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Le laogai, histoire et littérature

par Brigitte Duzan, 11 septembre 2022

 

Si le goulag est aujourd’hui entré dans le langage courant, c’est en grande partie grâce aux écrivains, et à la littérature. C’est aussi par volonté politique de briser le tabou qui l’entourait. Si le laogai chinois est encore si peu connu, c’est justement parce que ces camps dits « de réforme par le travail » sont toujours plus ou moins nécessairement nimbés de mystère : ils font partie de ces trous noirs de l’histoire chinoise récente dont on-ne-peut-pas-parler, sauf à battre en brèche des images sacro-saintes, et le faire à ses risques et périls quand on est chinois.

 

Contre l’indicible, la littérature

 

Peu nombreux sont ceux, en Chine, qui s’y sont hasardés, pour témoigner de ce qu’ils ont vécu et rendre hommage à ceux qui n’ont pas survécu pour pouvoir le faire. C’est le cas de Harry Wu (ou Wu Hongda 吴弘达) qui, ayant réussi à partir aux États-Unis en 1994, y a fondé une Fondation pour la recherche sur le laogai qui est une source d’informations de référence sur le sujet. Le site web de la fondation comporte un « manuel » du laogai (le Laogai Handbook 劳改手册) dont l’introduction comporte une histoire de cette institution [1] dont s’inspirent les lignes qui suivent – en l’agrémentant de sources littéraires complémentaires.

 

 

La musée du laogai fondé à Washington par Harry Wu
et associé à sa Fondation de recherche sur le laogai.

 

 

Car la littérature est essentielle pour lutter contre le silence et l’indicible. Dans le système soviétique, on a dit que ce qui rendait les camps invisibles, c’est l’espace même, où les camps disparaissaient, et l’imposition du silence, espace et silence aboutissant à un « indicible » des camps :

 

« L’espace se chargeait d’effacer les traces. Les détenus libérés s’engageaient à ne rien dire et tenaient parole, car leur existence d’après le camp se déroulait toujours dans un système totalitaire et ils risquaient à tout moment une nouvelle condamnation.[…] Et aujourd’hui, en Russie, l’attitude la plus courante à l’égard du Goulag est le silence et la dénégation. […] je suis allée à la Kolyma, sur les traces de Chalamov [2]. Il ne reste absolument rien des camps, et pratiquement rien n’est fait pour en conserver la mémoire. On ne peut même pas accuser les autorités d’en avoir effacé les vestiges à dessein : la plupart du temps, il a suffi de laisser faire la nature, l’espace. »

(Luba Jurgenson : L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? ) [3]

 

 

L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?

 

 

C’est la même expérience qu’a faite Wang Bing (王兵) retournant sur les lieux du camp de Jiabiangou dont il montre, à la fin du premier volet de son documentaire « Les âmes mortes » (《死灵魂》), combien il est difficile d’en retrouver les traces dans le sable du désert et le silence qui l’entoure. L’expérience devenant même dangereuse pour Harry Wu (Wu Hongda 吴弘达) tentant de revenir sur les lieux où il avait été détenu et où les camps, là, n’ont pas disparu mais sont encore plus du domaine de l’indicible car maintenus tels par la volonté politique.

 

 

Les âmes mortes

 

 

L’indicible des camps selon Claude Lanzmann (parlant de la Shoah) reposait sur une « impossibilité à montrer l’essentiel ».  Luba Jurgenson s’intéresse à un autre aspect de la notion d’indicible qu’elle considère comme en étant le double : le pan narratif à travers l’acte d’écriture. Le déchiffrement de cet indicible passe donc par l’étude des œuvres littéraires relatives à l’expérience vécue des camps comme manifestations extrêmes des États totalitaires.  

 

Essai de définition

 

Le terme originel de láogǎi (劳改) est une abréviation de láodòng gǎizào (劳动改造), soit réforme par le travail, réforme qui avait pour composante fondamentale la « réforme de la pensée » (思想改造). En 1957 lui a été substitué le terme de láojiào (劳教), abréviation de láodòng jiàoyǎng (劳动教养) ou rééducation par le travail.

 

C’est le terme de laogai qui a été institutionnalisé au niveau international : en 2003, il est entré dans l’Oxford English Dictionary, puis en 2004 dans le Duden en Allemagne.

 

On a tendance à considérer que le laojiao est désormais une composante du laogai. Il s’agit en fait d’une variation sur le même thème. La notion de « réforme » reflète les origines soviétiques du système ; il s’agissait, idéalement, de réformer l’individu pour en faire un homme nouveau, dans la douleur.  « Rééduquer » - et rééduquer par le travail - est bien plus chinois, renouant avec les racines confucéennes qui continuent d’être à la base de l’organisation sociale comme des principes du pouvoir chinois. Sous Mao, cependant, tels qu’ils sont instaurés dès le début du régime, les camps de travail sont tout à la fois mesure de sécurité publique et impératif économique.

 

Ce ne sont pas les hommes qui ont été réformés, mais bien plutôt le système, qui s’est poursuivi au début des années 1980, en permettant l’arrestation et la détention sans procès pendant trois ans d’éléments jugés subversifs ou dangereux pour la société. En 1988 encore, dans son Manuel de réforme pénale, le ministère de la Justice a souligné le double objectif du laogai : organiser les criminels en main-d’œuvre à des fins productives, en créant ainsi de la richesse pour la société. Il est souligné que, dans un système de dictature par le peuple, le laogai est un moyen d’exercer cette dictature sur des éléments minoritaires hostiles au socialisme afin de sauvegarder l’intégrité nationale. En 1991, un livre blanc a renouvelé et précisé ces principes de « réforme » par le travail forcé [4].

 

Chronologie

 

1950 : le modèle soviétique à la mode chinoise

 

Même s’il s’en distingue, le laogai a pour antécédent le goulag soviétique a pris un soudain essor à partir des purges de Staline dans les années 1930 (voir note complémentaire ci-dessous). Or, en 1950, avant la mort de Staline, la Chine et l’Union soviétique ont signé un traité de défense mutuelle qui stipulait que le gouvernement soviétique aiderait la Chine à créer les institutions sociales fondamentales, y compris un système pénal. Celui-ci porte donc la marque de ces origines, en faisant du laogai un élément essentiel de la consolidation du pouvoir maoïste grâce à l’isolation et à la répression d’un grand nombre de prisonniers politiques étiquetés « éléments hostiles » [5].

 

Ces éléments hostiles sont légion dès les premières campagnes politiques de la Chine nouvelle et les purges qui en résultent : ce sont d’une part tous ceux qui ont travaillé de près ou de loin pour le régime nationaliste, ou plutôt sous le régime nationaliste, sans même adhérer au Parti, et d’autre part les « ennemis de classe » (阶级敌人), c’est-à-dire les propriétaires terriens, paysans (plus ou moins) riches et industriels fortunés stigmatisés dans le cadre de la Réforme agraire (土地改革) – autant d’éléments qui seront catalogués comme « contre-révolutionnaires historiques » (历史反革命) et le resteront à vie, quand ils réussiront à survivre.

 

Comme Staline avant lui, Mao Zedong a vite réalisé que cet afflux de prisonniers politiques était une charge trop lourde en tant que population carcérale, mais que ces prisonniers pouvaient devenir une source de main-d’œuvre bienvenue pour réaliser à moindres frais les immenses travaux prévus pour le développement du pays. C’est l’objet de l’amendement à la « Résolution de la 3ème Conférence sur la Sécurité publique nationale » réunie du 10 au 16 mai 1951 qui avait pour objet principal la campagne de de suppression des contre-révolutionnaires ; la résolution adoptée le 15 mai était un document crucial concernant l’organisation du laogai pour ceux qui n’étaient pas exécutés tout de suite (les ordres étant d’exécuter 10 à 20 % de ceux condamnés à mort et d’envoyer les autres en camp). Mao appelait à une « mobilisation de masse » pour résoudre le problème des prisons et tirer profit de cette occasion « en or » d’avoir une main-d’œuvre corvéable à merci pour réaliser les grands travaux projetés [6].

 

Des millions de prisonniers ont ainsi constitué la main-d’œuvre sans laquelle il aurait été impossible de mener à bien les grandes opérations d’infrastructure effectuées dans les premières années de la Chine populaire : travaux de canalisation, pour la prévention des inondations et l’irrigation, mise en valeur de terres incultes et de mines, souvent dans des zones lointaines et difficiles d’accès aux quatre coins du territoire, mais pas seulement. C’est ainsi, par exemple, que des milliers de prisonniers ont travaillé à la régularisation du cours de la Huai (淮河), dans le nord du Jiangsu, comme le raconte un ancien prisonnier dans ses mémoires parues en français sous le titre « Les nuages noirs s’amoncellent » [7] : d’octobre 1951 à juillet 1952, quelque trois mille prisonniers ont arasé une colline et creusé un canal de quinze mètres de long et vingt mètres de large sans machines, en transportant la terre à dos d’homme dans des paniers de vingt kilos par trajet, à raison de 3 200 kilos par jour. Comme, en outre, le sorgho a bientôt remplacé le riz comme nourriture de base, beaucoup de prisonniers sont tombés malades et sont morts, d’autres se sont suicidés. Mais le canal a été terminé dans les temps, et, à l’automne 1952, les prisonniers ont été envoyés creuser un autre canal sur la Huai à une quinzaine de kilomètres plus loin.

 

Toute la Chine était un immense chantier, selon le principe que « Seul le travail peut changer le monde ». C’est en 1954 que, en l’absence de système légal, est promulguée une « réglementation » sur la réforme par le travail. Ce sont des directives (zhishi 指示) du ministère de la Sécurité publique publiées en janvier 1955 dans un rapport sur une réunion concernant l’organisation de la production agricole et industrielle par les prisonniers du laogai [8]. Ces directives sont complétées par des « méthodes temporaires de libération des prisonniers ayant achevé leur peine » comportant un volet concernant l’affectation des prisonniers à des postes de travail forcé.

 

En même temps, un éditorial du Quotidien du peuple énonçait la philosophie du système, fondée sur la lutte des classes : tout crime a des racines sociales, les idées et les habitudes fausses sont un legs de la société féodale qui perdure dans les esprits. C’est pourquoi il ne suffit pas de punir, il faut prendre les mesures adéquates pour transformer les esprits, transformation nécessairement brutale, passant par les confessions forcées, les autocritiques incessantes et les séances de critique, le travail dans des conditions très dures devant contribuer à briser les résistances et soumettre les esprits.

 

Le monde du laogai est ainsi fondé sur une double politique : le travail forcé comme moyen, la réforme de la pensée comme objectif. Il sera, sur ces bases, constamment alimenté par les campagnes politiques qui se sont succédé tout au long des premières années de la République populaire, avec un tournant en 1957.

 

1957-1966 : du piège des Cent Fleurs à la Grande Famine et à la Révolution culturelle

 

En 1957, la campagne des Cent Fleurs tourne au fiasco. Suffoqué par la virulence des critiques qu’il avait lui-même suscitées, Mao Zedong réagit par une campagne féroce de répression. Si l’ampleur des critiques était telle, c’est parce que les autorités locales, jusque dans chaque unité de travail, dans chaque village même, avaient des quotas à remplir et que, si certaines critiques ont été spontanées et sincères, d’autres ont parfois été arrachées.

 

Les intellectuels ont été décimés, étiquetés « droitiers contre-révolutionnaires » et envoyés en camp quasiment du jour au lendemain après avoir été arrêtés par la police. On en a de multiples témoignages dans la littérature, dans les écrits de Zhang Xianliang (张贤亮) par exemple. Comme lui, d’ailleurs, beaucoup des droitiers arrêtés en 1957 avaient en outre une ascendance familiale qui constituait une charge supplémentaire : le père de Zhang Xianliang était un industriel et homme politique dans la mouvance du Guomingdang, ce qui était doublement répréhensible ; incarcéré en 1952, il mourut en prison en 1954. Selon le principe de la lutte des classes, l’opprobre du père retombait sur le fils.

 

 

La mort est une habitude, Zhang Xianliang, éd. 1998

 

 

Certains de ces intellectuels avaient composé un poème qui fut mal interprété, cas classique, d’autres ont simplement été dénoncés pour remplir les quotas. Les histoires abondent, absurdes bien souvent. Le plus terrible est que ces détenus se sont retrouvés en camp pendant la Grande Famine provoquée par le Grand Bond en avant, sujet toujours éminemment tabou en Chine, mais dont l’horreur qu’elle a engendrée dans les camps est aujourd’hui bien documentée, et se retrouve tant dans la littérature qu’au cinéma, malgré la censure (voir Bibliographie ci-dessous).

 

Le pire encore est que ces peines étaient en fait extensibles, n’étant pas du domaine pénal, mais relevant de la Sécurité publique. Or, après l’épisode désastreux de la Grande Famine, Mao est évincé du poste de président de la République populaire, Liu Shaoqi et Deng Xiaoping adoptent un programme de relance économique, les réformes allant jusqu’à mettre en œuvre une certaine dose de libre marché. En 1962, pour reconquérir le pouvoir et lutter contre des tendances jugées trop modernistes, Mao lance alors le « Mouvement d’éducation socialiste » (社会主义教育运动) contre l’appareil même du Parti, en en revenant au processus de réforme de la pensée ; le mouvement se poursuit jusqu’en 1965, et c’est son échec, entre autres, qui incite Mao à lancer la Révolution culturelle.

 

Les campagnes ne cessent pas, et dans ces conditions, les détenus des camps de laogai sont considérés comme des éléments toujours dangereux. Dans la paranoïa ambiante, à laquelle s’ajoute à plusieurs reprises des tensions internationales, il n’est pas question de les laisser sortir [9]. Les droitiers de 1957 ne sortiront de camp qu’après la mort de Mao et ne seront, pour la plupart, réhabilités qu’en 1979. Ce qui ne signifie pas que le système du laogai s’est éteint avec la politique d’ouverture.

 

Années 1980-1990 : légalisation

 

À partir de 1979, et plus généralement au cours de la période dite « d’ouverture », un système légal est peu à peu élaboré. Le plus important est le Code pénal promulgué en 1979 qui comporte les lignes directrices concernant le laogai. Il définit en particulier les « crimes » politiques en relevant : menace à l’ordre public, incluant l’administration, et toujours crime de contre-révolution, cette dernière catégorie permettant de continuer la répression à l’égard des dissidents politiques.

 

En 1988, les principes de « réforme criminelle » approuvé par le Bureau du laogai du ministère de la Justice reprennent les objectifs de réforme de pensée du laogai comme outil de la dictature du peuple [10]. La réforme du code de procédure pénale de 1997 n’a rien changé de significatif[11].

 

Il y a toujours la double composante sécurité/réforme de la pensée, mais s’y ajoute une composante économique dans le cadre des réformes de Deng Xiaoping, et en particulier de sa relance économique de 1991 : la réforme dans le cadre du  laogai passe par le travail en tant que travail productif participant à l’enrichissement national.

 

En 1994, sous la pression de la communauté internationale, s’est opérée une subtile mutation sémantique de laogai à prison (jianyu 监狱), mais, comme le reconnaît alors le très officiel Legal Daily (Fazhi ribao《法治日报》), le fait de rebaptiser le laogai était une concession du gouvernement chinois vis-à-vis de la critique internationale sur les droits de l’homme, mais la fonction, le caractère et les tâches de l’administration pénitentiaire restaient fondamentalement les mêmes. En particulier, les prisonniers dont il est estimé qu’ils n’ont pas totalement réformé leur pensée peuvent toujours voir leur libération repoussée.

 

Par ailleurs, en fonction du système « héberger pour enquêter » (shourong shencha 收容审查), la police peut procéder à une détention de trois mois hors des procédures normales de supervision judiciaire, et cette période peut être étendue de manière arbitraire comme il est arrivé à Dai Qing (戴晴) en 1989 et qu’elle raconte dans ses mémoires.

 

2013 : abolition ?

 

Le système du laogai a été formellement aboli par l’Assemblée nationale populaire de Chine en décembre 2013 [12], et le gouvernement a annoncé la fermeture définitive de ces camps en arguant qu’ils sont devenus superflus en raison du développement du système judiciaire du pays.

 

On peut se demander s’il ne s’agit pas d’une argutie sémantique comme en 1994.

 


 

Bibliographie

 

Témoignages

 

- Vents amers, Harry Wu/Wu Hongda (吴弘达), trad. de l’anglais par Béatrice Laroche, préface de Danielle Mitterrand, introduction de Jean Pasqualini, Bleu de Chine, 1995.

Traduit de l’ouvrage écrit en anglais avec Carolyn Wakeman « Bitter Winds, a Memoir of My Years in China’s Gulag » (John Wiley & Sons, 1994).

 

- Prisonnier de Mao, sept ans dans un camp de travail en Chine, Jean Pasqualini, Gallimard 1975.

(traduit de l’édition en anglais parue aux Etats-Unis en 1973).

 

- Les nuages noirs s’amoncellent , Chen Ming, trad. Camille Loivier, Zulma, 2003.

 

Fiction et autofiction

 

- Les romans et mémoires de Zhang Xianliang (张贤亮) :

I. Mimosa / La moitié de l’homme, c’est la femme 

II. La mort est une habitude

III. Grass Soup / My Bodhi Tree

 

- L’œuvre de Yang Xianhui (杨显惠) dont « Adieu à Jiabiangou » (《告别夹边沟》), traduit en anglais :

Woman from Shanghai, Tales of survival from a Chinese labor camp, tr. Wen Huang, Pantheon Books, 2009, Anchor, 2010, 320 p.

Review : https://u.osu.edu/mclc/book-reviews/woman-from-shanghai/

En français :  Le Chant des martyrs, dans les camps de la mort de la Chine de Mao, traduit de l’anglais par Patricia Barbe-Girault, Balland, 2010.

Adapté au cinéma par Wang Bing (王兵) : Le fossé 《加边沟》, 2010.

 

 

Chronique de Jiabiangou, Yang Xianhui, 2008

 

 

- Les récits partiellement autobiographiques de l’écrivaine Zhang Yihe (章诒和) : les camps au féminin à travers la série des portraits de prisonnières dite « série des criminelles » (情罪系列),  dont « Madame Liu » (《刘氏女》).

 

Zhang Yihe : Madame Liu, Madame Yang et Madame Zou

 

 

 

Études, essais et analyses

 

- The Great Wall of Confinement: The Chinese Prison Camp through Contemporary Fiction and Reportage,

by Philip F. Williams and Yenna Wu, University of California Press, 2004.

 

- Chine, l’archipel oublié, de Jean-Luc Domenach, Fayard 1992.
Compte rendu de Marie-Claire Bergère, Vingtième siècle, revue d’histoire, 1993/39, pp. 121-122
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1993_num_39_1_2737_t1_0121_0000_4

 

- La Récidive, Révolution russe, révolution chinoise, par Lucien Bianco, Gallimard/NRF, 2014.

 

Film

 

- Les âmes mortes 《死灵魂》, documentaire de Wang Bing (王兵), 2018.

 


 

Note complémentaire

 

Le modèle du laogai : le goulag

 

Datant des années 1920, mais avec des antécédents dans la période impériale, le goulag a servi de modèle à Mao Zedong lorsqu’il a créé le laogai au tout début des années 1950, en y ajoutant une touche chinoise. Il est intéressant de voir comment le pire d’un système dictatorial peut en influencer un autre [13], et comment une littérature peut répondre à une autre.

 

·         Brève histoire

 

Le goulag  est défini comme système de travail pénitentiaire administré par la police politique sous Staline et ses successeurs à partir des années 1920. Il a couvert le territoire soviétique de dizaines de milliers d’unités carcérales et productives en joignant zones de résidence et zones de production.

 

Alimenté par les diverses purges réalisée par Staline, le goulag a atteint son apogée au début des années 1950. Le dernier camp, Perm-35, a été fermé en 1991. Dans l’un des ouvrages les plus récents sur la question [14], Nicolas Werth et Luba Jurgenson estiment à vingt millions le nombre de détenus qui seraient passés dans ces camps pendant la période 1929-1954 et à quatre millions le nombre de morts pendant la même période.

 

Définition et organisation

 

Goulag est l’acronyme de Glavnoïé oupravlénié laguéreï, qui signifie « Administration principale des camps ». C’est une division administrative de la police politique russe ou GPU créée en juillet 1934 lors de la réorganisation de la GPU et de son rattachement au NKVD (le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures). Avant cette date, les camps de travail étaient sous l'autorité décentralisée de ministères au niveau des Républiques : jusqu'en 1930, le ministère de l'Intérieur, puis de 1930 à 1934 le ministère de la Justice.

 

Le goulag n’était pas seulement un système pénitentiaire, c’était aussi un acteur important de la mise en valeur de territoires inhospitaliers du territoire soviétique. Dans ce cadre, il comprenait deux types de lieux de détention, et donc de travail forcé : les camps de travail et les colonies de travail.

- les camps ont mêlé détenus de droit commun et opposants, ou considérés comme tels, victimes des purges staliniennes. Beaucoup se trouvaient dans les régions arctiques et subarctiques dont ceux de la Kolyma en Sibérie, centre d’extraction minière particulièrement meurtrier.

- quant aux colonies, sous la tutelle de la police politique, c’étaient des « villages spéciaux » hébergeant des familles dans des régions éloignées et isolées, peu peuplées, où les exilés devaient travailler dans les champs, à la coupe du bois et à la pêche, ou, dans les régions industrielles, dans les mines et sur les chantiers…

 

Les détenus pouvaient être libérés à l'issue de leur peine, mais elle était souvent prolongée. Ils étaient alors assignés à résidence dans la région par les autorités, dans le but de peupler des régions lointaines ou de climat difficile, où les non-prisonniers rechignaient à s'installer.

 

Antécédents : les katorgas sous l’empire

 

Les premiers camps ont été créés au cours de la guerre civile russe (1917-1923) et mis en place par les bolcheviks. Situés à l’extérieur des villes, ils étaient destinés à accueillir, pour les isoler, les éléments à l’allégeance douteuse comme aristocrates et marchands.  

 

Le système était inspiré des camps de travail de l'Empire russe, les katorgas [15], brigades de travail forcé en Sibérie créées au 17e siècle et développées par Pierre le Grand en 1722 quand il ordonna l’exil des criminels avec femmes et enfants dans les mines d’argent de Daourie en Sibérie orientale. Les katorgas ont eu leurs prisonniers célèbres, dont deux grands écrivains qui nous ont laissé leur témoignage de ce bagne russe :


- Dostoïevski, arrêté en 1849 et condamné aux travaux forcés à la forteresse d’Omsk ; libéré en 1854, il écrit « Souvenirs de la maison des morts » (Записки из Мёртвого дома) dont la 1ère partie est publiée en 1860, la 2ème en 1862. L’œuvre a été adaptée à l’opéra par Janacek en 1930. La première traduction en français date de 1886.
 

 

Les carnets de la maison morte, trad. A. Markowicz

 

 
- Tchekhov, qui n’a pas été détenu, mais a séjourné dans un camp de Sakhaline de juillet à octobre 1890 pour témoigner des conditions de vie. Il a créé quelque dix mille fiches basées sur les déclarations des forçats, conservées au musée Lénine à Moscou. Son témoignage a été publié en 1893-94 dans la revue « La pensée russe », sous le titre « L’île de Sakhaline » (Остров Сахалин). Il montre en particulier que les forçats, en fait, ne peuvent jamais rentrer chez eux ; au bout de dix ans (six pour les femmes), ils deviennent « colons » , puis « paysans » et peuvent alors s’établir en Sibérie.
 

 

L’île de Sakhaline

 

 

Il est à noter que Staline lui-même a effectué plusieurs séjours au bagne sous le règne de Nicolas II : après s'être évadé en 1902 et 1908, il est relégué de 1913 à 1917 dans un camp sur le fleuve Ienisseï, et relâché au moment de la révolution de février.

 

Les objectifs assignés aux camps de travail sous Staline sont restés les mêmes: éloigner les opposants politiques et les marginaux, peupler les régions vides, exploiter les ressources de l’immense territoire russe tout en terrorisant la population. Staline ajouta une fonction de rééducation : le travail forcé devait transformer le monde ancien et forger un « Homme nouveau ».

 

Premiers témoignages en France et aux Etats-Unis

 

Il faudra du temps pour que la véracité des témoignages sur les camps staliniens soit établie.

 

En 1946Victor Kravtchenko, haut fonctionnaire soviétique, publie « I Chose Freedom » aux États-Unis, où il est réfugié depuis deux ans. Il y décrit la terreur stalinienne et les camps. En France, où l’ouvrage est publié en traduction française l’année suivante, l’éditeur reçoit des menaces et l’hebdomadaire communiste « Les Lettres françaises » [16] traitent l’auteur de menteur et d’imposteur et l’attaquent en justice en fabriquant un faux témoin. La grande poétesse russe Nina Berberova relatera le procès dans « L’affaire Kravchenko », paru en 1990.

 

 

Viktor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, édition française 1947

 

 

En France, le terme de goulag est utilisé pour la première fois par David Rousset, ancien déporté, fondateur en octobre 1950 de la Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC). Il sera à son tour d’être traité de falsificateur, trotskyste qui plus est, par « Les Lettres françaises » à qui il intentera un procès qu’il gagnera en 1951. … Encore en 1956, à la lecture du rapport secret du XXe Congrès du PC de l’Union soviétique publié dans Le Monde en juin 1956Maurice Thorez et Jacques Duclos crient au faux grossier.

 

Il faut attendre les années 1970 pour que ce négationnisme reflue, grâce aux écrits de Soljenitsyne et des anciens détenus ainsi qu’aux rapports d’Amnesty International.

 

Dégel et regel

 

 Le 9 octobre 1975, le prix Nobel de la paix est attribué à Andrei Sakharov, exilé à Gorki dans les années 1980.

Peu avant sa mort, le 14 décembre 1989, il a créé l’ONG Memorial afin de lutter pour la reconnaissance des camps de travail forcé du goulag. L’ONG a été dissoute par la Cour suprême russe le 28 décembre 2021, suscitant un appel de la Cour européenne des droits de l’homme à suspendre cette dissolution.

 

Surtout, depuis 2015, l'accès aux archives (ouvertes à partir de 1986) est redevenu difficile ; les crimes de la période soviétique sont à nouveau sinon niés, du moins largement occultés, tandis que leur évocation est criminalisée [17].

 

·         Littérature

 

Les antécédents

 

- Souvenirs de la maison des morts, F. Dostoïevski (1860-1862), trad. Charles Neyroud, préface Eugène-Melchior de Vogüe, Plon 1886. 

Nouvelle traduction : Les Carnets de la Maison morte, trad. André Markowicz, Actes Sud / Babel, 1999

- L’île de Sakhaline, notes de voyage, A. Tchékhov, trad. et notes Lily Denis, préface Roger Grenier, Gallimard 2001

 

Les classiques

 

D’ A. Soljenitsyne :

- Une journée d’Ivan Denissovitch (1960-62), trad. Jean et Lucia Cathala, préface Jean Cathala, Julliard, 1975 et 10/18, 1979.

- L’Archipel du Goulag, 1918-1956, essai d’investigation littéraire, T. 1 trad. Geneviève Johannet, Fayard, 2010 (1ère éd. 1973) ; T. 2 trad. Geneviève et José Johannet, Fayard 2011 (1ère éd. 1974).

 

 

Une journée d’Ivan Denissovitch

 

 

De Evguenia Guinzburg : autobiographie (Крутой маршрут) en deux tomes

- T. 1 :  Le Vertige, trad. Bernard Abbots avec le concours de J.J. Marie, Seuil, 1967.

- T. 2 :  Le ciel de la Kolyma, trad. Geneviève Johannet, Seuil 1980.

 

 

Le ciel de la Kolyma, E. Guinzburg

 

 

De Varlam Chalamov :

- Souvenirs de la Kolyma, six recueils de nouvelles (2003), trad. Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, préface Luba Jurgenson, postface Michel Heller, éd. intégrale, Verdier 2008.

- Récits de la Kolyma, sélection de treize récits, trad. Sophie Benech (pour « Le gant ») et Luba Jurgenson, préface Luba Jurgenson, Verdier poche, 2013/2022.

 

 

Varlam Chalamov, Cahiers de la Kolyma et autres poèmes

 

 

À découvrir

 

De Gouzel Iakhina Гүзәл Яхина :

- Zouleikha ouvre les yeux Зулейха открывает глаза (2015), trad. Maud Mabillard, préface de Ludmila Oulitzkaïa, éd. Noir sur blanc 2017, Libretto 2021.

 

Note sur l’auteure :

Écrivaine née à Kazan le 1er juin 1977, diplômée de la faculté de langues étrangères de l'Institut pédagogique d'État de Kazan (Tatar State University of Humanities and Education) et du département d’écriture de scénario de l'École de cinéma de Moscou.

 « Zouleikha ouvre les yeux » est son premier roman, inspiré de l’histoire de sa grand-mère tatare : son mari ayant été tué pour s’être opposé à la dékoulakisation (1929-1932) [18], elle a été exilée en Sibérie dans un endroit sauvage sur les bords de la rivière Angara. Elle a donc fait partie des « colonies pénitentiaires » de Sibérie.

 

 

Zouleikha ouvre les yeux, rééd. russe 2019

 

 

Autres romans :

2020 : Дети мои / Les enfants de la Volga [19], trad. Maud Mabillard, Noir sur blanc, 2021.

2021 : Эшелон на Самарканд / Le convoi pour Samarcande (encore non traduit) sur la Grande Famine de 1921 dans la région de la Volga. 

 

Essai

 

Le monde concentrationnaire et la littérature soviétique, de Michel Heller, L’âge d’homme, coll. Slaviça, 1974.

 


 

[1] Le site de la fondation comporte une série de textes réglementaires en chinois et en anglais, à commencer par le « Manuel de la réforme par le travail pour la période 1987-1993 » (《劳改工作手册1987.3-1993.3》) :

https://laogairesearch.org/lrf_archive_subject/%E5%8A%B3%E6%94%B9/?lang=zh-hant

[2] Varlam Chalamov, l’un des principaux représentants de la « littérature concentrationnaire » russe, auteur de six recueils de « Récits de la Kolyma » écrits entre 1954 et 1972, dont treize ont été traduits en français :
Récits de la Kolyma, trad. Sophie Benech (pour « Le gant ») et Luba Jurgenson (pour les autres), préface de Luba Jurgenson, Verdier 2008/ Verdier poche 2013.

[3] Luba Jurgenson : L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? Éditions du Rocher, 2003.

[4] Le document a une traduction officielle en anglais : https://www.fmprc.gov.cn/ce/celt/eng/zt/zfbps/t125237.htm

[5] L’une des grandes différences étant que le goulag n’a jamais comporté de « réforme de la pensée », composante essentielle du laogai.

[6] Notes sur la conférence, dont les instructions de Mao en amendement des résolutions du 15 mai :

http://www.commonprogram.science/meeting10051951.html

[7] Les nuages noirs s’amoncellent, Chen Ming, trad. Camille Loivier, préface de Jean-Luc Domenach, Zulma 2003, pp. 118-128.

[9] C’est ce que montre bien, en particulier, Harry Wu dans son autobiographie « Vents amers ».

[10] Selon le document cité ci-dessus, note 4.

[11] Comme l’indique le Laogai Handbook, p. 11.

[12] L’abolition des camps de travail a été annoncée en même temps que celle de la politique de l’enfant unique à la mi-novembre 2013, à la suite d’une réunion du Comité central du Parti. Les deux mesures symboliques ont été entérinées en janvier suivant par un vote du comité permanent de l’Assemblée nationale populaire.

[13] Sur le sujet, voir l’ouvrage de l’historien et sinologue Lucien Bianco :

La Récidive, Révolution russe, révolution chinoise, Gallimard/NRF, 2014.

[14] Le Goulag, témoignages et archives, édition établie, annotée et présentée par Nicolas Werth et Luba Jurgenson, Bouquins, 2017, 1120 p.

[15] du grec kateirgein, « réprimer », « enfermer », le dérivé katergon désignant une galère.

[16] A l’origine publication clandestine de la Résistance, puis soutenue par le Pcf.

[17] Voir Isabelle Mandraud, « Comment Vladimir Poutine bâillonne les historiens pour mieux réécrire l’histoire de la Russie », Le Monde,‎ 10 juin 2021.

[18] Campagne qui a abouti à la déportation de plus de deux millions de personnes, hommes, femmes et enfants, entre 1929 et 1933, dont plus de 500 000 sont morts. Doublée de la création de kolkhozes, la dékoulakisation a beaucoup de points communs avec la collectivisation des terres suivant la Réforme agraire en Chine, marquée aussi par la déportation des principaux opposants dans des camps.

[19] Histoire des colons allemands invités par l’impératrice Catherine II à la fin du 18e siècle : ils se sont installés sur les bords de la Volga et ont subi après 1917 la collectivisation accompagnée de spoliations, arrestations et exécutions, le tout s’étant achevé en 1942 par la déportation en Sibérie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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