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Cao Yaping 曹亚平

Ren Xiaowen 任晓雯

par Brigitte Duzan, 28 août 2016

 

Cette nouvelle de Ren Xiaowen (任晓雯) est l’un des portraits de sa série « Vies fugitives » (《浮生》). Elle est fascinante à divers égards, et d’abord par son style, d’une extrême concision, comme une langue classique d’une expression raffinée mâtinée d’expressions du dialecte de Shanghai, les deux se mêlant dans la plus parfaite harmonie.

 

Mais c’est aussi l’une de ces nouvelles typiques, depuis la littérature d’avant-garde de la fin des années 1980, qui dépeint une période historique sans en préciser ni les dates ni les événements ; mais les détails du quotidien sont tellement bien choisis que l’on devine l’époque sans problème : de la fin des années 1950 aux lendemains de la Révolution culturelle. 

 

Dès la première ligne, avec les deux indications du cinéma et du film évoqués, Ren Xiaowen situe brillamment le cadre non seulement temporel mais aussi spatial du début de sa nouvelle : Shanghai, vers 1957-1958.

 

Le reste est un parcours socio-culturel de l’époque et de son ambiance, vue du côté des jeunes instruits, dans le cadre tout particulier de Shanghai, avec détails et anecdotes spécifiques, mais sans dramatisation grâce à une certaine distanciation narrative. On appréciera au passage les menus éléments de la vie quotidienne, y compris de la littérature en vogue chez les jeunes instruits au début des années 1970…

 

C’est d’un réalisme très bien documenté, mais transcendé par la langue qui porte le texte vers le classicisme.

 


 

曹亚平至今记得那个夏天。他看完《柏林情话》1,定在胜利电影院门口2。天野已然玄青,对街牙白色楼顶上,镶了一丝浅粉。散场和入场的人,同时从前后冲刷他。吃纸杯冰激淋3的女学生,将他挤动起来。他捂着两腋痱子4,走过七站路。一个新鲜的人生理想,在身体里持久震荡。

 

1. 《柏林情话》Bólín qínghuà  Eine Berliner Romanze (A Berlin Romance) : film d’Allemagne de l’Est de Gerhard Klein, sorti en mai 1956 – inspiré du néo-réalisme italien, il conte l’histoire d’une jeune vendeuse de Berlin Est qui, passée à Berlin Ouest, attirée par les lumières et la vie de l’autre côté du mur, tombe amoureuse d’un jeune mécanicien au chômage… il est considéré comme l’un des meilleurs films réalisés à Berlin Est à la fin des années 1950, dénonçant la culture consumériste et l’américanisation de Berlin Ouest.

2. 胜利电影院 shènglì diànyǐng yuàn le cinéma La Victoire, l’un des plus anciens cinémas de Shanghai, ouvert en 1928 (民国182月开幕) dans le quartier de Hongkou (虹口). Initialement

 

A Berlin Romance

appelé « Grand Théâtre de Hollywood » (好莱坞大戏院), rebaptisé « Cinéma La Victoire » en décembre 1949, puis « Cinéma d’art La Victoire » en 1989 (胜利艺术电影院).   

3. 冰激淋 bīngjīlìn ice-cream

4. 痱子 fèizi éruption miliaire, ou boutons de chaleur

 

L’ancien Cinéma La Victoire à Hongkou (rue Zhapu 乍浦路)

 

Cao Yaping se souvient encore de cet été. Il était allé voir « La romance de Berlin » au cinéma La Victoire, et, à la fin du film, était resté planté à la porte du cinéma. Le ciel était déjà d’un noir d’encre, mais l’ivoire des toits, de l’autre côté de la rue, était encore ourlé d’une fin liseré rose pâle. Les spectateurs qui sortaient du cinéma et ceux qui y entraient le bousculaient au passage. Une étudiante qui mangeait une glace dans une coupelle en carton l’avait poussé pour le faire avancer. Couvrant des deux mains ses aisselles irritées par des boutons de chaleur, il avait marché dans la rue

sur une distance de sept stations de bus, un rêve de vie nouvelle le faisant vibrer intérieurement. 

 

高三毕业,曹亚平报名上海戏剧学院表演系。收到准考证,压在桌玻璃下,不时看一晌。彼时,就职国棉十七厂的大哥1,反复谈论大字报;念中学的小妹,常带《青年报》2回家,誊抄转载的社论。他不及留意,直至五毛钱3报名费,被兑成邮票,退了回来。

 

1. (上海市)国棉十七厂 Shanghai No.17 National Cotton Factory, ou filature de coton n° 17, fondée en 1922 rue Yanshupu (杨树浦路), district de Yangpu, au sud de Hongkou.

2. 《青年报》Qīngnián bào le Quotidien de

 

La filature de coton n° 17

la jeunesse, organe officiel de la Ligue de la jeunesse communiste, créé en juin 1949.

3. 五毛钱 wǔmáoqián cinq mao, un dixième de yuan, somme très faible, mais non négligeable pour l’époque.

 

Le Quotidien de la jeunesse en 1958

 

A la fin du secondaire, Cao Yaping avait présenté sa candidature aux cours d’interprétation du célèbre Institut d’art dramatique de Shanghai. Sa carte d’admission à l’examen d’entrée, il l’avait glissée sous le verre de son bureau, et y jetait un coup d’œil de temps en temps. A l’époque, son frère aîné, qui travaillait dans l’usine 17 de la filature nationale de coton, parlait sans cesse des affiches en gros caractères ; et sa petite sœur, encore au collège, rapportait souvent à la maison le Quotidien de la jeunesse dont elle copiait les éditoriaux. Alors, sans plus même se préoccuper des cinq mao de frais d’inscription qu’il avait envoyés par la poste, il la retourna.

 

两年后,曹亚平乘友谊号客轮,至崇明东风农场1。翌年成为“修地球”能手2。插秧、施肥、耘地、锄草、间苗、采棉、割稻、挑担、脱粒。他肤色微黝,两肩硬茧。头顶大草帽,腕缠白毛巾。走在人群中,扎高半头,得“长脚”称号。女知青们注意他,说他肖似梁波罗3

 

1. 崇明 Chóngmíng île dans l’embouchure du Yangzi, au nord de Shanghai, sous l’autorité administrative de la municipalité de Shanghai depuis décembre 1958. Beaucoup des jeunes Shanghaïens « envoyés à la campagne » en 1968 n’ont pas été plus loin ; ils y ont participé à des travaux d’assèchement et de mise en valeur des terres.

2. 修地球 xiū dìqiú mettre en valeur et embellir

la Terre, programme donné aux jeunes instruits dans le cadre du vaste mouvement de départ des jeunes à la campagne à la suite de l’appel de Mao du 12 décembre 1968 (上山下乡运动)

3. 梁波罗 Liáng Bōluó acteur de cinéma né en 1939, sorti en 1959 de l’Institut d’art dramatique de Shanghai, devenu célèbre en 1961 pour son interprétation de Liang Hong (梁洪), dans le film de Liu Qiong (刘琼) « Army Depot n° 51 » (51号兵站》).  

 

Deux ans plus tard, Cao Baoping embarquait à bord du bateau L’Amitié pour se rendre à la

 

Liang Boluo dans le rôle de Liang Hong

ferme Vent d’Est de Chongming. L’année suivante, il était devenu un expert en " Mise en valeur

 

Le cadavre vert, édition 2006

 

de la Terre ». Transplantation du riz, apport d’engrais, sarclage, binage, éclaircissage, récolte du coton, fauchage du riz, transport à la palanche, battage. Il avait la peau tannée, les épaules calleuses, portait un grand chapeau de paille sur la tête, et une serviette blanche enroulée autour du poignet. Quand il marchait au milieu des autres, il les dépassait d’une demi-tête ; on l’avait donc surnommé « Grandes jambes ». Il était le point de mire des jeunes instruites : elles disaient qu’il ressemblait à Liang Boluo.

 

曹亚平擅讲故事。收工后,空酒瓶插了野花,置于行李箱拼成的桌上。倚桌开讲《绿尸体》1、《基督山恩仇记》、《安娜·卡列尼娜》。室友冯军间歇演奏小提琴。宿舍挤满人,听完犹自2不去。卸下3门板当饭桌,拎一只洋火炉,烹4几道小菜。气枪打了麻雀,与面疙瘩5同煮。稻田放水时捡的鲫鱼6,高筒套鞋装回做汤。手电筒裹上红布,诱捕7整整一面锣螃蟹8,蒸得膏黄喷香。兼佐农友探亲带回的辣酱9、炒麦粉、大白兔奶糖10。轧轧三胡11,咪咪老白酒12

 

1. 《绿尸体》 « Le cadavre vert », l’un des textes interdits qui circulaient sous le manteau, en manuscrits, pendant la Révolution culturelle, en particulier parmi les jeunes instruits ; ils ont pour la plupart été édités après la Révolution culturelle - beaucoup étaient des histoires d’amour, mais celui-ci est un roman d’épouvante, de l’un des principaux auteurs dont les textes ont commencé à circuler ainsi en 1971 : Zhang Baorui (张宝瑞) [1]

2. () yóu(zì) (litt.) encore

3. 卸下 xièxià décharger, démonter

4. pēng faire bouillir ou frire

5. 面疙瘩 miàn gēda boulettes de pâte

6. 鲫鱼 jìyú carpe bâtarde   捡 jiǎn ramasser  

7. 诱捕 yòubǔ attirer dans un piège

8. 螃蟹 pángxiè crabe  

9. 辣酱 làjiàng pâte de soja pimentée

10. 大白兔奶糖 Dàbáitù Nǎitáng  bonbons au lait de la marque White Rabbit lancés en 1943 à Shanghai par l’usine de bonbons ABC – ces bonbons ont été promus comme produits nutritifs par le slogan « Sept bonbons White Rabbit sont l’équivalent d’une tasse de lait ». Dans les années 1970 et jusqu’au début des années 1990, les étudiants ont pris le slogan à la lettre en faisant du « lait chaud » en faisant dissoudre les bonbons dans des casseroles d’eau chaude.  

11. 轧轧三胡 yàyà sānhú "faire grincer"

 

Les bonbons White Rabbit

un sanhu (en jouer mal : en Shanghai hua est le bruit d’une scie) – le sanhu est un erhu avec une corde de basse supplémentaire.

12. 咪咪(白酒) mīmī (báijiǔ) (exp. de Shanghai hua) boire à petites gorgées (de l’alcool blanc). A Shanghai, on ne dit pas “喝” mais “吃”: 吃水、吃酒. 咪咪老酒是小口小口个吃酒

 

Cao Baoping était un conteur né. Après le travail, il mettait une fleur sauvage dans une bouteille d’alcool vide, la posait sur une valise en guise de table, et, penché sur cette table improvisée, se mettait à conter « Le cadavre vert », « Le Comte de Monte-Cristo » ou « Anna Karenine ». Son camarade de chambrée Feng Jun l’accompagnait en jouant des intermèdes au violon. La pièce était bondée, et, à la fin de la séance, personne ne partait. Sur un battant de porte démonté servant de table à manger, ils posaient un petit réchaud pour faire cuire quelques plats de légumes. Ils tuaient quelques moineaux à la carabine, et les faisaient revenir avec des boulettes de pâte. Quand les rizières étaient inondées, ils en rapportaient des carpes qu’ils allaient attraper en mettant de hautes bottes en caoutchouc, et dont ils faisaient de la soupe. En enveloppant des torches électriques de tissu rouge, ils piégeaient des crabes et en attrapaient des tamis entiers ; cuits à la vapeur, ils prenaient une belle couleur jaune et dégageaient une odeur délicieuse. Il y avait aussi de la pâte de soja pimentée rapportées de leurs visites chez leurs amis paysans, de la farine de blé sautée et des bonbons White Rabbit. Le tout accompagné de grincements de sanhu et de lampées d’alcool blanc.         

 

吃到酒气冲头,齐吼《知青之歌》1。吼罢,眼底浮泪。点一支牡丹烟2,怅怅然轮抽,掏起私房话。说陆续有人上调。冯军道:“曹亚平,哪天咱们都回去了,我骑着老坦克,到你楼下喊,长脚,下来啦,上班去。”曹亚平哽声道:“我不上班,我要念戏剧学院。我的人生理想是当演员。”邻室王红旗接话:“屁精才当演员。”曹亚平一拳击中他鼻梁。众人两厢劝开,煞兴而散。

 

1. « Le chant de la jeunesse » (《知青之歌》) est un célèbre roman publié début 1958. Une adaptation cinématographique a été réalisée dès 1959, pour le dixième anniversaire de la fondation de la République populaire, le film exaltant l’épopée révolutionnaire avec une construction sur quelques thèmes musicaux qui en font un véritable poème lyrique. Le chant principal est devenu un « tube ».

Voir l’analyse du roman et du film :

http://www.chinese-shortstories.com/Adaptations%20cinematographiques_YangMo_Le_chant_de_la_jeunesse.htm

2. 牡丹烟 mǔdan yān cigarettes de la marque Peony (pivoine), fabriquées à Shanghai.

 

Un paquet de Peony

 

Quand l’alcool leur était monté à la tête, ils se mettaient tous ensemble à hurler « Le chant de la jeunesse », les larmes aux yeux. Ils allumaient alors une cigarette Peony et, à regret, se la faisaient passer pour en tirer une bouffée à tour de rôle, moment qui leur inspirait des conversations intimes. Ils parlaient de leurs futurs transferts. Un soir, Feng Jun dit : « Cao Yaping, quand nous serons tous rentrés, j’enfourcherai mon vieux vélo pour aller jusqu’en bas de chez toi, et je te crierai : eh, Grandes Jambes, descends, au boulot ! » Mais Cao Yaping lui répondit d’une voix étouffée : « Non, je n’irai pas au boulot, je veux entrer à l’Institut d’art dramatique. Mon désir le plus cher, depuis toujours, c’est d’être acteur. » - « Etre acteur, s’exclama son voisin de chambrée Wang Hongqi, mais c’est un truc de pédé ! ». Cao Yaping lui envoya un coup de poing sur le nez. On les sépara, et tout le monde s’en fut avec un sentiment de frustration.

 

次年,场部来了工作组,发动“一打三反”1。讲故事的曹亚平,被定为“宣扬封资修毒素的黑势力”。隔离、批斗、监督劳动2、办“学习班”。大字报贴满食堂和宿舍屋山头3。没人敢搭讪,唯目光相接,默递一支烟。

 

1. “一打三反” yīdá sānfǎn éliminer les trois anti d’un coup, campagne lancée en 1970 pour améliorer la situation économique catastrophique, en luttant contre la corruption, mais surtout la persistance des luttes entre factions. Elle entraîna une nouvelle vague d’arrestations, à Shanghai en particulier, où ces vagues d’arrestations étaient périodiques.

2. 监督劳动 jiāndū láodòng littéralement : travail sous contrôle, supervisé.    

3. 屋山头 wū shāntóu partie supérieure (山头) d’un bâtiment, ou d’un mur dans une pièce

 

Cette année-là, au bureau administratif de la ferme arriva une équipe de travail chargée d’y mettre en œuvre le mouvement « Eliminer les trois anti d’un coup ». Le conteur Cao Yaping fut déclaré « puissance noire venimeuse prônant les valeurs féodales et capitalistes ». Il fut isolé, soumis à des séances de lutte, condamné aux travaux forcés, et à suivre des cours de rééducation. Le haut des murs du réfectoire et des dortoirs fut couvert d’affiches en gros caractères. Personne n’osa lui adresser la parole, la seule éloquence était dans les regards, tandis qu’on lui offrait une cigarette en silence.

 

王红旗检举,冯军是曹亚平小兄弟,同属一个小集团。一日,冯军趴在床上,用小提琴弓毛套住自己脑袋,勾到床头横档上。室友发现时,他已身体僵硬,双脚青紫,看似一条被命运拉紧项圈的狗1

 

1. 拉紧项圈 lājǐn serrer, tendre / xiàngquān collier

 

Wang Hongqi dénonça Feng Jun comme étant le frère juré de Cao Yaping, et appartenant au même groupuscule. Un jour, Feng Jun grimpa sur son lit, s’attacha autour du cou les cordes de l’archet de son violon, puis l’accrocha à la barre transversale au pied du lit. Quand ses camarades de chambrée le découvrirent, le corps était déjà raide. Il était pourpre jusqu’aux pieds, comme un chien condamné par le sort à mourir étouffé par son collier.    

 

运动骤然开始,悄然结束1。如洪水扫荡而过,留一地荒碱2。曹亚平佝了背,缩了脖。满颌胡渣3,犹如苔藓4。白天扛泥络担,拖两脚泥水,在开河工地里走。夜晚睁大眼睛,听岛风拨刺白垩墙缝,呜呜作声。门后挂晾的汰脚布,无人取用,冻得硬梆梆。想起是冯军“畏罪自杀”遗物。偷偷收好。

 

1. 骤然 zhòurán brusquement, tout d’un coup / 悄然 qiǎorán sans bruit, furtivement

2. 荒碱 huāng stérile, inculte /jiǎn alcalin (de ph élevé, donc peu fertile)

3. 满颌胡渣 mǎnhé húzhā être mal rasé ( maxillaire / zhā dépôt, scorie)

4. 犹如苔藓 yóurú táixiǎn semblable à de la mousse

 

Lancé tambour battant, le mouvement prit fin sans éclat. Mais, comme après une inondation ayant tout submergé, il laissa derrière lui un paysage dévasté. Cao Yaping courba le dos et rentra le cou dans les épaules. Il avait une barbe mal rasée, semblable à du lichen. Toute la journée, il travaillait les jambes dans la boue pour creuser le lit du fleuve en évacuant la vase à la palanche. La nuit, les yeux grands ouverts, il écoutait le bruit du vent, sur l’île, qui sifflait dans les fentes des murs blanchis à la chaux. Derrière la porte était suspendue une serviette pour s’essuyer les pieds, inutilisée et durcie par le gel. C’était un souvenir, qu’il avait rangé en cachette, laissé par Feng Jun au moment de « se suicider pour échapper à sa punition »,

 

室友皆次回城。当交警、进航道局、做中学老师、入工矿企业。新来者叽喳嬉闹,春游似的。笑言绑行李的草绳藏藏好,今朝下乡,明日上调。曹亚平嫌他们粗鄙,怏怏寡交。逾数年,上调骤减,渐而悄悄取消。开始顶替政策。知青们通关系,找门路。病退、困退、商调。花样百出地离开1

 

1. 花样百出 huāyàng bǎichū en utilisant toutes sortes de ruses (花招)

 

 [les camarade de chambrée reviennent un à un en ville… en usant de mille ruses pour partir…  ]

 

宿舍空了泰半,长起蘑菇和霉斑。留守者疯野了。吃酒、旷工、斗殴。曹亚平的新室友,每晚打大怪路子。经他抗议,移去路灯下。打过通宵,意犹不足。每人五分洋钿1,凑足一元整,赌吃煤球。真有人煤球兑水,一饮而尽。还打赌吃油肉、喝酱油、荡竹竿。仿佛玩掉性命才好。

 

1. 洋钿 yángtián (dial.) = 银元  

 

[le dortoir se vide à moitié… ceux qui restent deviennent fous : ils boivent, se battent… la nuit les nouveaux arrivés font la fête, Cao Yaping sort dans la rue, et erre sans but… ]

 

曹亚平父母早已退休,顶替无望1;参加高考,得分二百八十五,因“政治表现不佳”被刷。年复一年,面皮如鼓皮,抻得松弛了。才犹犹豫豫,起念成家。

梁惠珍是场部小学老师。父母皆在场部医院。母亲跟小姐妹抱怨:“姓曹的大珍珍十多岁。除了几分皮相,啥都没有。珍珍吃死爱死,还要闹自杀。是我帮她洗的胃,眼泪水流光,只得同意下来。”

 

1. 顶替无望 dǐngtì remplacer / wúwàng sans espoir [quand les jeunes instruits sont rentrés chez eux après la Révolution culturelle, ils n’avaient pas de travail, une solution était donc que les parents partent à la retraite pour qu’ils puissent prendre leur place]

 

Les parents de Cao Yaping avaient déjà pris leur retraite, il ne pouvait donc espérer les remplacer ; il passa l’examen d’entrée à l’université, et obtint 285 points, mais, comme il n’avait pas « une bonne attitude politique », il ne fut pas admis. D’année en année, la peau de son visage fit comme la peau d’un tambour, à force d’être tendue elle se relâcha. Mais il hésitait toujours à se marier.

Liang Huizhen était institutrice dans l’école dépendant de la ferme, et ses parents travaillaient tous les deux à l’hôpital. Sa mère se plaignait auprès de ses sœurs : « Ce dénommé Cao a plus de dix ans de plus que Zhenzhen, et il n’a pas un sou vaillant. Mais elle en est follement amoureuse, et se suiciderait pour lui. Mais je lui ferai un bon lavage d’estomac, et, une fois les larmes séchées, on sera d’accord ». 

 

曹亚平和梁惠珍,领好结婚证,敲下大喜日。梁家老夫妇换了新衣,坐船至吴淞码头1,转乘公交车。花费一星期,给上海亲友逐家递喜贴。又在绿杨村大酒店2,预订十二桌。曹亚平也作忙碌准备状。梁惠珍一到,室友嚷嚷,“新娘子来啦”,跑个精光。

 

1. 吴淞 wúsōng le quartier de Wusong, du nom de la rivière Wusong, ancien nom de la rivière Suzhou ; c’est une zone au nord de Shanghai, qui était autrefois un port séparé, à une vingtaine de kilomètres du centre de la ville, le long du Huangpu, face à l’île de Chongming.

2. 绿杨村大酒店 lǜyáng cūn dà jiǔdiàn Grand Hôtel du Village du Peuplier vert - cūn est traditionnellement la plus petite sous-division administrative suburbaine de Shanghai.

 

Quand Cao Yaping et Liang Huizhen eurent obtenu leur certificat de mariage, ils firent une grande fête. Les parents de Liang Huizhen mirent des habits neufs et prient un bateau pour aller jusqu’au quai de Wusong, puis un bus. Ils avaient passé une semaine à envoyer des invitations à leurs parents et amis de Shanghai, et avaient en outre réservé douze tables dans le Grand Hôtel du Peuplier vert. Cao Yaping s’était lui aussi beaucoup investi dans les préparatifs. Les cris de ses camarades de chambrée saluèrent l’arrivée de Liang Huizhen : « vive la mariée ! », dans une clameur radieuse. 

 

少时,传闻将有“拷浜”政策1,单身知青统一回沪。有人漏给曹亚平。曹亚平捽住他衣领,拎得双脚离地。那人嘴唇抖抖道:“保不准是谣言呢。”曹亚平狂奔而出,不知所往。清晨归来,鞋袜尽失,满腿沙板土,颊颐明显凹瘦了。

 

1. “拷浜”政策 "kǎo bāng" zhèngcè  mesure administrative prise au début des années 1980 à Shanghai, alors qu’il ne restait presque plus personne à Chongmiing. Les « jeunes non mariés » ont été autorisés à revenir tous ensemble à Shanghai ; cela a entraîné une série de faux divorces…

Le terme "kǎo bāng" [ kǎo battre – ici barrer / bāng petit ruisseau] est dérivé d’une expression du dialecte de Shanghai. A l’origine, il se réfère à une manière rudimentaire d’attraper des poissons, en faisant un barrage en travers d’un ruisseau, pour assécher la partie en aval, en écopant. Ensuite on a utilisé le même terme dans un sens dérivé quand des maisons étaient inondées, dans des quartiers d’immigrants pauvres comme Zhabei, par exemple : les gens fabriquaient des barrages de fortune contre l’eau, et écopaient avec des seaux.

  

Peu de temps auparavant, le bruit avait couru que les autorités avaient pris un arrêté autorisant les jeunes instruits non mariés à revenir en bloc à Shanghai. Quelqu’un en informa Cao Yaping ; mais il l’attrapa par le col et le souleva de terre, alors l’autre lui dit d’une voix tremblante : « ce n’est peut-être qu’une rumeur ». Cao Yaping se rua dehors comme un fou, et déambula jusqu’au petit matin ; il revint sans chaussures ni chaussettes, les jambes couvertes de sable et de terre, le visage émacié.   

 

kǎo bāng à Shanghai après des pluies torrentielles

 

隔日,梁惠珍来,商议订做西装。见他恍恍不语,便说:“你是喝过墨水的上海高中生,跟我结婚,亏了是吧。今天把话讲清楚。”曹亚平讶然抬眼1,铆牢2她的小圆面孔,一字一顿道:“我不想结婚了。”

 

1. 讶然 yarán (d’un air) ébahi 

2. mǎo riveter / láo ferme

 

Le lendemain, Liang Huizhen arriva dans un tailleur à l’occidentale fait sur mesure. Le voyant l’air égaré et mutique, elle lui dit : « Toi qui as été lycéen à Shanghai, tu ne gagnes pas à te marier avec moi. Aujourd’hui il faut que tu me dises clairement ce que tu penses. » Cao Yaping leva les yeux d’un air ébahi, saisit fermement son petit visage rond et prononça nettement, en articulant : « Je n’ai pas l’intention de me marier. »      

 

言罢,任由她半跪于前,道歉哀求。她哭,他也落泪。面皮赪红1,却不松口。入暮,梁家父母同来。父亲道:“请你讲讲真实想法。”母亲推开老伴,戳着2曹亚平额头,骂他政治落后,作风腐败。言辞越难听,曹亚平越释然3,“不离也行。婚礼我不来,你们更没面子。”

 

1. () chēng (hóng) d’un rouge sombre   

2. chuō piquer/pointer

3. 释然 shìrán soulagé, détendu  

 

Sur quoi il se laissa tomber à moitié à genoux devant elle, en implorant son pardon. Elle se mit à pleurer, et lui aussi versa des larmes, le visage écarlate, mais sans plus desserrer les dents. Au crépuscule arrivèrent les parents de Liang Huizhen. « Vous allez nous dire ce que vous pensez réellement," dit le père. Mais la mère l’écarta et, pointant du doigt le front de Cao Yaping, le traita d’arriéré politique, et corrompu de surcroît. Plus son vocabulaire devenait grossier, plus Cao Yaping se sentait soulagé. « On peut aussi ne pas se séparer, mais si, le jour de la noce, je ne suis pas là, vous perdrez encore plus la face. »    

 

僵至第五日,女方让了步。曹亚平斗劲一懈1,反觉空落落。曾经的丈母娘2,逢人控诉,说他害女儿自杀两次。还反复申明,俩人并未同居。室友不理睬曹亚平。女同志当面啐他“陈世美”3。他撑着一口气,发誓返城之后,不与旧人来往。

 

1. xiè lâche, négligent  

2. 丈母娘 zhàngmǔ niáng belle-mère

3. 陈世美 Chén Shìměi  histoire célèbre : marié avec Qin Xianglian (秦香莲), Chen Shimei va à la capitale passer les examens impériaux, réussit, épouse la fille de l’empereur et fait fortune en cachant son premier mariage ; lorsque Qin Xianglian et ses deux enfants viennent le chercher, il tente de la faire assassiner, mais (dans la version moderne de l’histoire) l’assassin, en apprenant la vérité, se suicide plutôt que de remplir sa mission. A la fin, le juge Bao condamne Chen Shimei à mort. Il est resté l’archétype du mari perfide. 

 

La situation fut bloquée pendant cinq jours, puis la partie féminine céda. L’esprit combattif de Cao Yaping commençait à s’éroder, les insomnies le laissaient exsangue. Quand son ex-belle-mère rencontrait quelqu’un, elle l’accusait d’avoir poussé sa fille au suicide deux fois et affirmait à l’envi que jamais ils n’avaient habité ensemble, tous les deux. Ses camarades de chambrée ignoraient Cao Yaping. Une camarade lui cracha au visage en le traitant de mari perfide. Il supporta l’imprécation, mais se jura, une fois rentré en ville, de cesser tout contact avec les gens de son passé.    

 

月馀1,“拷浜”文件下达。知青骚乱起来2。撕褥子3,砸热水瓶,扔搪瓷面盆。拥抱、哭泣、互留传呼电话。唯曹亚平躲进蚊帐4,数日不出。他是离婚人员,不在政策里头。俄听4有人至床前,掐了嗓门道:“早知如此,不如乖乖当个新郎倌。”引一室哗笑。

 

1. 月馀/yuè yú un peu plus d’un mois (plus tard)    

2. 骚乱 sāoluàn tumulte, agitation, émeute  

3. 褥子 rùzi  matelas ouaté 

4. () é(‘er) (litt.) peu après

 

Un peu plus d’un mois plus tard arrivèrent les documents précisant les mesures de rapatriement à Shanghai. Ce fut l’émeute chez les jeunes. Ils déchirèrent les matelas, cassèrent les thermos, jetèrent à terre les cuvettes émaillées. Ils s’embrassèrent, pleurèrent, échangèrent leurs numéros de téléphone. Seul Cao Yaping resta lové sous sa moustiquaire et ne sortit pas de plusieurs jours. Etant divorcé, il ne répondait pas aux critères prévus par la mesure. A un moment, il entendit quelqu’un devant son lit qui disait d’une voix étouffée : « S’il avait su, il aurait mieux fait de ne pas jouer au gentil jeune époux. » Déclaration saluée d’un immense éclat de rire dans tout le dortoir.   

 

大部队走后,曹亚平调至场部棉纺织厂,当辅助工。拉纱、摆纱管、上棉卷、推粗纱车。工余不与人交往。搬只杌子1,枯坐路边,面朝南门码头方向。他发际线2逐年3潮退了,眼皮耷拉成三角4。松细的胳膊腿,将关节衬得凸大。整个人支支楞楞5

 

1. 杌子 wùzi petit tabouret bas

2. 发际线 fājìxiàn ligne d’implantation des cheveux

3. 逐年 zhúnián une année après l’autre

4. 耷拉 dāla baisser, pencher

5. zhīzhī léngléng (onomatopée) hébété  

 

Lorsque pratiquement tout le monde fut parti, Cao Yaping fut transféré comme auxiliaire à la filature de coton de la ferme. […description du travail..] Après le travail, il ne parlait avec personne ; il prenait un petit tabouret et restait assis, raide comme une souche, au bord de la route, la tête tournée vers le quai du sud. Son crâne se dégarnit d’année en année, ses paupières tombèrent en accent circonflexe. Ses bras et jambes perdirent leur tonus, et les articulations y dessinèrent des reliefs en saillie. Il avait l’air totalement hébété.

 

同事暗呼他“老疯子”、“老花痴”、“老哑巴”。也有说,“他不哑,有次撞见他哼《柏林情话》呢,还蛮好听。”旁问:“《柏林情话》是啥?”答:“老里八早的民主德国电影。那时还叫民主德国。你们小年轻,不懂。不说也罢。”

 

Dans son dos, on l’appela « le vieux timbré », « le vieux romantique », « le muet ». Mais quelqu’un le contesta : « Non, il n’est pas muet, on l’entend parfois chantonner l’air de « La romance de Berlin », et il chante vraiment bien. » - « C’est quoi, la romance de Berlin ? » demanda quelqu’un. – « C’est un vieux film de l’Allemagne de l’Est, ce qu’on appelait autrefois République démocratique allemande. Mais pas la peine de vous expliquer, vous, les jeunes, vous ne pouvez pas comprendre. »    

 

写于2015911日星期五

 

 

[1] Voir aussi : La littérature pendant la Révolution culturelle : II. La littérature underground (1971-1976).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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