Les grands sinologues

 
 
 
     

 

 

Les grands sinologues français

Paul Demiéville 戴密微 (1894-1979)

Présentation

par Brigitte Duzan, 5 octobre 2022

 

 

Paul Demiéville

 

 

Sinologue français disciple d’Édouard Chavannes au Collège de France, Paul Demiéville a exercé une influence considérable sur le développement de la sinologie française au 20e siècle.

 

Une vie d’étude

 

Né le 13 septembre 1894 à Lausanne, dernier né et seul fils d’un professeur de médecine, Paul Demiéville était d’origine suisse et a fait ses études supérieures à Berne, Munich, Londres et Edinburgh. Il s’est d’abord intéressé à la musique et a fait des études de musicologie à Paris, à la Sorbonne. C’est parce qu’il avait rencontré un Chinois sympathique à Edinburgh qu’il eut envie de s’initier à cette langue. Il en commence l’étude en 1915 à l’université de Londres, étude qu’il poursuit ensuite à Paris à l’Ecole nationale des langues orientales vivantes, avec Arnold Vissière. Outre le chinois, il apprend aussi le sanskrit avec Sylvain Lévi et complète sa formation par l’étude du japonais.

 

1920-1930 : de Hanoi à Tokyo en passant par Amoy

 

Nommé pensionnaire de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) en 1919, il est envoyé à Hanoi où il séjourne de 1920 à 1924. Après avoir visité le pays et en avoir observé en particulier les coutumes religieuses, il effectue une mission de deux ans en Chine. C’est alors qu’il rédige « Les versions chinoises du Milindapañha », ouvrage publié dans le Bulletin de l’EFEO en 1924 où il commence par démontrer que les deux textes connus n’étaient en fait que « deux recensions d’une même et unique version ». Ce travail est généralement considéré comme un modèle de méthode philologique et d’analyse critique et témoigne de la connaissance qu’à trente ans le jeune Demiéville avait déjà de la bouddhologie, d’après les sources indiennes et leurs traductions en chinois.

 

À lire en ligne : https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1924_num_24_1_2986

 

De 1924 à 1926, il enseigne le sanskrit, l’histoire du bouddhisme et la philosophie occidentale à l’université d’Amoy, dans le Fujian, au sud-est de la Chine. En 1926, il est appelé à la maison franco-japonaise de Tokyo dont le directeur est Sylvain Lévi et dont il devient pensionnaire.

 

C’est cette même année 1926 que Sylvain Lévi et le savant Takakuzu Junjirô fondent le Hôbôgirin, dictionnaire encyclopédique du bouddhisme en langue française d'après les sources chinoises et japonaises, dont Paul Demiéville devient le rédacteur en chef. Il fait paraître en 1929, 1930 et 1931 les trois premiers fascicules dont la plupart des articles sont de lui. Le dictionnaire devait plus ou moins sombrer après son départ du Japon, il le réorganisera en 1961.

 

Il rentre en France en 1930.

 

1930 : retour en France

 

Naturalisé français par décret du 5 octobre 1931, il est nommé professeur de chinois à l’École nationale des langues orientales.

 

En 1945, il devient directeur d’études à l’École pratique des hautes études où il inaugure l’enseignement de la philosophie bouddhique, qu’il enseignera jusqu’en 1956. En 1946, il succède à Henri Maspero à la chaire de langue et littérature chinoises au Collège de France, chaire qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1964. En 1951, consécration : il entre à l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

 

Parallèlement, de 1945 à 1975, il est le directeur, après Édouard Chavannes et Paul Pelliot, de la revue T’oung Pao (通報), alors première revue internationale de sinologie.

 

Contributions majeures à la sinologie

 

La disparition en 1945 des sinologues Paul Pelliot et Henri Maspéro, après Marcel Granet en 1940, a fait de lui le grand sinologue français de l’après-guerre, avec un rayonnement non seulement en Chine, mais aussi au Japon.

 

Études sinologiques et bouddhiques

 

Il a laissé une œuvre immense dont la part la plus importante est réunie dans les « Choix d’études sinologiques » d’une part et les « Choix d’études bouddhiques » d’autre part. Mais on n’en connaît en général qu’une mince partie tant elle est vaste.

 

-     Les études bouddhiques y tiennent une part importante, selon deux axes majeurs : le bouddhisme indien vu par les Chinois, mais bien plus l’histoire du bouddhisme en Chine, et surtout le bouddhisme sinisé de l’école du dhyâna, le chan. C’est à ce domaine que se rattache sa publication de 1952 sur le Concile de Lhasa, mais aussi son ouvrage sur le chan et la poésie chinoise [1]. Ce fut, après un commentaire du Zhuangzi, le sujet de ses cours au Collège de France.

 

 

Le Concile de Lhasa

 

 

-     Un des autres sujets de prédilection de Paul Demiéville était la littérature chinoise, à commencer par celle en langue vulgaire des Tang et des Cinq Dynasties d'après les manuscrits de Dunhuang. Mais il était aussi féru de poésie classique, dont il a édité une anthologie qui fait toujours référence. Quand il prit sa retraite, en 1964, il put s’adonner avec joie à la traduction de poésies, qu’il liait intimement à la peinture comme en témoigne son article sur « La montagne dans l’art littéraire chinois » [2]. Il a également écrit une préface et un appendice à l’ouvrage de Jao tsong-yi « Peintures monochromes de Touen-houang [Dunhuang] » publié en 1978 par l’EFEO dans une version française de Pierre Ryckmans, d’après les manuscrits originaux conservés à la BnF [3]. 

 

 

Anthologie de la poésie chinoise classique

 

 

 

Peintures monochromes de Dunhuang, 1978

 

 

-     Il s’est aussi intéressé à l’architecture chinoise, et ce en précurseur, dès 1925, avec une analyse d’une réédition du « Traité sur les méthodes architecturales » (Yinzao fashi 營造法式) de Li Mingzhong (李明仲) datant de 1103 et redécouvert en 1919 – traité fondamental qui jouera un rôle central dans l’histoire de l’architecture chinoise moderne de Liang Sicheng (梁思成) et Lin Huiyin (林徽因). Plus tard, après un voyage à Quanzhou (泉州), au sud du Fujian, avec l’historien d’art Gustav Ecke rencontré à l’université d’Amoy, il écrit avec lui « The Twin Pagodas of Zayton [4] », publié par le Harvard-Yenching Institute en 1935. Édouard Chavannes avait entrepris l’étude des sculptures et gravures des pagodes après en avoir reçu des photos du Consul de France à Amoy ; Paul Demiéville poursuivit le travail après la disparition prématurée de Chavannes en 1918.

 

 

The Twin Pagodas of Zayton

 

 

-     Mentionnons encore ses études sur l’archéologie chinoise, et en particulier sa connaissance de l’art funéraire des Han dont témoigne son étude sur la tombe de Yinan (沂南), au Shandong [5] ; son article sur cette tombe, découverte en 1954, fut publié dans le numéro d’octobre-décembre 1957 du Journal des Savants (1957/4, pp. 157-172) : « La tombe ancienne de Yi-nan à pierres historiées, rapport de fouille » (à lire en ligne).

 

Publication de l’œuvre de ses amis disparus

 

Après la disparition des sinologues Édouard Chavannes et Henri Maspero, Paul Demiéville s’est attaché à publier leurs œuvres encore inédites. Il a présidé à la publication posthume, en 1934, du volume V des « Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois » traduits par Chavannes. Il s’est ensuite consacré au tri des papiers laissés par son ami Henri Maspero, faisant paraître en 1950 ses « Mélanges posthumes » en trois volumes publiés par les Annales du Musée Guimet, puis en 1955 une réédition de « La Chine antique ».

 

 

Entretiens de Lin-Tsi

 

 

Dans le même esprit, il aida à l’édition des œuvres posthumes de Paul Pelliot. S’attachant à l’étude des manuscrits de Dunhuang, il créa en 1973 une équipe de recherche dans le but, d’abord, de poursuivre la rédaction du catalogue de la collection Pelliot déposée à la BnF.

 

Il a aidé de même ses étudiants, allant jusqu’à abriter chez lui l’un d’eux que ses activités dans la résistance avaient mis en danger. Il était vivement sensible au malheur des autres, dit Jacques Gernet.
 
Doté d’une jeunesse d’esprit le rendant capable d’émerveillement jusqu’à la fin de sa vie, il attirait respect et admiration pour la somme de ses connaissances dans les domaines les plus divers, langues, peinture, littérature, musique, architecture, religions… La sinologie française lui doit beaucoup, tout comme les indianistes et les japonologues. Nombre d’orientalistes dans divers pays se reconnaissent comme ses disciples et héritiers.

 

 

Choix d’études sinologiques, 1973

 

 


 

Principales publications

 

- The Twin Pagodas of Zayton, A study of later Buddhist sculpture in China. Photographs and introduction by G. Ecke. Iconography and history by P. Demiéville. Harvard-Yenching Institute, Harvard University Press, 1935, 95 p. (dont 72 p. de planches).

Version numérisée à lire en ligne : https://archive.org/details/in.ernet.dli.2015.127766

- Anthologie de la poésie chinoise classique (sous sa direction), Gallimard / Connaissance de l’Orient, 1962, rééd. Poésie/Gallimard, 1982, 613 p.

- Le tch’an et la poésie chinoise, Hermès 7, 1970

- Le Concile de Lhasa, Presses universitaires de France, 1952, VIII, 399 p.

- Entretiens de Lin-Tsi, traduction du chinois, Fayard 1972, 256 p.

- Choix d’études sinologiques (1921-1970), Brill, 1973, à lire en ligne.

- Choix d’études bouddhiques (1929-1970), Brill 1973, à lire en ligne

- Poèmes chinois d’avant la mort, trad. Paul Demiéville, éd. par Jean-Pierre Diény, bilingue chinois-français, L’Asiathèque, 1984, 208 p.

 

Revues critiques de ces ouvrages :

- Roger Lévy, « Paul Demiéville. Le concile de Lhasa : une controverse sur le quiétisme entre bouddhistes de l’Inde et de la Chine au VIIIe siècle de l’ère chrétienne », Politique étrangèrevol. 19 no 1,‎ 1954pp. 95-96 :

https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1954_num_19_1_2639_t1_0095_0000_2

- André Bareau, « Paul Demiéville. Entretiens de Lin-Tsi, traduits et commentés par Paul Demiéville », Revue d’histoire des religions, vol. 185, nos 185-2,‎ 1974pp. 231-232

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1974_num_185_2_10173

- Roger Lévy, « Paul Demiéville. Choix d’études sinologiques (1921-1970) », Politique étrangèrevol. 40 n° 1, 1975, pp. 99-101

https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1975_num_40_1_1783_t1_0099_0000_1

 


 

Bibliographie complète au début des deux Choix d’études, sinologiques et bouddhiques, corrigée et augmentée dans les Mémoires archéologiques XIII, publiées par le BEFEO en 1978, et encore dans la bibliographie de Jacques Gernet publiée dans le T’oung Pao en 1979, et complétée par Yves Hervouet.

 


 

Hommages posthumes :

-     Madeleine Paul-David, « Paul Demiéville, note biographique », Arts asiatiques, 1981/36, pp. 67-68.

-     Jacques Gernet, « Notice sur la vie et les travaux de Paul Demiéville, Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettresvol. 130/3,‎ 1986p. 595-607.

À lire en ligne.

-     Yves Hervouet, « Paul Demiéville et l’École française d’Extrême-Orient », BEFEO 1981/69, pp. 1-29. À lire en ligne.


 


[1] Ainsi que divers articles comme celui-ci, trouvé lors de ses études sur les pagodes de Quanzhou : Le recueil de la salle des patriarches (族堂集), compilé pendant la période des Cinq Dynasties, en 952.

https://terebess.hu/zen/Demieville.pdf

[2] Article publié dans France-Asia/Asia, automne 1965, pp. 7-32, et repris dans les « Choix d’études sinologiques ».
Compte rendu par Michel Cartier :

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1968_num_23_5_421998_t1_1131_0000_2

[4] Zayton, ou Zaiton, étant le nom de la ville de Quanzhou aux 11e-14e siècles, quand elle était un centre de trafic maritime cosmopolite et prospère dont il reste une floraison de bâtiments religieux les plus divers.

[5] C’est en fait tout un complexe de tombes des Han de l’Est qui a été découvert dans ce district, et un musée a été construit, et inauguré en 1996, dans le village central de Beizhai.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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