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La
littérature féminine en Chine continentale, d’hier à
aujourd’hui (1919-2019)
IV. La littérature de celles « qui n’existent pas » : une vague
souterraine
par Brigitte Duzan, 10 février
2019
Dans la littérature chinoise, si les histoires d’homosexualité
masculine sont notoires, elles sont inexistantes pour ce qui
concerne les femmes. Il faut chercher sous les apparences, entre
les lignes et les non-dits, comme pour déchiffrer un poème
classique. Qualifier certains récits d’« histoires d’amours
entre femmes » relève donc très souvent de l’interprétation, une
même nouvelle pouvant donner lieu à des lectures très
différentes.
Dans la littérature féminine moderne de Chine continentale, les
récits les plus courants sont des histoires d’amitiés très
fortes et de relations exclusives, excluant les hommes, qui
renvoient à une longue tradition de « sororité », en particulier
entre veuves. Dans la littérature contemporaine, cependant, on
trouve quelques nouvelles dont le style et le ton très
personnels concourent à faire de ces récits des histoires très
subtiles de relations féminines d’où se dégage un sentiment
d’infinie tristesse.
1.
Période classique
Dans la littérature classique, à côté de nombreux poèmes
classiques célébrant des amitiés masculines fondées sur une
connivence dans l’appréciation de l’art et de la poésie, il
existe des récits fictionnels dont l’intrigue repose sur une
liaison entre deux hommes, le plus souvent dans une relation
maître-disciple.
-
Amours masculines dans la littérature classique
Dramaturge du 17e siècle et auteur d’un
célèbre roman érotique dans la grande tradition
classique
,
Li Yu (李漁)
a également écrit plusieurs recueils de nouvelles,
dont le premier, comportant douze nouvelles, est
intitulé « Théâtre du silence » (《无声戏》).
Ce sont des nouvelles inspirées d’anecdotes et
écrites en langue vulgaire avec l’humour
caractéristique de l’auteur. La sixième « pièce » de
son « Théâtre du silence » est justement l’histoire
d’un riche lettré qui adopte un jeune garçon d’une
grande beauté dont il est tombé éperdument amoureux
et qu’il « épouse » ; le titre donne aussitôt à
l’histoire une connotation classique : « Un homme du
genre "mère de Mencius" déménage trois fois pour
éduquer son protégé » (《男孟母教合三迁》).
Li Yu a
ajouté une introduction pleine d’humour dans
laquelle il offre une sorte de leçon d’histoire sur
les |
|

Théâtre du silence, rééd. 2018 |
coutumes
homosexuelles (masculines) de l’époque, dont il fait une
tradition « du Sud » - le « mode méridional ». L’histoire
est donc dans la région du Fujian, et elle est datée : elle
se passe sous l’empereur Jiajing des Ming, c’est-à-dire
pendant la période 1522-1566.

Pinhua baojian, éd. 1993 |
|
La tradition semble s’être généralisée par la suite,
en particulier dans les milieux de l’opéra de Pékin.
Un roman du milieu du 19e siècle exalte
l’amour romantique liant des lettrés passionnés
d’opéra et des jeunes garçons spécialisés dans les
rôles féminins : c’est le Pinhua baojian
ou « Miroir précieux pour classer les fleurs » (《品花宝鉴》)
de Chen Sen (陈森),
où le genre devient une notion floue et instable,
les limites entre masculin et féminin apparaissant
comme des constructions essentiellement sociales.
A l’opposé, cependant, on avait également, dans
l’opéra traditionnel, des rôles masculins
interprétés par des femmes : rôles martiaux ou rôles
de lettrés - souvent des femmes déguisées en hommes
pour aller passer les examens impériaux qui étaient
interdits aux femmes, avec des histoires d’amour
inévitables nées de la confusion des genres.
L’exemple le plus célèbre est l’histoire de |
Liang Shanbo et Zhu Yingtai (《梁山伯与祝英台》),
adaptée maintes fois en opéra et portée à l’écran
.
En revanche, les histoires d’amours féminines sont rares, sauf
quelques exceptions, d’autant plus intéressantes.
-
Une comédie de Li Yu
A côté de ces textes connus et de cette tradition
reconnue
,
il est difficile de trouver des histoires du même
genre entre femmes, avec deux exceptions, l’une dans
les « Contes du Liaozhai » ou
« Chroniques
de l’étrange » (《聊斋志异》)
de Pu Songling (蒲松龄)
,
l’autre dans une comédie de Li Yu, justement.
De manière caractéristique, ces histoires ont pour
cadre la famille |
|
.jpg)
Les contes du Liaozhai |
traditionnelle, avec une épouse et un certain nombre de
concubines. La comédie de Li Yu, « La compagne doucement
parfumée » ou Lianxiangban (《怜香伴》),
en est un parfait exemple. Li Yu y décrit les relations
amoureuses entre deux femmes qui nourrissent leurs
sentiments réciproques en s’écrivant des poèmes, dans la
meilleure tradition lettrée : Cui Jianyun (崔笺云),
digne épouse d’un lettré, rencontre, dans le temple où elle
est allée brûler de l’encens, la jeune Cao Yuhua (曹语花),
de deux ans sa cadette, qui la séduit aussitôt, par son
parfum. De retour chez elle, elle en fait l’éloge auprès de
son époux et le persuade de prendre la jeune femme comme
concubine. Mais le père de Cao Yuhua, furieux, refuse que sa
fille devienne concubine de second rang, et fait licencier
le mari qui se retrouve privé d’emploi. Mais les deux femmes
finiront par l’emporter et se retrouveront unies au sein
d’un triangle amoureux qui subvertit les codes habituels des
romances du type « jeune lettré-beauté talentueuse ».
La pièce a été adaptée
en opéra de Pékin, représenté en 1954, puis en opéra kunqu,
genre qui se prête parfaitement à cette intrigue s’agissant d’un
opéra dont les troupes étaient à l’origine entièrement
féminines.
La compagne doucement parfumée, adaptation en opéra
kunqu :
https://www.youtube.com/watch?v=sJHiVdzRA6g
L’opéra a été mis en scène en 2010 par le grand réalisateur
hongkongais Stanley Kwan (关锦鹏)
,
et représenté au Poly Theatre (保利剧院) à Pékin. A la sortie,
certains des spectateurs interrogés ont critiqué le caractère
avant-gardiste de l’opéra qui ne correspondait pas à leurs yeux
au caractère du kunqu, l’un des plus vieux opéras chinois ;
l’histoire elle-même, en revanche, a été jugée conforme à
l’esprit de l’époque à laquelle elle a été écrite, au milieu du
17e siècle
.
La pièce a été reprise en 2016 et 2017.
-
Des contes de Pu Songling
Ce triangle familial qui oppose le mari à sa femme et une
concubine, liées entre elles, se retrouve dans d’autres
histoires jusqu’à la fin de la dynastie des Qing. Il s’oppose à
la vision habituelle de concubines rivalisant entre elles pour
s’attirer les faveurs du maître de maison.
On le retrouve, mais sous une forme originale, dans une nouvelle
de Pu Songling, « Madame Shao », où l’épouse est une mégère dont
la jalousie maladive a déjà provoqué la mort de deux concubines
quand arrive une troisième, toute douce, qui va transformer sa
compagne en sœur affectionnée et attentionnée.
D’autres textes de Pu Songling dépeignent des relations
privilégiées entre femmes, au sein de la famille ou du proche
voisinage. Ce n’est qu’une mince partie de ses quelque cinq
cents contes, mais ils sont révélateurs car la caractéristique
de l’ensemble est d’être des « contes du fantastique », ou de
l’étrange dans la traduction d’André Lévy. Les femmes
entretenant des relations intimes avec d’autres femmes, à
l’exclusion des hommes, sont donc implicitement présentées comme
des êtres « de l’étrange » comme les autres femmes fantastiques
de ses contes : renardes, spectres ou immortelles. Chez Pu
Songling, ce n’est pas un monde effrayant, mais certainement pas
ordinaire.
1/ L’un des contes les plus intéressants, du point
de vue de la peinture des relations entre femmes,
est « Feng Sanniang » (《封三娘》),
l’histoire de la troisième fille de la famille Feng
.
La narration commence par la rencontre de Feng
Sanniang avec Fan Shiyiniang (范十一娘)
lors d’une visite dans un monastère de femmes. Elles
se jurent amitié éternelle, Shiyiniang invite Feng
chez elle, mais elle l’attend ensuite en vain. Puis
Sanniang apparaît un jour, en sautant le mur de la
résidence des Fan, et reste avec elle, en secret,
pendant six mois. Insultée par le frère de
Shiyiniang qui l’a découverte, elle s’enfuit. |
|

Feng Sanniang, adaptation en
lianhuanhua
(bande dessinée), dernier épisode
(72) |
Quelques mois plus tard, Sanniang revient en annonçant à son
amie qu’elle lui a trouvé un mari idéal, un jeune lettré plein
d’avenir, Meng Anren (孟安仁) ;
mais la mère de Shiyiniang le renvoie car il n’a pas un sou
tandis que son père décide de la marier au fils d’une famille
fortunée. Désespérée, Shiyiniang se pend, mais elle est ramenée
à la vie par Sanniang qui lui fait boire un élixir de sa
fabrication. Shiyiniang tente alors de persuader Sanniang
d’épouser elle aussi Meng Anren, et, comme son amie refuse, la
fait boire et violer par Meng en espérant la mettre ainsi devant
le fait accompli. Mais Sanniang indignée la quitte, lui révélant
qu’elle est en fait une renarde et qu’elle a été subjuguée par
sa beauté, sur quoi elle disparaît…
Les relations entre les deux jeunes filles sont dès l’abord
menacées par leur différence de classe, qui justifie les
précautions que prend Sanniang pour se cacher dans la chambre de
son amie. Mais, quand elle est découverte par la mère de
Shiyiniang, celle-ci ne la rejette pas, au contraire, elle
l’accueille les bras ouverts comme étant une bonne compagnie
pour sa fille, à l’inverse du jeune Meng Anren qui menacerait
leur image de famille huppée s’il épousait Shiyiniang. Restant
hors de l’institution du mariage, Sanniang est tout à fait
acceptable. La nature de ses relations avec Shiyiniang ne
dérange personne tant qu’elle n’affleure pas au grand jour.
Pu Songling achève de rendre Sanniang inoffensive en en faisant
une renarde, un être d’un autre monde, attiré un moment par un
amour terrestre, mais voué à regagner le monde d’où elle est
venue. Il y a, en arrière-plan, un contexte taoïste remontant
aux récits des Tang empreints de surnaturel, Sanniang déclarant
qu’elle se retire pour poursuivre ses pratiques visant à
atteindre l’immortalité. Elle est du côté des sentiments (qing
情)
et non du désir physique (yu 欲),
distinction qui sera importante dans les nouvelles au 20e
siècle.
En se démarquant de la réalité, Pu Songling adopte un ton
distancié et évacue tout érotisme autre que liminal. La comédie
de Li Yu est beaucoup plus sensuelle, en évoquant tout de suite
le profond émoi causé par le parfum envoûtant qui se dégage du
corps de Cao Yuhua. C’est cet aspect d’intime proximité d’une
grande sensualité qui est si bien rendu dans l’adaptation de la
pièce en opéra kunqu. C’est l’opéra, justement, qui est
le mieux à même de traduire les subtiles allusions de la comédie
de Li Yu, par la sophistication de sa codification gestuelle et
la seule force du regard.
D’autres contes de Pu Songling représentent des femmes
« autres », immortelles ou esprits en mal de réincarnation, dont
la particularité est d’être retenues sur terre, comme Feng
Sanniang, par leur amour pour une femme ; et c’est souvent la
menace des hommes – parfois un viol - qui leur fait quitter le
monde terrestre.
2/ C’est le cas de « Aying » (《阿英》)
qui reprend le schéma des liaisons de femmes dans le cercle
familial, mais avec une intrigue originale.
Aying est un perroquet femelle que son propriétaire a promis en
mariage, en plaisantant, au jeune fils d’un ami ; l’oiseau se
transforme en une splendide jeune femme qui finit,
effectivement, par épouser le garçon, mais tombe aussi amoureuse
de sa belle-sœur (l’épouse de son frère aîné). La famille
découvre cependant que Aying n’est pas un être ordinaire et a
des pouvoirs magiques : elle reprend sa forme de perroquet et
s’envole. Son mari et sa belle-sœur la pleurent chacun de son
côté. Deux ans plus tard, elle revient et les sauve d’une
attaque de bandits, puis elle revient voir sa belle-sœur chaque
fois que son mari est absent, jusqu’à ce qu’il la trouve et la
viole… Ayant repris sa forme d’oiseau, elle est attaquée par un
chat, et sauvée par sa belle-sœur qu’elle quitte après un
dernier adieu.
3/ Une autre variation est celle de « La fileuse » (Jinü
《绩女》) :
une belle immortelle offre à une veuve dont la solitude lui a
fait pitié de rester vivre avec elle ; la veuve est subjuguée
par son parfum céleste et, le soir, au lit, lui dit regretter de
ne pas être un homme… Les deux femmes vivent tranquilles en
faisant de superbes travaux de tissage. Mais la veuve a la
langue trop longue et attire la curiosité d’un homme qui écrit
un poème plein d’allusions sensuelles sur la jeune femme et ses
« pieds de lotus ». Se sentant offensée et souillée par le désir
de cet homme, elle décide de partir, en s’attribuant la faute de
toute l’histoire, pour avoir été la proie de ses émotions.
On a ici un schéma récurrent dans les histoires d’amours entre
femmes dans la littérature chinoise jusqu’à aujourd’hui : il
s’agit d’histoires éphémères, d’histoires sans suite,
inachevées, qui, comme chez Pu Songling, se terminent par la
séparation des deux partenaires.
-
Un tanci

Fleurs nées du pinceau, éd. 1984 |
|
Il est cependant quelques récits écrits par des
femmes au 19e siècle, dans une forme
hybride entre prose et poésie, la partie poésie
étant destinée à être lue accompagnée en musique,
d’où le nom de ce genre spécifiquement féminin : le
tanci (弹词).
Il en est trois très célèbres, considérés comme
l’expression la plus achevée de littérature féminine
sous l’empire, hors poésie. L’un d’eux joint dans
une intrigue complexe une renarde aux pouvoirs
surnaturels et une relation entre femmes soutenant
la résistance au mariage, trait qui va devenir un
élément fondamental dans la littérature féminine des
années 1920. C’est le Bi sheng hua (《笔生花》)
ou « Fleurs nées du pinceau » de Qiu Xinru (邱心如).
L’histoire est celle de Jiang Dehua (姜德华),
troisième fille d’un fonctionnaire à la retraite.
Ayant reçu une bonne éducation et fait preuve d’un
véritable talent de poète dès l’enfance, elle est
promise à son cousin |
Wen Shaoxia (文少霞),
mais des ennemis de son père la désignent pour entrer dans
le gynécée de l’empereur. Elle ne peut refuser, mais, en
chemin, une nuit, essaie de se pendre. Elle est sauvée par
une renarde, qui prend sa place pour aller au palais de
l’empereur et lui donne des habits masculins pour échapper
aux poursuites. Dehua change de nom et épouse une femme, Xie
Xuexian (谢雪仙).
Sous son identité d’emprunt, elle passe les examens
impériaux et apprend en même temps l’art de la guerre.
Quelque temps plus tard, à la mort de l’empereur, une
rébellion éclate, elle soumet les rebelles et devient
premier ministre. Mais, à la cour, elle est reconnue par son
cousin qui révèle son identité. L’empereur ordonne aux deux
femmes – Dehua et Xuexian – d’épouser Wen Shaoxia. Dehua
obéit à contre-cœur, mais Xuexian refuse. Aidée par la
renarde, elle s’engage avec elle dans r la voie de la
recherche de l’immortalité.
Ce tanci est généralement présenté comme un pamphlet
contre le mariage traditionnel.
Qiu Xinru condamne l’une de ses trois femmes au mariage, mais en
sauve sa pseudo-épouse Xuexian, qui poursuit sa vie avec son
double la renarde. On a donc un jeu de miroir complexe entre les
trois personnages, avec la liaison entre deux des femmes se
substituant au mariage. Comme chez Pu Songling, ce sont les
pouvoirs de la renarde qui permettent de faire prévaloir la
liberté des femmes de vivre entre elles, en s’opposant au
mariage auquel elles sont normalement vouées, en corrélation
avec une sorte d’ascèse taoïste et la recherche de
l’immortalité.
Sous les Qing, le mariage était comme, dans le passé, une
prescription sans échappatoire pour les femmes, qui n’avaient en
outre aucun mot à dire sur le choix de leur époux. Chez Pu
Songling, comme dans le tanci de Qiu Xinru, elles ont
cependant la possibilité de s’en libérer en choisissant une
union avec une autre femme, mais grâce à l’entremise d’une femme
aux pouvoirs surnaturels, d’essence taoïste. Elles s‘évadent
alors dans un monde parallèle, loin du désir masculin.
C’est ce schéma romanesque, imaginé par des plumes masculines,
qui forme un arrière-plan aux récits d’amours féminines, écrits
par des femmes, quand elles vont émerger sur la scène littéraire
dans la foulée du
mouvement du 4 mai.
Mais cela reste des textes rares, et qui plus est décriés par
les réformistes du début du 20e siècle ; le Pinhua
baojian de Chen Sen, en particulier, a été vertement
critiqué par Hu Shi (胡适),
l’un des grands maîtres à penser de la renaissance culturelle du
début du siècle ; une pratique aussi institutionnalisée et
entrée dans les mœurs que l’homosexualité masculine est ainsi
contestée dans les années 1900-1910 comme appartenant à des
déviances d’une certaine élite de la société chinoise sous
l’empire, et en tant que telle contraire à l’esprit de
modernisation. Il faut y voir un reflet de l’influence des
théories occidentales qui se sont alors répandues en Chine.
2.
Années 1920-1930
-
Le contexte
L’intérêt suscité par le thème de l’homosexualité au
début du 20e siècle dans une Chine en
plein bouleversement socio-culturel est apparent
dans l’émergence de termes spécifiques pour désigner
l’amour entre personnes du même sexe : tongxing
lian’ai (同性恋爱),
tongxing ai (同性爱)
et autres variations ; ces néologismes sont créés
sous l’influence des ouvrages et romans occidentaux
traitant d’homosexualité, et pour les traduire en
chinois
;
sont créés en même temps les termes pour traduire
perversion (perversion du désir : qingyu zhi
biantai 情欲之变态),
inversion (diandao) ou autres. Les traductions et
articles se multiplient, en particulier dans les
journaux féminins comme Le journal des femmes
(《妇女杂志》)
.
Avec ces livres se diffuse une conception (médicale)
de l’homosexualité comme perversion, ou inversion,
qui n’avait jamais existé en Chine auparavant
.
A cause de la ségrégation entre les sexes résultant
de la structure |
|

Le Journal des femmes, juillet 1931,
numéro spécial consacré
à la littérature féminine |
confucéenne de la famille et de la société, la maison étant
le domaine spécifique des femmes, et l’espace public à
l’extérieur celui des hommes, les liens affectifs entre
personne du même sexe étaient courants, y compris entre
personnes de statuts sociaux différents : entre épouses et
concubines comme dans la comédie de Li Yu, mais aussi entre
les épouses et leurs servantes, traits que l’on retrouvera
dans la littérature féminine jusque dans les années
récentes.
Cependant, c’est l’homosexualité masculine qui est visée par la
diffusion des conceptions occidentales, non l’homosexualité
féminine. Celle-ci, protégée par l’intimité des appartements
féminins, n’a jamais fait l’objet de répression, ni même de
réprobation. Comme le montrent les contes de Pu Songling, ce qui
était vilipendé, c’était le refus du mariage car c’était le
pilier de l’institution familiale, donc de la structure sociale.
Dans les années 1920, l’homosexualité féminine est même objet de
fascination chez les intellectuels chinois. La ségrégation entre
sexes existant aussi dans les établissements scolaires, elle y
induit des phénomènes analogues à ceux existant au sein de
l’espace protégé de la famille ; en 1923, le directeur d’une
Ecole normale de filles est critiqué, dans un article paru dans
Le journal des femmes, pour fermer les yeux sur les
pratiques homosexuelles répandues dans son établissement.
Mais l’atmosphère est dans l’ensemble celle d’un tranquille
laisser-faire. Un article traduit du japonais, paru en 1925 dans
Le journal des femmes (n° 6) sous le titre
« Signification nouvelle de l’amour homosexuel dans l’éducation
des femmes » (《同性爱在女子教育上的新意义》),
avance même une notion d’amour d’ordre spirituel et moral, voire
métaphysique, excluant les rapports sexuels jugés avilissants ;
l’article est de la Japonaise Toyoko Furuya, et a été cité et
analysé dans de nombreux ouvrages.
Les récits très ouverts des nouvelles écrivaines des années 1920
sont à considérer dans ce contexte de tranquille laissez-faire,
mais en même temps de revendication pour l’émancipation des
femmes, et émancipation surtout de la sacro-sainte institution
du mariage arrangé. Mais là, l’opposition est nette ; la presse
s’élève contre le célibat des femmes, le refus de se marier
étant considéré comme rébellion, sinon perversion. Selon
certains articles des années 1920, cette rébellion contre le
mariage imposé ne peut aboutir qu’à un célibat qui débilite la
femme. Contre le mariage, les femmes s’élèvent alors un rempart
de « sororité ».
-
Les écrivaines et leurs écrits : Lu Yin, Ling Shuhua, Ding Ling.
En 1927, dans une conférence sur la littérature nouvelle en
langue vernaculaire, l’écrivain et traducteur Zhao Jingshen (赵景深)
tente de faire une analyse de nouvelles comportant des histoires
homosexuelles féminines à la lueur des traductions récentes de
Freud : à côté d’œuvres d’auteurs masculins, il cite « Le
Journal de Lishi » (《丽石的日记》)
de
Lu Yin
(庐隐)
; en 1930, il redonne sa conférence remaniée en ajoutant la
nouvelle de 1926 de
Ling Shuhua (凌叔华)
« On dit que ce genre de chose existe » (《说有这么一回事》).
Elles restent les deux nouvelles parmi les plus représentatives
des années 1920, mais on peut y ajouter un autre récit de Lu Yin
et une nouvelle de
Ding
Ling (丁玲)
pour compléter le tableau.
1/ Lu
Yin

Lu Yin, Le journal de Lishi |
|
Publié dans le Mensuel de la nouvelle (《小说月报》)
en juin 1923, « Le Journal de Lishi » (《丽石的日记》)
est le journal tenu par une étudiante qui est morte,
publié par la narratrice, qui la connaissait bien.
Lishi était amoureuse de l’une de ses camarades
d’université, mais celle-ci est mariée par ses
parents. Au moment de leur adieux désespérés, elle
s’exclame : « Notre vie à deux est impossible… quel
dommage que tu n’aies pas revêtu des habits
masculins pour venir demander ma main à mes
parents. » Mais, quelques temps plus tard, elle
écrit à Lishi sur un ton réaliste : « Nous avions
une vision puérile de la vie, un amour comme le
nôtre ne sera jamais permis par |
la société. Réveille-toi ! ». Se sentant trahie, Lishi meurt
de chagrin.
L’autre nouvelle de Lu Yin sur le même sujet, publiée la même
année, est beaucoup plus connue : « Les Amies du bord de mer »
(《海滨故人》)
est une sorte d’utopie derrière laquelle se profilent les ombres
des amies de Lu Yin à l’Ecole normale supérieure de filles de
Pékin :
Su
Xuelin (苏雪林),
Feng Yuanjun (冯沅君),
Shi Pingmei (石评梅).
L’histoire est celle d’un groupe d’amies comme elles qui se
retrouvent au bord de la mer pour passer un moment ensemble.
Lorsque l’une d’elles tombe amoureuse d’un homme, les amies
commentent : « Le mariage serait pour elle la ruine de ses
talents ». Toutes sont des « femmes nouvelles » typiques de ces
années 1920, qui veulent avant tout éviter de se retrouver
cloîtrées, vouées à s’occuper d’un mari et à élever des enfants.
Elles rêvent de se bâtir une maison au bord de la mer et de
vivre là ensemble, pour écrire et poursuivre leur vie
d’étudiantes, dont elles ont déjà la nostalgie comme un paradis
perdu.
Elles font partie de celles que l’on appelées alors « le parti
des femmes qui refusent de se marier » (不嫁当),
ou encore « les femmes qui font du célibat un idéal » (独身主义女子).
Elles reprennent une vieille tradition de veuves et d’ouvrières
dans la Chine impériale : ouvrières de filatures de Canton, et
veuves constituant des communautés unies, libérées du carcan
familial. L’aspect sexuel est absent, chez Lu Yin, et c’est un
trait récurrent dans ces récits, que l’on retrouvera dans les
récits des années 1980. La maison au bord de la mer est un idéal
impossible à réaliser où l’amour est essentiellement pur, plus
de l’ordre du sentiment que du désir physique car il se
distingue de l’amour conjugal ; la sensualité même est à peine
esquissée,
2/ Ling Shuhua
La nouvelle de 1926 de Ling Shuhua - « On dit que
ce genre de chose existe » (《说有这么一回事》)
- est beaucoup plus explicite à cet égard, mais en
restant un souvenir nostalgique d’amours
d’étudiantes. La nouvelle est en fait la réécriture,
à la demande de l’auteur, d’un récit écrit la même
année par l’un de ses collègues à l’Institut de
recherche littéraire (文学研究会) :
« Pourquoi est-elle soudain devenue folle ? » (《她为什么忽然发疯了》).
Le récit reprend l’idée du « Journal de Lishi » de
Lu Yin. Il conte aussi l’histoire de deux étudiantes
dans un même établissement – le thème des relations
homosexuelles en milieu scolaire et universitaire
n’est pas rare dans les récits de l’époque. Outre Lu
Yin et Ling Shuhua,
Chen Xuezhao (陈学昭),
par exemple, – une autre proche amie de Lu Yin - l’a
abordé elle aussi. Mais la nouvelle de Ling Shuhua
est beaucoup plus imaginative et tranche sur les
récits de ses consœurs par le ton sensuel du sien.
Elle raconte comment, devant jouer dans le |
|

Ling Shuhua, On dit que
ce genre de chose existe |
« Roméo et Juliette » de Shakespeare, les deux camarades
Yingman (影曼)
et Yunluo (云罗)
tombent amoureuses l’une de l’autre au cours des
répétitions. Elles marchent en se tenant par la main,
s’enlacent et s’embrassent, et partagent le même lit dans
leur dortoir, sans que personne n’y trouve à redire. Mais,
un jour, Yunluo – celle qui jouait Juliette – est rappelée
chez elle par sa mère qui veut lui présenter l’homme qu’elle
a l’intention de lui faire épouser, un veuf qui a perdu sa
femme deux mois auparavant. Yingman lui demande de rester
avec elle : « Après tout, dit-elle, les deux institutrices
du primaire Chen et Chu vivent bien ensemble depuis cinq ou
six ans, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ? »
Mais, pendant les vacances d’été, elles repartent chacune
dans leur famille. Yingman attend le courrier, mais, après
une première lettre, ne reçoit plus de nouvelles. A la fin
de l’été, elle revient à l’université, Yunluo n’y est pas.
Et un jour elle apprend son mariage, par une camarade dont
elle a épousé un beau-frère. En entendant la nouvelle,
Yingman perd connaissance. Quand elle revient à elle, elle
pousse un soupir… et ainsi s’achève le récit.
A côté de ces récits pleins de nostalgie pour une vie que la
société ne permet pas, et qui reprennent le thème de la révolte
sans lendemain contre le mariage imposé, les nouvelles de Ding
Ling sont d’un ton beaucoup plus sombre.
3/
Ding Ling
La nouvelle « Pendant les vacances d’été » (《暑假中》),
publiée en 1928, est une autre variation sur le thème des amours
en milieu universitaire, mais dès l’abord l’atmosphère est
lourde. Elle a été écrite pendant une période difficile de la
vie de Ding Ling, après son déménagement à Shanghai, au
printemps 1928, alors que, avec son compagnon, elle a fondé deux
revues et une petite maison d’édition, et qu’il leur faut
surtout éponger leurs dettes. Ding Ling écrit à tour de bras, et
les deux recueils de nouvelles alors publiés font sensation par
leur style et leur ton.
« Pendant les vacances d’été » se passe dans une école
élémentaire pour fille d’une petite ville de province, par un
temps chaud et humide. Les institutrices qui enseignent là ont
juré de ne pas se marier pour se consacrer pleinement à leur
mission éducatrice. Mais, si elles ont pris cette initiative,
c’est poussées par les idées d’émancipation des femmes propagées
par les intellectuels branchés de la petite ville. Le problème,
c’est qu’elles n’ont en fait aucun intérêt pour l’enseignement,
et que, maintenant qu’elles vont vers la trentaine, elles
regrettent, au fond d’elles-mêmes, de ne pas avoir cherché un
bon parti qui leur aurait assuré le vivre et le couvert sans
qu’elles aient besoin de continuer à enseigner.
Elles sont deux couples, mais elles ne cessent de se disputer,
et leur humeur est aggravée par l’ennui qui plombe ces vacances,
sans les cours pour alléger l’atmosphère. Mais quand ils
reprennent, à la fin de l’été, la vie retrouve son cycle
déprimant.
Ding Ling souligne là un problème social : ces femmes sont
devenues enseignantes simplement parce qu’elles n’avaient pas
d’autre choix. Mais elle montre surtout une profonde défiance à
l’égard de l’homosexualité féminine, voire un certain mépris.
Elle dépeint ses femmes comme des adolescentes attardées qui en
sont restées à des amours de jeunesse dont le feu s’est éteint.
Elle ne cache pas la nature sexuelle de certaines de ces
relations, mais en en faisant un exutoire faute de mieux, et
elle dénonce la domination malsaine exercée par l’une d’elle sur
sa consœur plus jeune et plus influençable. La nouvelle, ainsi,
est saturée d’un sentiment d’ennui et de frustration.

Ding Ling, Le journal de Miss Sophie |
|
De manière significative, elle a été écrite trois
mois après l’œuvre la plus célèbre de l’auteure : « Le
Journal de Miss Sophie » (《莎菲女士的日记》).
Là, l’atmosphère est différente, mais guère plus
optimiste, traduisant les difficultés que traverse
Ding Ling. Son roman dépeint les conflits intérieurs
de la jeune Sophie, ses brusques changements
d’humeur, l’ambivalence de ses sentiments et son
dégoût des hommes. En fait, Sophie pleure une amie
qui s’est mariée et en est morte. Sa seule
consolation est d’écrire son journal, adressée à
cette amie disparue à laquelle elle continue
d’exprimer son amour. Ici aussi, comme dans beaucoup
des écrits des écrivaines de la période, on ne peut
exclure un certain aspect autobiographique, sachant
que Ding Ling s’est inspirée de l’histoire de Qu
Qiubai et de son amie Wang Jianhong, morte de
tuberculose peu après son mariage… |
On a l’impression qu’après cette expérience tragique, les amours
homosexuelles féminines n’ont plus lieu d’être dans un monde
dominé par les hommes, qui est celui de Ding Ling, et dont elle
souffre. En fait, chez elle, c’est tout amour qui est condamné
comme également décevant. Deux ans plus tard, son compagnon le
poète Hu Yepin est arrêté par le Guomingdang et exécuté. Il lui
laisse en legs la révolution en marche. Ding Ling s’engage
activement dans la Ligue des écrivains de gauche. En 1932 elle
entre au Parti. Elle est arrêtée en 1933, réussit à s’enfuir
trois ans plus tard, parvient à rejoindre Mao qui écrit deux
poèmes en son honneur. Dans l’un d’eux il célèbre la
transformation de miss Littérature (文女士)
en général Wu (武将) :
opposition éternelle dans la culture chinoise entre le wen
et le wu, les lettres et les armes. Ding Ling
représente la nouvelle littérature qui se fait sur le front, en
oubliant les sentiments.
Il faut attendre les lendemains de la Révolution culturelle pour
que l’on retrouve des récits qui reprennent certains thèmes
ébauchés par les écrivaines des années 1920, dans un climat
d’ouverture semblable, soixante ans plus tard.
3.
Années 1980 et suivantes
On peut citer cinq récits, datant des années 1980 à la fin des
années 1990, dont la trame repose sur des histoires de
femmes sans que l’homosexualité soit textuellement mentionnée
dans les deux premiers cas, ce qui a donné des interprétations
divergentes, mais sont à replacer dans la ligne directe des
nouvelles des années 1920 ; le dernier récit, de
Yan
Geling (严歌苓),
est un petit chef-d’œuvre d’une rare subtilité qui construit une
histoire d’amour entre deux femmes à partir d’une légende
adaptée à l’opéra et sur fond de Révolution culturelle.
1/ « L’Arche » (《方舟》)
de
Zhang Jie
(张洁)
Dans cette nouvelle
datant de 1981, Zhang Jie dépeint les vies de trois femmes qui
revendiquent leur indépendance. Ce ne sont plus des Nora
promises à la prostitution après avoir quitté leur mari comme
l’avait prédit
Lu Xun
en 1923. Les femmes modernes de Zhang Jie sont éduquées
et peuvent gagner leur vie. Mais elles souffrent toujours autant
d’abus et de discrimination, que l’auteure a déclaré avoir voulu
dénoncer.
La première a été
envoyée dans les forêts du Grand Nord pendant la Révolution
culturelle et en est revenue avec une arthrose qui menace de la
laisser paralysée ; son mari a demandé le divorce quand elle a
préféré avorter. La seconde est une interprète divorcée qui
tente de conserver la garde de son fils, mais qui est l’objet de
harcèlement de la part de son supérieur hiérarchique et sombre
dans la dépression. La troisième a quitté son mari sans être
divorcée ; après avoir été assistante réalisatrice pendant dix
ans, elle a enfin réussi à obtenir de tourner un film, grâce à
l’appui de son père, mais il est interdit…
Femmes seules vivant
sous le même toit, elles sont en butte à des commérages sans
fin, mais sur leurs rapports (supposés) avec les hommes, non
entre elles : l’homosexualité féminine n’existe pas en Chine
dans les esprits de l’époque ; le scandale, c’est de ne pas
respecter le sacro-saint mariage, fondement du tissu social.
D’ailleurs, leurs liens sont affectifs, comme dans les nouvelles
de Lu Yin, elles semblent avoir réalisé le rêve de maison
commune de ses amies du bord de mer. Mais cette « arche » n’a
rien d’idyllique, elle permet à ces trois amies de se soutenir
dans leurs luttes quotidiennes, dans une sorte de sororité de
divorcées qui rappelle celle des communautés de veuves
d’autrefois.
2/ « Frères » (《弟兄们》)
de
Wang
Anyi
(王安忆)
Il s’agit d’une nouvelle de Wang Anyi, publiée en avril 1989
dans la revue
Shouhuo.
Si elle est peu connue, dans l’œuvre de l’auteure, elle a fait
l’objet de nombreux commentaires et analyses, et intrigue
toujours autant.
Les trois personnages
qui s’appellent frères sont en fait des jeunes femmes qui
ont été étudiantes ensemble et ont formé un groupe très uni, et
remarqué pour leur non-conformisme. Après s’être perdues de vue,
deux d’entre elles se retrouvent alors qu’elles sont mariées et
vivent une vie terne et sans éclat. Quand la plus jeune
accouche, son frère vient l’aider (rôle
traditionnellement réservé à la mère), et s’installe chez elle.
Le souvenir de leur amitié passionnée suffit à faire renaître la
flamme qui couvait, et à illuminer à nouveau leur quotidien.
Mais un incident lié au bébé provoque une rupture ; au moment de
se séparer, l’aînée déclare à son amie tout l’amour qu’elle
ressent pour elle, mais « trop tard » lui est-il répondu. Et
cette réponse sonne comme une condamnation sans appel.
C’est l’un des plus
beaux textes de Wang Anyi, qui, lu a posteriori, porte en outre
en lui toute la nostalgie d’une époque qui s’achève, avec ses
rêves :
d’où, aussi, ce « trop tard » …
3/ « Vie privée » (《私人生活》)
de
Chen Ran (陈染)
Il s’agit cette fois d’un roman publié en 1996, le
premier de Chen Ran, marquant les prémices de ce
qu’on a appelé « écriture du corps ». L’auteure y
décrit la vie de la jeune Niuniu
,
de son enfance dans les années 1960 à sa jeunesse
dans les années 1990, et ses démêlés avec les
représentants de l’autorité patriarcale - père,
instituteur et docteur - qui tous trois jouent un
rôle négatif dans son existence à un moment ou un
autre.
Sensible et
solitaire, Niuniu a du mal à s’intégrer et à faire
face à la réalité. Ses parents étant divorcés, elle
vit avec sa mère et entretient un lien homosexuel
avec sa voisine, He, qui est veuve. A l’université,
elle noue une relation amoureuse avec l’un de ses
camarades, Yinnan, un étudiant qui participe aux
mouvements estudiantins de 1989. Mais Niuniu perd
bientôt tous ceux qu’elle aime : la voisine |
|

Chen Ran, Vie privée |
meurt dans un
incendie, sa mère décède, tandis que son camarade disparaît
après les événements tragiques de la place Tian’anmen. Elle
sombre alors dans la dépression, se coupe du monde, et vit
entre ses souvenirs et les fruits de son imagination.
Vers la fin du roman,
elle s’enferme dans sa salle de bains et, se regardant dans la
glace, se caresse en imaginant les mains entremêlées de He et de
Yinnan sur son corps. Cette scène de masturbation qui a fait
couler beaucoup d’encre est pourtant teintée de beaucoup de
poésie. Elle est révélatrice de la confusion des sentiments de
Niuniu, dans l’esprit de laquelle le souvenir de sa voisine
perdure comme une belle histoire à l’issue dramatique, sur fond,
ici encore, des événements de Tian’anmen.
4/ « La
Chaise dans le corridor » (《回廊之椅》)
de
Lin Bai (林白)
Il s’agit
d’une nouvelle, publiée dans la revue Zhongshan en
avril 1993, par une écrivaine souvent associée à
Chen Ran, qui a écrit au début des années 1990 une
série de récits construits autour de couples de
personnages féminins aux relations floues et
ambiguës. Le thème est annoncé dans deux nouvelles
de 1993, dont cette « Chaise dans le corridor » (en
fait plutôt une galerie ouverte, autour d’une cour
intérieure dans une maison chinoise
traditionnelle) ; Lin Bai y esquisse une peinture
floue de relations féminines qui gardent leur part
de mystère, ce qui donne au récit son charme sensuel
et sa tonalité émotionnelle.
La nouvelle
évoque avec subtilité les relations d’une étrange
ambiguïté qui ont lié l’épouse d’un riche membre de
l’intelligentsia d’une petite ville et sa fidèle
servante – ou plutôt suivante, au sens classique du
terme : restée seule |
|
.jpg)
Lin Bai, La chaise dans le corridor |
après la
disparition de sa maîtresse dans des circonstances non
éclaircies que l’on devine être pendant la Révolution
culturelle, celle-ci, maintenant âgée, confie le récit
fragmentaire de ses souvenirs du passé à une narratrice
intriguée, mais effrayée, de passage sur les lieux cinquante
ans après la disparition de la maîtresse, dans une maison
fantomatique où la vieille femme préserve et cultive le
souvenir de la disparue comme si elle était toujours
vivante.
Il y a comme une magie
sensuelle qui se dégage des non-dits subtils du récit, comme de
cette tasse abandonnée auprès d’une chaise dans la galerie
intérieure de la maison, comme si sa propriétaire venait de la
laisser là pour s’absenter brièvement. C’est l’une des plus
belles nouvelles de Lin Bai, écrites au début des années 1990
parallèlement à son roman « Une guerre personnelle », et qui
restent à découvrir.
5/ « Le
Serpent blanc » (《白蛇》)
de
Yan Geling
(严歌苓)
/ « Le
Serpent blanc » est une nouvelle relativement longue
(dans la catégorie des « nouvelles moyennes », que
les anglophones appellent novellas),
initialement publiée en 1999, et primée en 2001 par
la revue Octobre
.
Calquée sur
la légende du Serpent blanc et de sa servante, le
Serpent vert, l’histoire est contée avec en
arrière-plan la fascination exercée de tous temps
par les acteurs travestis d’opéra, mais ici à
l’envers des schémas traditionnels, la fascination
étant exercée par une actrice sur une jeune fille.
La narration est construite selon un schéma complexe
où alternent diverses voix représentant des points
de vue différents, montrant en particulier la
perception des faits par l’entourage des deux
femmes.
L’histoire
se passe dans le contexte de la période de chaos
|
|

Le Serpent blanc (recueil), éd. 2005 |
de la Révolution
culturelle. Le personnage principal, Sun Likun (孙丽坤),
était une actrice et chanteuse d’opéra célèbre, spécialiste
du rôle du Serpent blanc. Au début de la Révolution
culturelle, elle est attaquée comme « élément bourgeois
décadent » et ennemie de classe, et envoyée réfléchir en
prison. Les années passant, elle grossit et perd son éclat
d’antan.
Alors qu’elle traverse
ainsi une période de dépression teintée du souvenir de sa gloire
passée, elle reçoit la visite d’un jeune officier d’une
vingtaine d’années chargé d’enquêter sur elle. Au bout de
quelques visites, Sun Likun découvre à sa grande stupeur que ce
personnage aux mains fines et délicates est en fait une jeune
femme, nommée Shanshan. La première surprise passée, l’attirance
qu’elle ressent pour lui/elle n’en est que plus fort, attisée
par l’admiration passionnée que lui porte la jeune fille, qui
l’a vue jouer quand elle était petite. Les deux femmes passent
des jours tranquilles sous le couvert de l’identité officielle
de la visiteuse.
A la fin de la
Révolution culturelle, cependant, elles se séparent, chacune
reprenant son identité véritable. Sun Likun reverra une dernière
fois Shanshan quand celle-ci lui annoncera son mariage, mais
elle repartira, raccompagnée par sa jeune compagne jusqu’à
l’arrêt de bus, avec un dernier geste pour se prouver qu’elles
s’aiment toujours autant.
C’est le schéma général de ces histoires de femmes de la
littérature féminine chinoise, aujourd’hui comme hier : pas de
conclusion positive, pas d’union durable, tous les récits se
terminent sur des séparations, ou la mort.
Le Rouputuan
(《肉蒲团》),
ou La Chair comme tapis de prière, trad. P. Klossowski,
préface d’Etiemble, Jean-Jacques Pauvert 1962, rééd.
Christian Bourgois 1995.
Il est à noter que les Contes du Liaozhai précèdent « Le
rêve dans le pavillon rouge »
(《红楼梦》),
et que cette liaison triangulaire préfigure le triangle
célèbre des personnages principaux du roman de Cao
Xueqin : Baoyu (宝玉)
/ Daiyu (黛玉)
/ Baochai (宝钗)…
Dans les années 1930, il était devenu commun dans les
publications médicales chinoises, et en particulier sur
l’éducation sexuelle, de décrire l’homosexualité comme
une perversion.
Voir
Tokens of Exchange: The Problem of Translations in
Global Circulations,
Lydia H. Liu ed. Duke University Press, 1999, p. 303.
Dont :
Politics, Ideology, and Literary Discourse in Modern
China: Theoretical
Interventions and Cultural
Critique,
Kang Liu, Xiaobing Tang eds, Duke University Press,
1993, p. 136.
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