : entre développement économique et perte de valeurs, culturelles et morales.

Dans « L’Enfant de Tianhu », l’ancienne muraille du village a disparu, la grande demeure familiale des Song n’est plus, et même les deux arbres centenaires à l’entrée du village Yaogou ont été abattus. Ce qui disparaît, ce n’est pas seulement le paysage, c’est l’Histoire, la tradition et la culture. Mais la suite incite à se demander si ses réflexions ne sont pas d’une ironie déguisée et résignée :

感谢消失,感谢存在。感谢变端和固有在时间里被风吹雨淋的那个仍叫田湖的老村庄。

« Merci à ce qui a disparu, merci à ce qui subsiste. Merci au changement, comme à ce qui a résisté au vent et à la pluie du temps, dans ce vieux village qui s’appelle toujours Tianhu. »

(L’enfant de Tianhu)

 

Mais ce que Yan Lianke écrit sur la perte des vertus des villageois est plus douloureux :

我知道,那个世界的中心,已经不是昨日的那个中心了。它随着中国的变化而变化,与时俱进,人心不古,人们为了钱、欲望而正在快速地丢失着美好的伦理、道德与理性[...]更为重要的是,这样的精神沦丧和流失,已经成为了那儿人们生活的新日常,成为了最日常中的日出和日落,成为了习俗、习惯和血液般的地域文化了。[...]日常的巨变,才是一种最深刻的变化,也才最有中国特色和中国中心的代表性。(田湖的孩子,尾声一)

« Je sais que le centre du monde n’est plus ce qu’il était hier. Il change avec la Chine. Sous l’emprise de l’argent et du désir, les êtres humains perdent à grande vitesse ce qu’il y a de plus précieux : l’éthique, la morale et la raison […] Mais ce qui est plus inquiétant encore, c’est que cette érosion morale est désormais devenue la nouvelle normalité, le quotidien comme le lever et le coucher du soleil, les coutumes, les habitudes, et presque la culture locale comme le sang qui y circule […].Ce changement ordinaire est en réalité le plus profond, le plus représentatif de la Chine contemporaine et de son centre. » (L’enfant de Tianhu)

 

Comme pour se consoler, il enchaîne sur la vitalité de la littérature « de chez lui » et compare les récits de son village, histoires réelles ou transmises oralement, aux plus grandes œuvres de la littérature chinoise et mondiale. Il en tire la conclusion que la littérature rurale a une valeur et une puissance narrative qui la hissent à la hauteur des chefs-d’œuvre classiques.

              

   Ø  Yanzhao a beaucoup aimé « L’enfant de Tianhu », qu’elle a lu en chinois, en se posant beaucoup de questions et en réagissant par empathie, en se rappelant en particulier un souvenir d’enfance qui l’a marquée.

Pour commencer, Yan Lianke a d’abord été soldat, et il s’est appliqué à se faire bien voir de ses supérieurs en rendant mille petits services et en composant des poèmes élogieux. D’où la question : à partir de quand et comment a-t-il « basculé » dans la critique ? La question est d’autant plus significative pour Yanzhao qu’elle-même a suivi un peu le même parcours : quand elle était au lycée, elle pleurait devant les reportages de CCTV et elle n’avait pas de notions de la réalité. Ses manuels scolaires, par exemple, ne comportaient que des lignes sibyllines sur la Révolution culturelle ou sur les événements du 4 juin, et de toute façon leur professeur leur disaient de passer ces pages (ou ces simples lignes) car ce n’était pas au programme de l’examen. Donc, finalement, tout ce qui concernait ces faits restait flou, et complété par l’imagination qui ajoutait beaucoup de violence.

Or, chez Yan Lianke, c’est le contraire : il y a beaucoup de douceur dans ses pages sur la Révolution culturelle ; sous sa plume, les séances de « lutte » (pidou 批斗) ont un côté humain, touchant. Mais ce qui l’a surtout frappée, ce sont les pages sur le défilé des mangues.

 

[Ce fut une véritable folie dont l’origine varie selon les sources : d’après Yan Lianke, elle aurait suivi le passage à Pékin, en 1968, du président du Congo laissant en cadeau au président chinois un panier de mangues ; selon une version devenue officielle, ce serait le ministre des Affaires étrangères du Pakistan, en visite à Pékin début août 1968, qui aurait fait don des mangues. Comme Mao ne les avait pas mangées mais en avait fait don à un groupe de jeunes révolutionnaires qui avaient investi l’université Qinghua, on en avait fait une image de l’amour du président pour son peuple et elles étaient devenues de véritables fruits sacrés, objets de culte (mangguo chongbai 芒果崇拜). Pendant un an, le pays tout entier se mit à organiser des convois de mangues venues de Hainan et le peuple fut convié à venir les acclamer sur leur passage. ] 

 

 

Affiche de propagande de 1969 montrant un défilé

 de travailleurs arborant une assiette de mangues

 

 

Yan Lianke décrit un défilé de ce genre, sur le passage d’un convoi de mangues, un matin à la fin de l’été dans son village de Tianhu. Il s’était mis en tête de sa classe pour bien voir, mais ne se souvient de rien, sauf de la véritable marée humaine et des acclamations, de l’attente des mangues qui n’arrivaient pas… Ces pages ont rappelé à Yanzhao une expérience similaire vécue en 1993, alors qu’elle était toute petite, dans son village en bordure du désert de Gobi. Son école a organisé une grande manifestation pour les cent ans du président Mao [né le 26 décembre 1893]. Elle s’est mise sur son trente-et-un et a ainsi passé toute la journée à faire le pied de grue, sans en garder aucun souvenir, sauf qu’en rentrant chez elle le soir, elle s’est effondrée en pleurs, terrassée par la faim.

 

Souvenir vivant qui montre l’empathie que peut susciter un livre de Yan Lianke, outre les questions sur les sujets abordés. Ces sujets, féminisme en tête, ayant entraîné de vives discussions, la séance s’est terminée… à 22 heures.

 

Nous nous sommes égaillés non sans nous être donné rendez-vous au 2 juillet pour une ultime réunion estivale, hors programme et chez Marion, pour discuter à bâtons rompus, de la littérature qui nous tient à cœur, et de divers projets dont un en cours d’élaboration.

 


 

Prochaines séances

 

Le mercredi 2 juillet

 

Hors programme.

Chez Marion (précisions suivent)

 

Le mercredi 17 septembre

 

Retour à la librairie Le Phénix pour la première séance de l’année 2025-2026 consacrée au grand classique :

Au bord de l’eau  Shuǐ hǔ Zhuàn《水浒传》

- Plutôt dans la version de Shi Nai’an (施耐庵) éditée par Luo Guanzhong (罗贯中), traduite et annotée par Jacques Dars (Gallimard, coll. La Pléiade, 1978, 2 tomes).

Édition bilingue (en 6 volumes) : éditions Waiwen chubanshe (外文出版社), 2011.

- Sinon la version de Jin Shengtan (金圣叹), réduite à 70 chapitres et un prologue, également traduite par Jacques Dars (Folio, 1978/1997, 2 tomes).

 

Les 120 chapitres () du texte original :

- caractères simplifiés

https://zh.wikisource.org/zh-hans/%E6%B0%B4%E6%BB%B8%E5%82%B3_(120%E5%9B%9E%E6%9C%AC)

- caractères traditionnels

https://ctext.org/wiki.pl?if=gb&res=47184&remap=gb

 

Le roman est long, certes, mais l’intérêt ne faiblit pas.

Guide de lecture en préparation.


 

[1] Ce qui correspond à l’évaluation des lecteurs chinois sur douban : 8.2 pour « L’Enfant de Tianhu », 7.7 pour « Elles ».

[2] Il y a d’ailleurs des références à ce premier ouvrage dans « Elles », par exemple au chapitre III, dans l’épisode sur la troisième tante.

[3] Traduit en anglais par Carlos Rojas, sous le titre « Three Brothers, Memories of my Family » (Chatto & Windus, 2020). Carlos Rojas a enchaîné avec la traduction de « Plus dur que l’eau » ( Jiānyìng rú shuǐ 《坚硬如水》), aussitôt également traduit en français, dont il est souligné qu’il s’agit d’un ancien roman, datant de 2001, mais qui a été publié par Picquier comme si c’était une nouveauté, avec donc un effet trompeur quand on le voit sur le site de l’éditeur ou en librairie.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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