Recensions et notes de lecture

 
 
 
     

 

 

Bolihua : la collection Mei Lin de peinture chinoise « sur verre inversé »

par Brigitte Duzan, 3 juin 2020

 

Dans son ouvrage, intitulé dans sa version bilingue anglais-chinois, Bolihua : Chinese Reverse Glass Painting from the Mei Lin Collection [1], le sinologue allemand Rupprecht Mayer présente cent trente-huit peintures chinoises « sur verre inversé » de la collection qu’il a constituée depuis les années 1990 avec son épouse Liem Haitang. Ce sont des tableaux réalisés entre 1850 et 1965, c’est-à-dire de la fin des Qing, à l’apogée de cet art en Chine, à la veille de la Révolution culturelle qui en sonne le glas.

 

On y trouve des motifs traditionnels de bon augure typiques des images du Nouvel An, des paysages et des portraits féminins, mais aussi de nombreuses illustrations d’opéras et d’œuvres littéraires classiques d’une grande richesse. L’importance de la collection est soulignée dans une préface par nul

 

Bolihua : Chinese Reverse Glass

Painting from the Mei Lin Collection

autre que Feng Jicai (冯骥才) qui salue en Rupprecht Mayer un « archéologue de l’art et de la culture » dont les recherches répondent donc aux siennes. Il dit d’ailleurs au passage s’être lui-même essayé à ce genre de peinture quand il était jeune et, en connaissant donc toutes les difficultés, en apprécier d’autant plus la valeur. 

 

Un art ancien aujourd’hui méconnu

 

Une longue histoire

 

La peinture sur verre inversé remonte à l’Egypte ancienne, vers le 3e siècle avant Jésus-Christ : les artisans avaient mis au point une technique permettant de fixer des feuilles d’or ou d’argent entre deux plaques de verre ; mais elle s’est développée, comme art religieux, au Moyen Age, puis à Venise vers le milieu du 15e siècle et de là en Italie et dans le reste de l’Europe. C’est un art réservé à une élite d’artistes qui créent des compositions élaborées demandant une technique très complexe : il faut en effet travailler à l’inverse d’une peinture normale, en posant d'abord les contours, en dessinant les détails, puis en peignant les aplats et enfin les fonds, le tout étant inversé en miroir, la difficulté venant aussi de la nécessité de faire adhérer la peinture sur le verre.

 

Au 18e siècle, apprécié par l’Eglise et l’élite nobiliaire, cet art se développe en Europe avec des thématiques spécifiques selon les pays, influencées par les arts décoratifs en France [2], la peinture de paysages selon chaque type de peinture nationale en Italie, en Suisse ou aux Pays-Bas ; en Allemagne prédomine la peinture allégorique et dans toute l’Europe centrale l’influence de la peinture iconographique. De là, cet art délicat a essaimé en Inde et au Moyen Orient, avec, en Iran par exemple, l’influence des miniatures persanes.

 

De la même manière que cette peinture s’est diversifiée en adoptant des thématiques et des esthétiques propres à chaque région, elle a fait de même en arrivant en Chine.

 

Développement en Chine

 

Le développement de la peinture sur verre inversé ou Bolihua (玻璃画) est relativement récente en Chine puisqu’elle est liée à l’introduction des techniques occidentales à la cour impériale par les missionnaires jésuites, et entre autres la production de verre et de miroirs. Si la Chine était en avance sur le reste du monde dans beaucoup de domaines, ce n’était pas le cas des miroirs et du verre plat qui ont été importés en grandes quantités d’Europe à partir du 17e siècle. Le verre, surtout produit à Venise, était en règle générale importé en échange de céramique, par des marchands hollandais de la compagnie des Indes orientales.

 

Ce sont ces importations qui ont permis le développement de la peinture sur verre inversé  Elle aurait été introduite à la cour impériale par le jésuite Guiseppe Castiglione, arrivé à Pékin en décembre 1715 et resté peintre de la cour pendant 51 ans sous l’empereur Kangxi (康熙帝) et ses deux successeurs, les empereurs Yongzheng (雍正帝) et Qianlong (乾隆帝). C’est ce dernier qui a commissionné un grand nombre d’œuvres, auprès de Castiglione, mais aussi de Jean-Denis Attiret arrivé à Pékin en 1739.

 

Par ailleurs, des ateliers de peinture sur verre se sont développés à Canton sans doute dès le début du 17è siècle, en lien avec le commerce maritime est-ouest. Vers le milieu du 18e siècle, ces ateliers spécialisés travaillaient surtout pour l’exportation. Pour leurs clients étrangers (en Asie du Sud-Est, Europe et en Amérique du Nord), ils offraient des reproductions de gravures et peintures occidentales, très prisées. Les peintres sur verre de Canton devinrent des experts dans ce genre. Une peinture de l’époque en montre un en plein travail, en train

 

Un peintre sur verre copiant une gravure, vers 1790, anonyme (Canton),

aquarelle et encre sur papier, (42 x 35 cm). Victoria and Albert Museum, Londres

de reproduire une gravure placée devant lui : on distingue le motif des arbres de l’original inversé sur le verre.  

 

Cependant, au 18e siècle, grande période de l’essor de cet art en Chine, il devint un art essentiellement chinois, sur des sujets et dans des styles imités de la peinture traditionnelle, pour une clientèle chinoise. Les peintures sur verre inversé furent d’abord utilisées pour la décoration des palais, puis développées dans des ateliers indépendants pour la fabrication de panneaux décoratifs, paravents, lanternes et autres. Après le règne de Qianlong, au début du 19e siècle, ces peintures ont essaimé en province, et d’abord dans des ateliers de la province du Shanxi. C’était un art délicat qui nécessitait un verre très fin qui n’était pas fabriqué en Chine et qu’il fallait d’abord importer. Le verre en lui-même était considéré comme un luxe raffiné. La peinture sur verre inversé était donc très chère, réservée à une élite fortunée.

 

A partir de 1851 et de la Révolte des Taiping (1851-1864), cependant, la longue période de troubles qui s’installe détruit les grandes fortunes familiales, mais aussi les collections d’objets aussi fragiles que la peinture sur verre.

  

Après 1911, au début de la République, le principal lieu de production s’est déplacé dans le Hebei, à Qinhuangdao (河北省秦皇岛), sur les rives de la mer de Bohai ; c’est dans cette préfecture que se trouve Beidaihe (北戴河) qui, dans les années 1890, était encore un village de pêcheurs mais, découvert par les ingénieurs de chemins de fer britanniques, devint vite une station balnéaire ; ouverte en 1898, elle accueillit peu à peu toute une population aisée et cultivée de diplomates et d’hommes d’affaires de Pékin et de Tianjin…

 

La peinture sur verre inversé restait à la fin de l’empire un art recherché qui s’était répandu des palais impériaux jusque chez les citoyens fortunés. La Révolution culturelle lui a été fatale.

 

Un art tombé dans l’oubli

 

A la fin de la Révolution culturelle, toutes les œuvres avaient pratiquement disparu. Aujourd’hui encore, il n’y a aucune collection publique, et les œuvres dans des collections privées sont rares, la peinture sur verre inversé ayant longtemps souffert de l’idée (fausse) que c’était un art occidental importé.

  

En 2015 et 2016 cependant, une exposition itinérante a rassemblé quelque deux-cents peintures du fonds de l’Institut central des Beaux-arts de Pékin, dont, pour la première fois … dix peintures sur verre inversé de la fin du 19e siècle. L’exposition est restée pendant deux mois, à partir d’octobre 2015, au Musée des Beaux-arts Jinling de Nankin (金陵美术馆) [3].

 

A cette occasion, le professeur Guo Hongmei (郭红梅), de l’Institut central des Beaux-arts, a souligné les caractères distinctifs de cette peinture : « une technique classique de peinture combinant les intérêts esthétiques de la noblesse de cour occidentale et le style artistique de la peinture à trois couleurs des lettrés chinois ainsi que l’art populaire des images du Nouvel An… Ces œuvres ont été particulièrement recherchées au 18e siècle, comme des trésors rares. Seul le palais impérial pouvait en justifier le coût, et il était surtout utilisé pour décorer les résidences des concubines. Plus tard, cet art est peu à peu devenu populaire auprès des grands aristocrates, mais il était hors de portée des familles ordinaires. L’une de ses fonctions, en fait, à l’époque, était de faire étalage de sa richesse. » Et c’était d’autant plus vrai que, pour avoir une belle peinture, il fallait avoir un verre très fin, de première qualité.

 

C’est pourquoi la collection Mei Lin de Rupprecht Mayer et de son épouse Liem Haiting est aussi précieuse. Le catalogue des quelque cent quarante œuvres qu’il a sélectionnées est d’une étonnante beauté, mais pas seulement : chaque œuvre est en outre expliquée en profondeur en en soulignant les caractéristiques artistiques, mais aussi en en donnant les sources thématiques. On peut donc presque le lire comme un manuel illustré de littérature et d’opéra. C’est un véritable travail de sinologue. Comme le remarque Feng Jicai dans sa préface : « J’ai été étonné par la beauté de certaines de ces peintures, véritables joyaux d’une grande valeur culturelle. Il faut bien admettre que, dans le passé, nos chercheurs n’avaient aucune idée claire de ce qu’était cet art. Mayer a réalisé une prouesse semblable à celle qu’a accomplie Vassily M. Alexeev [4], le sinologue russe spécialiste des images du Nouvel An chinoises. »

 

La collection Mei Lin

 

Des tableaux d’une grande beauté

 

Les œuvres minutieusement présentées dans l’ouvrage Bolihua : Chinese Reverse Glass Painting from the Mei Lin Collection sont d’une exceptionnelle beauté, soulignée par les commentaires qui expliquent les caractéristiques liées au support verre, avec parfois des effets de miroir que l’on ne peut que deviner à partir des photos. Dans quelques cas, le peintre a même joué sur la transparence du verre pour faire apparaître un fond de paysage peint sur le support en bois sur lequel est monté le tableau.

 

Les thèmes sont ceux de la peinture traditionnelle chinoise - peinture de paysage, de fleurs et d’oiseaux, de personnages – mais traités de manière personnelle, et souvent moderne, comme les portraits de femmes. Mais certains sujets rapprochent aussi beaucoup ces peintures des images du Nouvel An avec leurs motifs de bon augure ; ils en ont l’aspect coloré et parfois un style un peu naïf.

 

Les styles, justement, sont souvent liés au sujet traité. On distingue, à l’intérieur d’un même thème, des signatures différentes, de peintres reconnus dont les notices accompagnant les tableaux donnent les noms, Li Yunting (李雲亭) ou Wu Baozhen (吴葆贞) et son atelier de Laizhou (莱州), dans le Shandong, étant les plus souvent cités. A la fin de l’une des notices explicatives [5], il est précisé que cette ville de Lanzhou se trouve non loin de Boshan (博山) qui était le centre traditionnel de production du verre en Chine ; or le Shandong est passé sous protectorat allemand au début 20e siècle et de nombreuses entreprises allemandes ont développé des opérations dans la région, en particulier pour tenter de développer une production industrielle de verre. Comme Li Yunting, Wu Baozhen a développé des compositions complexes, très souvent sur des sujets inspirés de la littérature ou de l’opéra. Parfois, les tableaux sont doubles et se répondent presque en miroir, comme si peints par l’atelier du peintre en réponse à plusieurs commandes, par exemple comme cadeaux d’anniversaire, le même thème étant alors traité avec des variantes.

 

Livres et bambous

 

Les commentaires extrêmement fouillés donnent le détail des inscriptions qui figurent sur les tableaux, et en particulier les poèmes, souvent nécessaires à leur compréhension. C’est le cas en particulier d’un superbe tableau plein d’humour intitulé « Livres et bambous » (书与竹)  (121). Il représente trois personnages en train d’admirer des sentences parallèles (duilian 对联) à la porte d’une maison. Il s’agit de celle du poète, grand bibliophile des Ming, Xie Jin (解缙) [6] et le tableau illustre une anecdote célèbre le concernant.

  

Pour le Nouvel An, il avait écrit des sentences parallèles pour orner sa porte :

门对千竿竹; devant la porte mille bambous,

家藏万卷书。 dans la maison dix-mille livres.

Sur quoi le riche voisin d’en face qui possédait le bosquet de bambous et jalousait Xie Jin pour son talent littéraire fait couper les bambous. Suscitant la réaction immédiate de Xie Jin amusé, se contentant d’ajouter un caractère à la fin de chacune de ses sentences - duan (court) et chang (long). Nouvelles sentences :

         门对千竿竹短;devant la porte mille bambous raccourcis,

         家藏万卷书长。dans la maison dix-mille livres bien plus précieux.

Fureur du voisin qui fait arracher jusqu’aux souches des malheureux bambous. Nouvelle réplique humoristique de Xie Jin qui ajoute deux nouveaux caractères à la fin des deux sentences : wu (il n’y a pas), you (il y a).

门对千竿竹短无;devant la porte mille bambous éphémères ne sont plus,

家藏万卷书长有。dans la maison dix-mille livres éternels sont toujours là.

 

On a là un tableau formidable dont l’humour répond à celle de l’anecdote, avec le visage de Xie Jin hilare à moitié caché dans sa manche. Les drapés sont dessinés avec vigueur et les couleurs donnent du tonus au dessin. Les personnages dissimulent en partie les caractères des sentences parallèles, ce qui montre à quel point l’histoire était célèbre : il n’était pas besoin de lire tous les caractères pour comprendre ce dont il s’agissait. C’est un très bon exemple de l’intérêt de l’ouvrage, qui va bien au-delà de la simple présentation des tableaux et de leur beauté : on a envie à chaque page de creuser les sources qui les ont inspirés.

 

Des thèmes variés

 

Le tableau précédent pourrait entrer dans le thème des anecdotes historiques qui abondent dans l’ouvrage, mais souvent en lien avec des œuvres littéraires et des adaptations à l’opéra. D’autres thématiques sont plus proches des images de Nouvel An avec des thèmes de bon augure tandis que toute une série de tableaux sont des portraits féminins ou des scènes d’intérieur.

 

1/ Thèmes de bon augure (12-19 et 21-23)

 

Ce sont des tableaux essentiellement décoratifs qui jouent sur les symboles de bon augure et de longévité – souvent par le biais d’homonymes - pour servir de cadeaux en diverses occasions.

 

Beaucoup d’animaux et de plantes sont là pour leur valeur symbolique : très souvent le coq ( ), animal aux cinq vertus, symbolique de la chance car homonyme de auspicieux, ou la pivoine (mǔdān 牡丹) emblème

 

Le coq, animal de bon augure

de richesse et haut standing.  

 

Cerfs et grues

 

On a aussi un très beau tableau (13) portant en son centre l’inscription hé lù tóng chūn (鹤鹿同春》), c’est-à-dire « grues et cerfs apportent le printemps », autrement dit la jeunesse (éternelle) – la grue pour la longévité et le daim pour la prospérité – les deux animaux promettant longue vie et prospérité aux jeunes couples mariés [7].  Le peintre a ajouté trois autres symboles courants de longévité : les fleurs de prunus, quelques branches

de pin et des champignons lingzhi (灵芝蘑菇), ainsi que l’autre symbole de richesse, la pivoine.

 

Le sujet est traité de manière très colorée, et remarquablement bien composé, avec l’inscription au centre épousant l’espace délimité par les branches de pin et la tête du cerf central. Celui-ci est d’ailleurs superbement campé, dans une cambrure et un dessin général rappelant le « cerf aux neuf couleurs » (九色鹿) de la légende bouddhiste illustrée dans la fresque de la grotte 257 à Dunhuang [8].

 

2/ Paysages (90-97)

 

Il n’y a pas beaucoup de représentations de paysages, et celles qui existent sont plutôt dans le genre du rouleau narratif horizontal, avec des temples et des pavillons dans la montagne, et une foule de personnages se livrant à diverses activités, souvent dans des bateaux sur l’eau. C’est vivant et très coloré.

 

Un tableau se détache des autres : un paysage de nuit, au clair de lune dit le titre (月光下的山水). Un petit pavillon carrré que dresse au bord de l’eau dans un paysage accidenté, sous un pin aux lignes tourmentées. Le dessin est tracé en lignes dorées sur un fond sombre, donnant effectivement l’impression d’une scène au clair de lune.

 

3/ Scènes familiales et intimes (24-28 et 39-44), portraits de femmes et d’enfants (29-38)

 

Les scènes familiales sont des tableaux de mœurs dont beaucoup illustrent en particulier la place de la femme dans l’intimité familiale à la fin de la dynastie des Qing, et leur rôle fondamental en tant qu’éducatrices des enfants. Ce sont surtout des garçons avec leurs drôles de petites nattes à la mode « pointant vers le ciel » (chōngtiān chǔbiàn 冲天杵鞭), croqués en train de manger ou de jouer avec leurs animaux favoris, chien ou chat.

 

La figure de la femme à travers les siècles est un motif central. La collection permet d’apprécier les changements de modes et de comportement d’une époque à l’autre, de la fin des Qing aux années 1920 et 1930 avec des portraits « de quatre beautés » et des concerts privés passant des instruments traditionnels à la musique sur gramophone. Un portrait de la courtisane et chanteuse Yang Cuifeng (歌妓扬翠凤) la représente songeuse sur un superbe fond rouge sombre, tenant un éventail de plumes dans les bras (51) tandis que deux portraits de femmes à la fenêtre, montre au poignet et livre ouvert sur les genoux, ont des allures et des couleurs de Matisse (58, 59).

 

Un tableau étonnant de 1952 (64) représente une jeune paysanne assise devant une table et tenant une branche de coton au lieu d’une fleur traditionnelle ; sur la table est posé un livre où l’on peut lire « Ecrits du président Mao » (zhǔxí zhùzuò主席著作). Le commentaire nous explique que 1952 est l’année où fut publié le second volume des

 

Portrait de femme : Cuifeng

Œuvres choisies du président Mao, et qu’une campagne a été lancée en même temps pour promouvoir leur étude. La peinture sur verre inversé n’a donc pas disparu avec l’avènement de la République populaire, c’est la Révolution culturelle qui en a signé la mort. 

 

4/ Divinités, mythes, légendes et anecdotes (101-111, 122-126)

 

A part une Guanyin d’ailleurs inhabituelle, les divinités sont surtout tirées du panthéon du taoïsme populaire, et essentiellement les sept Immortels et Magu. Le mythique qilin (麒麟) est lui aussi bien représenté, dans des styles colorés proches des images du Nouvel An

 

Ces mythes et légendes sont parfois illustrés à travers leurs représentations dans la littérature ancienne.  Ainsi une superbe représentation de la déesse Magu avec une grue, « Magu offre la longévité » (《麻姑献寿》) (71), est à rattacher à l’épisode la concernant dans les « Biographies de divinités et d’immortels » (神仙转) de Ge Hong (葛洪) datant du 4e siècle. Magu est représentée dans une figuration traditionnelle, sur fond blanc : en vol, face à la grue, sa houe sur l’épaule, les pans de ses vêtements et de sa ceinture flottant dans les airs derrière elle comme les apsaras des fresques de Dunhuang.

 

Aux tableaux inspirés de légendes, on peut ajouter ceux inspirés d’anecdotes historiques qui tiennent plus de la légende dorée que de l’histoire stricto sensu. Il en est ainsi du tableau « Yue Fei tatoué par sa mère » (《岳母刺字》) illustrant une anecdote tirée du roman historique de 1744 « Récit de toute l’histoire de Yue Fei » (《说岳全转》) [9].

 

5/ Sujets inspirés de la littérature classique et/ou de l’opéra

 

Nombre de tableaux illustrent des épisodes célèbres de grands classiques, voire d’opéras traditionnels chinois. Ce sont des pièces de toute beauté du début du 20e siècle, dont plusieurs sont signées Li Yunting et d’autres émanent de l’atelier de Wu Baozhen, à Laizhou. On ne peut qu’en citer quelques exemples.

 

- Le Roman des Trois Royaumes (《三国演义》) (1-11)

 

Ce sont onze illustrations d’épisodes de ce roman historique du 14e siècle attribué à Luo Guanzhong (罗贯中) qui ouvrent le catalogue. Les trois premières illustrent l’histoire célèbre de Diaochan (貂蝉), l’une des « quatre beautés de la Chine ancienne », qui fut utilisée dans un stratagème pour persuader Lü Bu (呂布) d’assassiner le cruel et tyrannique Dong Zhuo (董卓).  Les autres illustrent des scènes tout aussi célèbres, souvent traitées comme des scènes d’opéras adaptés du roman.

 

Voir « Le roman des Trois Royaumes ».

 

- La Pérégrination vers l’Ouest (Xiyouji 《西游记》) (68)

 

Le tableau illustre la capture du démon responsable des inondations Wuzhiqi (巫支祁) par Yu le Grand. L’épisode est raconté en particulier dans le « Livre des monts et des mers » (Shanhaijing 《山海经》).

 

- L”Histoire du pavillon de l’Ouest (Xixiangji 《西厢记》) (118)

 

« L’Histoire du pavillon de l’Ouest » est l’un des grands classiques du théâtre zaju (杂剧) qui a pour origine un chuanqi des Tang intitulé « L’Histoire de Yingying » (《莺莺传》) [10]. La peinture sur verre de la collection Mei Lin a pour originalité d’être montée en plateau (tuōpán 托盘) représentant la scène des adieux de Yingying à son amant Zhang Sheng (张生) alors qu’il part passer les examens impériaux.

 

Les deux tableaux sont conçus sur le même modèle, comme émanant du même atelier, les quatre personnages dans la même pose dans un décor similaire, mais l’un des tableaux est traité en couleurs, l’autre en lignes claires se détachant sur un fond sombre comme une gravure en lavis, avec quelques rehauts de couleur pastel.  

 

- Des récits de Feng Menglong (冯夢龙)  (65,66 /98,99 / 112, 116, 120)

  

Le catalogue de Rupprecht Mayer comporte une dizaine de tableaux illustrant des récits de Feng Menglong tirés des trois recueils en langue vulgaire inspirés de huaben (话本) regroupés sous le titre « Trois propos » (《三言》) et publiés dans les années 1620.

 

Les deux premiers tableaux (65,66) illustrent une anecdote concernant le poète Li Bai, « La revanche du poète » (《诗人的复仇》). Le premier est traité comme une illustration de l’opéra adapté de cette histoire, « Taibai écrit en état d’ivresse » (《太白醉写》).

 

Deux autres tableaux illustrent des histoires très populaires de femmes bafouées, la seconde (116) étant celle de Du Shiniang (杜十娘), maintes fois adaptée à l’opéra et au cinéma.

 

- Un récit de Ling Mengchu (凌蒙初) (45,46)

 

Il s’agit de deux illustrations du même récit, « Une lettre vierge et un acte généreux » (《空函认义》), tiré du premier des deux recueils de huaben « Frapper sur la table en criant de surprise » (《拍案惊奇》) de Ling Mengchu.

 

- Des contes du Liaozhai de Pu Songling (蒲松龄) (74-84 et quatre doubles panneaux 82-85)

 

On n’est pas surpris de trouver autant d’illustrations des « Contes du Liaozhai » (Liáozhāi zhìyì《聊斋志异》) de Pu Songling. Ces contes sont une mine de récits populaires qui ont été maintes fois adaptés. Ceux qui ont inspiré les illustrateurs des tableaux de la collection Mei Lin ne sont pas les plus connus ; ils sont d’autant plus intéressants. Particulièrement remarquable est la série de quatre tableaux de près d’un mètre de haut illustrant huit contes, deux par tableau.

 

Série de 4 panneaux sur le thème du Liaozhai

 

Voir : les contes du Liaozhai dans les peintures sur verre de la collection Mei Lin.

 

- Trois épisodes du Rêve dans le pavillon rouge (113, 114, 115)

 

Les tableaux illustrant trois épisodes du Hongloumeng (红楼梦) se marient parfaitement avec les thématiques et les styles des illustrations des œuvres de Feng Menglong qui les encadrent. Il s’agit de deux scènes liées au jeune Jia Baoyu (贾宝玉), et une troisième – signée Li Yunting et datée de 1931 - représentant « Lin Daiyu jouant du qin » (《黛玉抚琴》) devant ses appartements, scène tirée du chapitre 86 du roman. 

 

- Un chuanqi des Tang [11] (117)

 

L’étranger à la barbe frisée

 

Après les illustrations du Hongloumeng se trouve une illustration pour le moins inattendue, d’un conte fantastique de Du Guangting (杜光庭) intitulé « Histoire de l’homme à la barbe frisée » (Qiúrán kèzhuàn《虬髯客传》). Ce très populaire chuanqi des Tang qui brode sur la légende de Li Shimin (李世民), fondateur de la dynastie des Tang, a été adapté en pièce de théâtre zaju par Ling Mengchu. Le tableau de la collection Mei Lin représente les deux protagonistes Li Jing (李靖) et son épouse Hong Funü (红拂女)

faisant leurs adieux à l’étranger « à la barbe fleurie » qu’ils ont rencontré et qui voulait réunifier l’empire ; laissant ce soin à Li Shimin, il va tenter sa chance ailleurs, typique en cela des aventuriers de l’époque qui ont inspiré la littérature de wuxia.

 

- Une scène d’opéra légendaire (67)

 

Beaucoup de tableaux illustrent indirectement des scènes d’opéra à travers les adaptations de classiques littéraires. L’un d’eux illustre une scène d’opéra très connue : « La favorite ivre » (《贵妃醉酒》), tirée de l’opéra « Yang Guifei » (《杨贵妃》) : la favorite délaissée par l’empereur se console en buvant quelques verres, et finit légèrement ivre. C’est l’une des scènes rendues célèbres par l’interprétation légendaire de Mei Lanfang, [12].

 

La favorite ivre

 

Mei Lanfang dans « La favorite ivre » (opéra de Pékin)

https://www.youtube.com/watch?v=a0TmGyDmUXk

 

6/ Modernité

 

Un bateau en eaux étrangères

 

Le catalogue s’achève sur quelques représentations de la modernité : des jeunes téléphonistes, un train qui passe en fumant, un bateau à vapeur arborant un dragon sur son drapeau arrivant dans « des eaux étrangères »… qui pourraient être un port ouvert en Chine dans les années 1910 ou 1920. Ce qui frappe ici, c’est la similitude avec des estampes japonaise de la période meiji, sur le même thème, et en particulier dans des bleus très semblables…

  

Et puis l’art du verre inversé s’est perdu…  il faut rendre grâce à Rupprecht Mayer d’en avoir conservé quelques si beaux exemplaires et d’avoir si bien su les présenter dans son catalogue.

 

 


 

[1] Bolihua : Chinese Reverse Glass Painting from the Mei Lin Collection, Rupprecht Mayer, édition bilingue anglais-chinois, Hirmer Verlag, juillet 2018, 272 p.

(il existe également une version en allemand)

[2] En France, une technique proche de celle des artisans égyptiens a été inventée au 18e siècle par l’encadreur Jean-Baptiste Glomy pour agrémenter ses encadrements d’un filet d’or, d’où le nom de verre églomisé. Le procédé combiné avec gravure et peinture s’est développé au siècle suivant à des fins décoratives, et dans les années 1930 dans le style art-déco.

La peinture sur verre inversé a un musée en France, au mont Revard, en Savoie. En 2016, une exposition a été consacrée au musée d’Angoulême à l’une de ses dernières artistes, Suzy Bartolini, décédée en 2011, qui a découvert cet art en Italie et y a initié sa fille.

[3] 历史的温度:20世纪中央美术学院与中国具象油画展

https://m.glass.com.cn/glassnews/newsinfo_160733.html

[4] Vassily Mikhailovich Alexeev (1880-1951) est le grand spécialiste de l’art populaire chinois des images du Nouvel An (年画) dont il a collecté plus de trois mille exemplaires au cours de ses périples en Chine à partir de 1906. Il était aussi linguiste et traducteur, et en particulier des Contes du Liaozhai de Pu Songling qui étaient l’une de ses grandes passions. Il était un ami de Paul Pelliot et a publié un journal de voyage de son expédition en Chine en 1907 avec Edouard Chavannes dont il se considérait comme l’élève.

[5] The Tipsy Favourite (67)

[6] Doyen du Grand Secrétariat de l’empereur Yongle (永乐帝), il était tellement apprécié de l’empereur que c’est lui qui fut nommé pour diriger la compilation de l’« Encyclopédie Yongle », achevée en 1408. Ce qui ne l’empêcha pas d’être exilé pour s’être opposé à l’attaque du Vietnam, puis de se retrouver en prison deux ans plus tard…. et de mourir assassiné par la garde de l’empereur en 1415. L’anecdote illustrée par le tableau montre à quel point il devait avoir la langue acérée et se faire des ennemis sans compter.

L’anecdote est célèbre : https://www.haik8.com/o/ny221.shtml

[7] Le reste de l’inscription signifiant « fait dans le style de… » le nom du peintre cité étant difficile à lire.

[9] Cette histoire a soudain refait surface à l’occasion d’une vive controverse concernant Fang Fang et son journal de Wuhan fin avril 2020. Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Actualites_193.htm

[10] La pièce de théâtre de Wang Shifu (王实甫) a été adaptée au cinéma en 1927 : c’est l’un des trésors des débuts du cinéma muet chinois. Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Yao_Rose_de_Pushui.htm

[11] Voir le développement du chuanqi sous les Tang dans Brève histoire du xiaoshuo (I)

[12] Les passionnés d’opéra chinois se souviendront aussi de l’interprétation de l’actrice Li Mei (李梅) de l’opéra Wanwan du Shaanxi (碗碗腔), lors de la représentation de cette scène dans le cadre du festival des opéras traditionnels chinois le 27 novembre 2018 au théâtre 71 à Malakoff.

Voir : https://www.ccc-paris.org/zh/evenement/%e7%a2%97%e7%a2%97%e8%85%94/

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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