Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Histoire littéraire : les sources anciennes

VI. Le Han Fei Zi 《韓非子》

A. Présentation générale

B. Légisme et confucianisme, d’un gouvernement à l’autre

par Brigitte Duzan, 30 août 2025

 

Le Han Fei Zi (《韓非子》) est l’ouvrage le plus complet qui nous soit parvenu de la pensée légiste telle qu’elle a été élaborée par Han Fei au 3e siècle avant J.C., à l’apogée de la période des Royaumes combattants. C’est le système de gouvernement « par les lois » instauré d’abord par Ying Zheng (嬴政), dans le royaume de Qin (Qin guo 秦国) ; fondé sur un principe d’encadrement draconien de la population visant à « enrichir l’État et renforcer l’armée » (fùguó qiángbīng 富国强兵), cet « art de gouverner » lui permit d’éliminer ses rivaux et d’établir un Empire unifié fondé sur les mêmes principes.

 

 

Les Royaumes combattants à l’époque de Han Fei 

 (carte Comses) 

 

 

1/ Han Fei et son époque

 

Han Fei n’était pas le premier à concevoir un tel système ; il a surtout systématisé des modes de gouvernement qu’avaient mis au point des prédécesseurs illustres : Guan Zhong (管仲), ministre et conseiller du duc Huan de Qi (Qi Huangong 齐桓公) au 7e siècle avant J.C., Shang Yang (商鞅), conseiller du duc Xiao de Qin (秦孝公), au 4e siècle av. J.C., auxquels il faut ajouter Shen Buhai (申不害) et Shen Dao (慎到).

 

Les deux premiers nous ont laissé des ouvrages à leur nom, mais la grande différence avec le livre de Han Fei, c’est qu’ils sont essentiellement théoriques, aussi sévères que la pensée qu’ils exposent, fondée sur l’idée que la nature humaine est fondamentalement mauvaise et qu’on ne peut la redresser ni tenter de lui inculquer une quelconque morale ; on ne peut donc gouverner le peuple que par l’attrait de récompenses et la peur de châtiments terrifiants.

 

C’est ce que préconise le Han Fei Zi (《韓非子》), anecdotes à l’appui, et ce que, à sa suite, souligne entre autres l’ouvrage de Romain Graziani « Les Lois et les Nombres »[1] qui insiste sur l’un des fondements du système : la nécessité d’évaluer et quantifier les ressources et la production afin de pouvoir asseoir précisément les barèmes de récompenses et punitions orientant et motivant la population réduite à sa principale force productive : les paysans. L’ouvrage dissèque en huit chapitres les méthodes de calcul très élaborées, aboutissant à un art de gouverner impersonnel et sans fondement moral, sur la base d’un contrôle permanent et (quasiment) total de la population, et ce jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit d’un absolutisme fondé sur la légitimité du prince en tant qu’émanation de la loi cosmique et selon le principe de spontanéité.

 

Les documents trouvés lors des fouilles archéologiques qui se sont multipliées ces dernières années en Chine sont venus corroborer ce système en apportant des exemples concrets de l’application des principes légistes et en permettant donc d’en apprécier la portée pratique. Mais le Han Fei Zi lui-même fourmille d’anecdotes, savoureuses dans leur sobriété, qui étayent le raisonnement en montrant le chaos et la corruption générale qui régnaient à son époque – un chaos tel que seule une main de fer pouvait en venir à bout. Et le système a refleuri en Chine à chaque période de chaos, pour les mêmes raisons, l’histoire chinoise étant une histoire cyclique fondée sur des références à d’illustres précédents. Le légisme a perduré dans les institutions, mais surtout dans les esprits.

 

Par ses anecdotes, le Han Fei Zi se rapproche d’un roman, et appelle à se pencher sur la notion de pensée philosophique (et politique) comme mode d’expression littéraire, avec tout un jeu de miroirs utilisant des exemples concrets [2]. Une pensée, en Chine plus que partout ailleurs, vaut par la manière dont elle est exprimée, se traduisant in fine en expressions valant slogans [3]. Han Fei nous livre un tableau de la société de son époque, avec ses manœuvres à tous les niveaux, depuis les cuisines où les maîtres de l’art culinaire déploient autant d’astuces tordues pour se débarrasser de leurs adversaires que les ministres au sommet de l’État. Les intrigues dressent les uns contre les autres les membres des clans qui divisent la société, jusque derrière les portes et tentures des chambres des femmes.

 

2/ Des nombres à la lettre, du symbole à la réalité.

 

Tout commence par la formule « Enrichir l’État, renforcer l’armée » (fùguó qiángbīng 富国强兵) inscrite en 2012 en tête des valeurs fondamentales du régime chinois sous sa forme condensée, résumée à ses deux principaux caractères : fùqiáng (富强) [4].

 

L’homme d’abord, dit Guan Zhong

 

Dans ce but, le souverain repose sur une population divisée en quatre groupes : les hommes éduqués de l’élite, ministres et conseillers ou se voulant tels  (shì ) ; les paysans (nóng /) qui forment la masse laborieuse – ce sont ceux qui travaillent les champs (écrit ) avec une houe  ; les artisans (gōng ) et les marchands (shāng ). Cependant, les seuls fiables, que l’on peut exploiter car étant attachés à la terre, sont les paysans, appelés au besoin à devenir soldats en troquant la charrue pour l’épée. C’est une classification qui date du Guanzi (《管子》) mais qui n’a pas changé pendant tout l’empire, les marchands étant relégués au bas de l’échelle sociale, avec des nuances selon les auteurs [5].

 

Cependant, le Guanzi commence par un premier chapitre – Mùmín 牧民 ou « Berger du peuple » – qui en expose le concept fondamental : il faut donner la priorité au peuple et à son bien-être comme le fait un berger veillant sur son troupeau. C’est d’abord en enrichissant le peuple que le souverain pouvait enrichir l’État selon Guan Zhong, d’où la formule qui a été reprise par Mencius et bien d’autres : prendre l’homme comme fondement, le mettre au centre de ses préoccupations (yǐ rén wéi běn  以人為本/以人为本). Il s’en dégage un sentiment de paternalisme bienveillant qui n’a rien de légiste. Ce qui l’est, c’est la rigueur de l’organisation sociale à des fins productives.

 

L’agriculture d’abord, dit Shang Yang

 

 

La statue de Shang Yang

 

 

Dans la production, Shang Yang distingue une production essentielle (běn ) d’une production qui ne l’est pas, c’est-à-dire secondaire ( ) – étant étymologiquement l’opposé de la racine běn (par exemple la tête de l’arbre), c’était, selon la tradition, tout ce qui n’était pas la production agricole, soit l’artisanat et le commerce :

                古代称农为本nóng wéi běn反本为末fǎn běn wéi mò,即工商业 gōng shāng yè.

Autrefois on disait que l’agriculture était l’essentiel, et ce qui ne l’était pas secondaire, c’est-à-dire l’artisanat et le commerce.

 

Encore faut-il distinguer les marchands relativement stables car disposant d’une boutique ou au moins d’un étal au marché ( /) des shāng toujours en voyage [6]. Ce qui est problématique, chez les marchands, dans le système légiste, c’est leur caractère général de population itinérante (yóu /), ce qui en fait une menace pour la stabilité sociale et les rend difficiles à contrôler et à  taxer. C’est la paysannerie qui fait la richesse de l’État, d’où la politique visant à attirer celle des États voisins, comme le préconise Shang Yang (chapitre Lái mín 来民). Mais ce monde paysan doit aussi constamment être sur le pied de guerre, les instruments aratoires (nóng qì 农器) devant naturellement se convertir en instruments de guerre, et l’encadrement de la population correspondant à l’organisation de la soldatesque en brigades.

 

Dans ce monde cloisonné, la population ne pouvait que vivre frugalement, selon l’idéal mohiste, mais perverti car il n’englobe pas le souverain comme chez Mo Zi (墨子) dont l’ouvrage comporte tout un chapitre consacré à « Renoncer aux excès » (cí guò 辭過/) [7]. Si les légistes ont perverti cet idéal, souligne R. Graziani (p. 96), c’est parce que, contrairement aux Mohistes qui voyaient dans le peuple (mín ) l’incarnation de l’intérêt public dans un sens de justice sociale, les légistes, eux, ont procédé à une distinction entre le souverain identifié comme représentant l’intérêt général et collectif (gòng ) et le reste de la population qui ne pouvait avoir que des désirs privés et égoïstes ( ). Le peuple devait donc logiquement être freiné dans ses désirs d’enrichissement pour qu’il se consacre pleinement au travail productif, travail de la terre ou la guerre au besoin.

 

En poussant le raisonnement plus loin [8], on peut imaginer une série d’oppositions liant morale et intérêt, la tradition (confucianiste) associant les activités « secondaires », c’est-à-dire non agricoles ( ), à l’intérêt, ce qui relève du profit ( ), alors que l’agriculture en tant que production essentielle (běn ) est liée à la droiture morale ( /). D’où il découle que c’est en favorisant l’agriculture que l’on peut avoir une économie gouvernée selon des principes moraux. C’est une véritable idéologie agraire qu’ont élaborée les légistes, mais elle a été reconvertie par les lettrés confucéens selon leurs propres principes moraux.

 

Idéologie agraire et contrôle social

 

Raisonnement démagogique de pure hypocrisie dénoncé par Étienne Balazs dans son étude sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle [9] où il montre que marchands et lettrés avaient en fait des liens d’intérêt en contradiction avec cette doctrine : si le marchand gênait le lettré, explique-t-il, c’est parce qu’il échappait à la division traditionnelle de la société entre une caste bureaucratique dominante (littéralement ‘ceux du dessus, d’en haut’ : shàng ) et une masse d’exécutants (le bas de l’échelle sociale : xià ). Mais c’est justement ce conservatisme social excluant le marchand qui a bloqué le processus d’accumulation du capital commercial ; seuls étaient possibles les placements usuraires. Le lettré est devenu propriétaire foncier et usurier.

 

L’empereur Hongwu (洪武), fondateur de la dynastie des Ming au 14e siècle, est revenu vers ces idéaux de frugalité et de stabilité de l’économie agraire en décrétant que la stabilité politique repose sur le soutien à l’agriculture et la répression du commerce. En même temps, dans le cadre de ses réformes de 1370, il a instauré le système du lǐjiǎ (里甲) inspiré des structures mises en place par Guan Zhong, puis Shang Yang et les légistes à leur suite. Dans le traité « À l’intérieur des frontières » (Jìng nèi《境內》) du « Livre du Prince Shang » (《商君書》), les hommes sont organisés par groupes de cinq, comme au combat ; si l’un se fait tuer, les quatre autres sont décapités, mais si l’un d’eux revient avec une tête, il est exempté d’impôts. Une victoire se mesure en nombre de têtes capturées. La vie agricole est ainsi militarisée.

 

L’empereur Hongwu reprend le système : les foyers ruraux sont regroupés en unités de 110 (réduits ensuite à 100) constituant un « village » ( ) dont les membres sont responsables collectivement ; les foyers sont enregistrés dans des « registres jaunes » (huáng cè 黃冊 /黄册) sur la base desquels sont calculées la corvée, les taxes et les diverses tâches de service public incombant aux chefs de villages. Le statut de chacun était héréditaire, y compris pour les soldats.

 

C’était une variante du système du bǎojiǎ (保甲) instauré par le réformateur Wang Anshi (王安石) sous les Song du Nord, au 11e siècle – le terme de bǎo (défendre, protéger) soulignant l’objectif de maintien de l’ordre et d’organisation de la défense territoriale, ensuite étendu à la collecte des taxes.

 

Mais, pour exercer un contrôle adéquat de la population et de la production, encore fallait-il les chiffrer. D’où l’intérêt des techniques de calcul.

               

La militarisation par les nombres

 

Les nombres dépassent largement l’utilisation pratique qu’en ont fait les légistes ; ils ont dans la culture chinoise une valeur symbolique qu’a amplement analysée Marcel Granet dans son ouvrage fondamental sur la pensée chinoise[10]. Mais, chez Granet, les nombres sont plus des valeurs qualitatives que quantitatives, et il le souligne : « Pour les Chinois, les Nombres sont remarquables, à la façon des Emblèmes » (début du chapitre III) ; ils ont une fonction classificatoire et un pouvoir descriptif.

 

 

Marcel Granet, La pensée chinoise

 

 

Rien de tout cela chez les légistes, ou très peu. On est ici dans le concret et le pratique, ce que Granet appelle « Les recettes de gouvernement » dans son livre IV sur « Sectes et Écoles ». Graziani tire la couverture à lui en retenant du chapitre de Granet sur les légistes (chap. 4 : « L’art de légiférer ») que « le maître mot dans l’administration des hommes et des choses est le rendement », plus exactement : « Ce qui justifiait l’empire de l’Étiquette, c’est l’Efficace qu’on lui prêtait. Ce qui autorise à déclarer la loi souveraine, c’est le rendement effectif (gōngyòng 功用) de la pratique administrative quand elle s’appuie sur des lois. » (La pensée chinoise, p. 373) -  gōngyòng c’est-à-dire son utilité pratique.

 

Utilité pratique à mesurer et chiffrer, au-delà de la schématisation symbolique du monde esquissée dès le « Livre des documents » (Shangshu《尚书》) et de « l’effet d’ordre » résultant de l’association des formes et des choses à des nombres. Le nombre, c’est « le point de contrôle » sur les choses, à commencer par le terrain militaire, comme le souligne le premier traité de science militaire qui nous soit parvenu, datant du 6e siècle avant J.C. : « L’art de la guerre » (Sūn Zǐ bīngfǎ 《孙子兵法》) de Sun Zi (孫子/孙子).

 

Dès le premier chapitre, l’auteur lance l’idée, nouvelle pour l’époque, que la suprématie au combat ne dépend pas de la taille des armées ni de leur valeur martiale, mais de la connaissance précise des forces en présence sur le terrain et de l’exploitation rationnelle et intelligente de ces données chiffrées. Au chapitre 5, « Puissance stratégique » (Bīngshì 兵勢), il est dit :

                亂生於治,怯生於勇,弱生於強。治亂,數也;勇怯,勢也;強弱,形也。           

Le chaos naît de l’ordre, la lâcheté du courage, la faiblesse de la force. Ordre et chaos sont question de nombre ; courage et lâcheté question de situation ; force et faiblesse question de forme.

 

La quantification passe par des procédures précises (chap. 4 : « Formations militaires » Jūn xíng 軍形) :

兵法:一曰度,二曰量,三曰數,四曰稱,五曰勝。地生度,度生量,量生數,數生稱,稱生勝。

L’art de la guerre : 1/ mesurer ( ), 2/ évaluer (liáng ), 3/ dénombrer (shǔ ), 4/ peser (chēng ), 5/ remporter la victoire (shèng /). C’est sur le terrain que l’on prend la mesure, la mesure donne une estimation des quantités et la quantité donne le nombre, qu’il s’agit de peser pour obtenir la victoire.

 

Ces procédures sont adaptées à la vie agricole par Shang Yang, donnant naissance à la pratique des inventaires chiffrés pour gouverner les royaumes. Il précise même la composition idéale du territoire, entre forêts, lacs, marais, rivières, routes, bonnes et mauvaises terres. Les chiffres ne sont plus des séries symboliques mais statistiques, comportant des normes à respecter, sauf à s’exposer à des punitions proportionnelles, les retards des messagers ou des convois de condamnés, par exemple, le trajet étant chronométré. On le voit à plusieurs reprises dans le roman « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan《水浒传》).

 

R. Graziani cite l’exemple du recueil de normes fixées pour les artisans que l’on a trouvé dans les fiches sur bambou exhumées en 1975 de la tombe n° 11 du site archéologique de Shuihudi, dans le Hubei (Shuìhǔdì Qínmù Zhújiǎn 睡虎地秦墓竹简), un site exceptionnel d’une immense valeur documentaire mais aussi artistique, pour le style de calligraphie et l’art de la reliure [11]. Ce sont des documents qui datent du début du 3e siècle avant J.C. et sont précieux pour comprendre les lois et règlements administratifs de la période des Royaumes combattants dans l’État de Qin, vers l’époque de Han Fei. Les plus importants sont les statuts légaux concernant les procédures administratives de contrôle des résultats (xiào 《效(律)》), y compris des procédures mathématiques complexes [12], et celles sur les corvées et le travail forcé  (yáo 《徭律》), avec « les normes de productivité pour les travailleurs » (gōngrén chéng《工人程》) – normes qui concernaient aussi les femmes condamnées aux travaux forcés dans des ateliers d’État : elles devaient fournir un travail égal à la moitié de celui d’un homme dans le même atelier, avec barèmes dégressifs pour les travaux en alternance sur une même tache et pour les mineures ! Tout était pris en compte, y compris la durée du jour en été et en hiver…

 

 

Les fiches sur bambou de

la tombe n° 11 de Shuihudi

 

 

 

Reconstitution de la tombe avec les fiches soigneusement

reliées et rangées autour du corps

 

 

Tout est posé en termes de proportions : rétributions proportionnelles au travail fourni, travail proportionnel à  la longueur du jour, peines proportionnelles aux fautes et délits, etc. Cette idée est suggérée par le terme même qui désigne ces règlements et procédures : . Il désignait en effet, à l’origine, les rapports numériques entre les tubes musicaux de la théorie musicale chinoise [13].

 

L’art et la magie du chiffre : du slogan à la liste

 

La primeur des nombres pour l’appréhension du réel, et la vie pratique, se retrouve dans l’établissement du calendrier, l’astrologie et les techniques de divination ; on choisit encore aujourd’hui les jours « favorables » pour les démarches de la vie courante.  Magie du nombre que l’on retrouve dans les formules chiffrées des slogans politiques chinois, procédé mnémotechnique que l’on trouve déjà dans le Han Fei Zi :

- chap. 7 : Deux « poignées » (èr bǐng 二柄) pour « tenir le peuple » et donc le gouverner, c’est-à-dire châtiments   et récompenses,

- chap. 9 : Les huit « infamies » ( jiān 八姦), qui définit la traitrise et la corruption comme étant en premier lieu le fait de « ceux qui partagent la même couche » (同床), le caractère désignant (visuellement) la débauche ;

- chap. 10 : Les dix fautes (shí guò 十過/) ;

- chap. 16 : Les trois précautions (sān shǒu 三守), c’est-à-dire les manquements dont il faut se garder, en veillant à ce que les règles soient respectées (shǒu ) ;

- chap. 46 : Les six contrariétés (liù fǎn 六反) qui désignent six types de personnages loués pour leur talent, leur sagesse, leur érudition, leur éloquence, leur courage et leur honneur, mais qui sont en fait tout le contraire, des hypocrites, stupides et trompeurs, qu’il s’agit de démasquer ;

- chap. 47 : Les huit fausses apparences (bā shuō八說) et chap. 48 : Les huit canons (bā jīng 八經),

- chap. 49 : Les « cinq vermines » (wǔ dù五蠹) à éliminer, comme « les quatre nuisibles » (sì hài 四害) ou les « cinq catégories noires » (hēi wǔ lèi 黑五类) de l’ère maoïste.

 

« L’art de la guerre » n’est pas en reste : il donne (chap. 3) « trois raisons pour lesquelles un souverain devrait s’inquiéter pour son armée » (故君之所以患于军者三) et « cinq facteurs pour prédire la victoire » (故知胜有五), (chap. 11) « neuf sortes de terrains » (九地) pour un combat, etc. En fait, tous les traités militaires et politiques de la Chine ancienne procèdent de même, les chiffres ayant pour eux de susciter la curiosité et d’inciter à rechercher ce qu’ils cachent, et révèlent à la fois.

 

La période maoïste a poursuivi l’extermination des « vermines », dans la droite ligne du Han Fei Zi : « Que cent fleurs s’épanouissent » (百花齐放) en 1956, campagne suivie d’une répression menée selon des quotas arbitrairement fixés par Mao, mais devenant ainsi normes absolues, « Exterminer les quatre nuisibles [14] » (Chú sì hài 除四害), en 1958, au début du Grand Bond en avant, « Détruire les quatre vieilleries » (破四旧) en 1966, au début de la Révolution culturelle, etc. Chaque fois, les normes deviennent obligation morale aussi bien que pratique, la réalité devant se calquer sur les chiffres proclamés et non plus l’inverse, créant un monde fictif qui est une véritable dictatures des nombres.

 

 

Chú sì hài 除四害, poster 1958

 

 

On pourrait de même dresser un tableau synthétisant par leurs slogans chiffrés les politiques des dirigeants chinois de l’ère post-maoïste, à partir de Hua Guofeng (华国锋) proclamant en février 1977 vouloir suivre les « Deux sans exception »  (Liǎng gè fán shì 两个凡是) : les décisions de Mao et ses directives. Deng Xiaoping a  ensuite proposé des slogans plus classiques, en quatre caractères : « émancipez vos esprits, recherchez la réalité dans les faits » (解放思想, 实事求是), « s’enrichir est glorieux » (zhìfù guāngróng致富光荣), mais il a quand même forgé le concept des « Quatre modernisations » (sìgè xiàndàihuà 四个现代化) et celui de « Un pays, deux systèmes » (yī guó liǎng zhì 一国两制) appliqué à Hong Kong à partir de 1997… jusqu’en 2020.

 

 

Luttez d’arrache-pied pour réaliser les « Quatre modernisations »
为实现“四个现代化”而努力奋斗 
(Affiche de septembre 1978, coll. Landsberger)

 

 

Jiang Zemin (江泽民) a poursuivi en 2000 avec « Les trois représentent » (sāngè dàibiǎo 三个代表), développé dans son discours de 2002 pour le 80e anniversaire de la fondation du Parti. Hu Jintao (胡锦涛) a lancé en 2005 le concept de « société harmonieuse » (和谐社会), mais il l’a complété en  2007 par « Les trois suprêmes » (sāngè zhìshàng 三个至上) pour contrôler le domaine judiciaire (les juges doivent toujours considérer comme « suprême » la cause du Parti, l’intérêt du peuple ainsi que la loi constitutionnelle) et en 2012 par « Les deux voies à ne pas prendre » (两个不走) : la vieille voie de l’enfermement et de la rigidité, et la voie mauvaise des changements d’allégeance. Il restait à Xi Jinping à reprendre l’idée de « cinq mille ans de civilisation chinoise » (中华文明五千年) et faire miroiter « le rêve chinois » (中国梦), qui est en train de se fracasser… sur les chiffres de l’économie et de l’emploi : la réalité refuse de se plier à ce qui reste un rêve, et la synthèse des nombres comme emblèmes symboliques et comme éléments de maîtrise quantifiée du réel reste de l’ordre de l’imaginaire.

 

Reste la loi ( ) comme outil de pouvoir, avec tout ce que le terme comporte d’ambiguïtés.

 

3/ Le gouvernement par la loi et ses limitations en Chine

 

Les Légistes rejoignent les Confucéens dans la même idée de la nécessité du contrôle social, la différence étant que, pour les premiers, ce contrôle passe par des procédures mécaniques imposées de l’extérieur, tandis que, pour les seconds, il est assuré par des rites intériorisés relevant de la tradition ancestrale. Quand on parle de loi ( ), il s’agit à l’époque de code pénal.

 

La répression par la loi

 

Les premières lois écrites, à l’usage du peuple, sont accueillies par une véritable fronde de la noblesse : après une première tentative de codification dans l’État septentrional de Jin (), au 7e siècle avant notre ère, c’est dans le petit État de Zheng (鄭國/郑国), au centre de la plaine du nord, au 6e siècle avant J.C., que le premier ministre Zi Chan (子產/子产) eut le premier l’idée de faire inscrire les lois sur des chaudrons de bronze pour les faire connaître du public – initiative qui déclencha aussitôt une vague de critiques, prédisant que le peuple s’emparerait des lois pour multiplier les litiges et tenter d’en tirer profit, et qu’il deviendrait ainsi ingouvernable.

 

C’est ce qui transparaît dans le « Commentaire de Zuo » ou Zuo Zhuan (《左传》) des « Annales des Printemps et Automnes » (《春秋》). Dans ce commentaire, c’est le rite (lǐ  //) qui est mis en avant pour assurer l’ordre social [15]. Et c’est ce qui est préconisé par le signataire d’une lettre à Zi Chan restée célèbre, s’élevant contre la publication urbi et orbi des lois pénales instaurées dans l’État. Elle est citée in extenso dans le commentaire :

 

Règne du duc Zhao (541-510, 6ème année/ 《昭公六年》) :

[Dans la 6ème année], le 3ème mois, l’État de Zheng fit graver son code pénal [dans le bronze]. Shu Xiang écrivit une lettre à Zi Chan pour le mettre en garde (三月,郑人铸刑书,叔向使诒子产书曰) [16] :

« Dans le passé, les anciens rois passaient des lois après en avoir discuté et n’imposaient pas de châtiments. Ils craignaient que le peuple développe un esprit querelleur et soit impossible à contrôler. […] Ils leur enseignaient la loyauté, les incitaient à bien faire, leur inspiraient le goût du travail assidu, s’assuraient qu’ils vivaient dans l’harmonie, les traitaient avec respect, [mais] les gouvernaient avec force et décidaient avec fermeté. [Il faut] un souverain sage et loyal, […] qui règne par la bienveillance et la douceur, pour que le peuple lui fasse confiance et s’en remette à lui, sinon c’est le chaos. »

 

La lettre poursuit en citant les anciennes dynasties : c’est quand la politique a créé le chaos qu’ont été créés les châtiments, pour tenter d’y remédier. Et Shu Xiang prédit la fin de l’État de Zheng, qui sombra effectivement dans le chaos. Mais le modèle fit aussitôt des émules. Une vingtaine d’années plus tard, en 513 avant notre ère, l’Etat de Jin fait graver dans le métal son code pénal, le « Livre des Châtiments » (Xíng shū 刑書/ 刑书), et Confucius lui-même s’élève contre cette initiative, en reprenant les mêmes arguments que ceux avancés par Shu Xiang – dûment notés aussi dans le « Commentaire de Zuo » (Règne du duc Zhao, 29ème année《昭公二十九年》).

 

C’est ainsi que les États des Printemps et Automnes ont peu à peu abandonné les rites en faveur des lois, et des lois écrites. Au début de la période des Royaumes combattants, dans l’État de Wei (魏国), issu de la partition de Jin, est rédigé un « Classique des lois » ( jīng 法經/法经) attribué à Li Kui (李悝), qui l’aurait compilé à partir de textes de lois de différents autres États. Ce classique, daté du début du 5e siècle avant J.C., servit de modèle aux codes ultérieurs et aurait influencé Shang Yang, puis Han Fei. L’État de Chu (楚国) ouvrit ensuite une autre brèche : sous le règne du roi Dao (楚悼王), le général et grand stratège Wu Qi (吳起/吴起) révoqua les titres de noblesse en appliquant aux nobles le principe de la solidarité pénale (liánzuò 連坐/连坐), comme tout le monde. Ce qui valut à Wu Qi d’être mis à mort avec tout son clan lorsque, lors des funérailles du roi Dao, des archers tirèrent sur lui mais touchèrent le corps du roi derrière lequel il s’était protégé : il fut victime de la loi de solidarité qu’il avait lui-même instaurée, dans ce cas pour lèse-majesté. Il rejoint la cohorte des ministres légistes victimes de leurs propres lois.

 

La sécurité par la loi ?

 

Publiée et diffusée, la loi s’appuie sur des procédures automatiques liées à l’établissement de normes chiffrées, uniformes sur la totalité du territoire, entraînant la dépersonnalisation du pouvoir et celle des relations sociales, loin de l’image du pater familias dans la cité. La loi devient ainsi un outil dans le processus de centralisation autoritaire de l’État. Si égalité il y a en Chine, c’est dans l’application des lois, et ce sous couvert de lutte contre la délinquance et aujourd’hui le terrorisme, pour la sécurité de chacun, dans un processus parallèle de standardisation des modes de vie en milieu urbain.

 

On est toujours dans l’objectif d’ « enrichir l’Etat, renforcer l’armée », mais l’ennemi est devenu tout aussi impersonnel que le pouvoir. Le système ne peut empêcher les dérives dues à l’inévitable gabegie humaine, et la recherche de l’intérêt personnel que cherchait à combattre Han Fei. L’autoritarisme centralisé est aussi corruption généralisée, entraînant un cercle vicieux de contrôles et de représailles, la fascination abstraite pour la loi entraînant une sorte de fétichisme utopique détournant du réel et de la pratique concrète du pouvoir ; car celui-ci repose alors sur une administration tentaculaire favorisant toutes les fraudes et spoliations – y compris l’usurpation du pouvoir lui-même par les brigands d’envergure, protégés par le système même visant à assurer la sécurité du royaume, comme le rapporte – ironiquement –  le Zhuangzi en citant, dans le chapitre 10, l’histoire de l’usurpation du trône de Qi par Tian Chengzi (田成子) après son assassinat du duc Jian de Qi (齊簡公) en 481 avant notre ère [17].

 

La précision minutieuse des lois ne fait qu’aggraver les sentences, mais ne protège pas contre la fraude, ce qui conduit le Zhuangzi, dans ce même chapitre 10, à rejeter en bloc tous ces règlements, contrats et lois afin que, libéré, le peuple retrouve sa « nature originelle ». C’est un véritable cri de révolte contre les prétendus « sages » et leurs codes de lois qui ne font en fait qu’asseoir leur puissance et leur autorité : quand naît un sage naît en même temps un bandit (圣人生而大盗起).

 

Mais Zhuang Zi était un anarchiste. Il n’a pas laissé de modèle de gouvernement.

 

Le retour du confucianisme

 

D’où le retour du confucianisme qui, depuis les Han, a permis d’enrober les procédures légistes d’un semblant de rituel assorti du regard bienveillant de l’autorité pour les rendre plus acceptables. Retour du confucianisme dans les années 1980 (en Chine et dans toute l’Asie du Sud-Est), après plus d’un siècle de mise à l’écart, puis de tentative radicale d’éradication pendant la Révolution culturelle. Retour à la tradition, mais revisitée, car comme le dit le Han Fei Zi, les temps changent et il faut changer avec eux.

 

Retour qui a suscité une floraison de textes et d’ouvrages et a été le thème des trois premiers cours d’Anne Cheng au Collège de France : « Confucius revisité : textes anciens, discours nouveaux ».

 


 

À lire en complément

 

L’ouvrage magistral de Léon Vandermeersch : La formation du légisme, recherche sur la constitution d’une philosophie politique caractéristique de la Chine ancienne, réimpression de l’EFEO, 2000. À consulter sur Gallica.

 


 

[1] Romain Graziani, Les Lois et les Nombres, Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2025.

[2] Comme l’a relevé Jean Levi dans son ouvrage « Réflexions chinoises : Lettrés, stratèges et excentriques de Chine », Albin Michel, 2011.

[3] Il est donc dommage de s’en tenir à la pensée en occultant son expression, même si l’on s’adresse à un lectorat « non spécialiste de la Chine », comme le souligne Romain Graziani dans l’ « avertissement » figurant en guise de préambule au tout début de son ouvrage. Le pinyin est insuffisant à noter les subtilités de la pensée, C’est le caractère qui détient très souvent la clé de la pensée exprimée de manière synthétique. On peut regretter que l’ouvrage n’ait ni glossaire ni index ni bibliographie récapitulative à la fin.

[4] Le slogan a été repris par les Japonais pendant l’ère Meiji (Fukoku kyōhei).

[5] Et dans la Chine populaire, les artisans étant devenus des ouvriers, l’Armée Rouge était une armée de travailleurs et de paysans (gōngnóng hóngjūn工农红军), la partie noble, c’est-à-dire productive, de la population.

[6] On trouve le terme dans le Han Fei Zi sans connotation négative, ainsi au chap. 49 « Les cinq vermines » (五蠹) : 鄙谚曰:“长袖善舞,多财善贾。 On dit communément : « Ceux qui ont des manches longues sont bons pour danser, ceux qui ont des biens sont bons pour faire du commerce (). »  C’est-à-dire que si on a les ressources, on peut acquérir les compétences pour les faire fructifier et, en s’enrichissant, enrichir l’État.

[7] Ce qui est un appel à restreindre les dépenses somptuaires, comme aujourd’hui tente de le faire Xi Jinping en demandant à limiter les gaspillages au restaurant et dans les banquets.

[8] Comme le fait François Gipouloux dans son ouvrage « Commerce, argent, pouvoir : l’impossible avènement d’un capitalisme en Chine, XVIe-XIXe siècle », CNRS Éditions, 2022 – cité par R Graziani, p. 102, n. 1.

[9] Étienne Balazs, Recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1968.

[10] Marcel Granet, La pensée chinoise, initialement paru en 1934, est axé sur les catégories fondamentales que sont l’espace, le temps… et les nombres (chap. III). Réédité chez Albin Michel avec une préface de Léon Vandermeersch en 1999, puis en livre de poche. On peut le consulter en version numérique sur Gallica.

[11] Calligraphie dite « officielle » et reliure qui va influer sur la reliure des premiers livres.

Voir : https://wapbaike.baidu.com/tashuo/browse/content?id=078f17f93711ee13ca6365b2

[12] Décrites dans les « neuf chapitres sur les mathématiques » (jiǔ zhāng suànshù《九章算術/算术》).

L’autre source archéologique étant le traité de mathématique sur fiches de bambou conservé à l’université de Pékin (北大秦簡《算書》), texte qui donne la primeur aux nombres et à l’art du calcul (shǔ /) plutôt qu’aux textes et à l’art du lettré.

Voir : Zou Dahai, Shuihudi bamboo strips of the Qin Dynasty and mathematics, Brill, 2007.

Et la traduction en français des neuf chapitres : Les Neuf Chapitres : le Classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires, trad. Karine Chemla et Guo Shuchun, Dunod, 2005.

[13] Voir Marcel Granet, La pensée chinoise, III/3 Nombres et rapports musicaux, pp. 174-209.

[14] Mouches, moustiques, rats et moineaux. La campagne contre les moineaux fut particulièrement désastreuse.

[15] Voir Le Traité des rites : canonisation du rituel et ritualisation de la société (ouvrage collectif), Maisonneuve et Larose, 2021. Actes du colloque sur le « Livre des rites » (《禮記》/《礼记》) qui s’est tenu au Collège de France en juin 2018.

[16] Un texte très concis en quasi-totalité en expressions de quatre caractères.

[17] Chapitres extérieurs (wài piān 外篇), 10. « Voleurs de coffrets » (Qūqiè 胠箧).

Après l’assassinat du duc, Tian Chengzi l’a remplacé par son plus jeune frère, le duc Ping (齊平公) et a exercé le pouvoir réel. Cette situation a duré jusqu’en – 386 lorsque, avec l’assentiment de l’empereur des Zhou, l’arrière-petit-fils de Tian Chengzi, Tian He (田和), déposa le souverain en titre, le duc Kang (齊宣公), sous le prétexte habituel que celui-ci était débauché et négligeait les affaires du gouvernement ; il monta sur le trône avec le titre de marquis (hóu ) mais, à sa mort, obtint le titre de duc Tai de Qi (Qí Tài Gōng 齊太公), ancêtre fondateur de la lignée des Tian. C’est ainsi que les commentateurs ont pu dire que c’était certes un vol, mais conformément aux lois. (cf Jean Levi, « Zhuangzi et l’enfer du politique »)

Cette histoire a donné le chengyu :

窃钩者诛,窃国者侯qiè gōu zhě zhū, qiè guó zhě hóu

Qui vole un hameçon finit décapité, qui vole un État est couronné marquis.

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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