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Club de lecture du Centre culturel de Chine

Année 2019-2020

 

Compte rendu de la première séance

et annonce de la séance suivante

 par Brigitte Duzan, 21 octobre 2019

 

La première séance de l’année 2019-2020 du Club de lecture du Centre culturel de Chine s’est tenue le mardi 15 octobre 2019 dans la médiathèque du Centre ; elle était consacrée à l’écrivain A Cheng (阿城).

 

Figuraient au programme les principales œuvres d’A Cheng traduites en français, par Noël Dutrait :

- Les Trois Rois (Le Roi des échecs 《棋王》/ Le Roi des arbres 《树王》), Le Roi des enfants 《孩子王》) [1], éditions de l’Aube 1998, 243 p.

- Perdre son chemin (Milu《迷路》), recueil de textes du genre « écrits au fil du pinceau » (笔记), l’Aube 1996, l’Aube poche 2001, 118 p.

- Le Roman et la Vie (Xianhua Xianshuo《闲话闲说》) [2], essais, l’Aube 1995, l’Aube poche 2005,

215 p.

 

Les membres du Club ont ajouté à leurs lectures deux recueils de nouvelles :

- Injures célestes (《天骂》), tr. Noël et Liliane Dutrait, l’Aube 1992 (également paru sous le titre « Chroniques », rééd. poche 2004)

- Un recueil traduit en anglais : Unfilled Graves (《空坟》), préface de Wang Zengqi (汪曾祺), tr. Bonnie McDougall, Chinese Literature Press (Panda books), 1995, 170 p. [3]

Recueil de dix nouvelles - essentiellement des portraits de femmes aux marges de la société :

Unfilled Graves / The Kind-Hearted Prostitute / Six New Year Sketches / Speaking of the Wangs /

Lao Liu / The Drowning in the Pond / Story of the Liangs / Northeasterners / Salt Flats / Jiazi. 

- Sept de ces nouvelles sont reprises dans le recueil traduit en français : La Prostituée innocente (《良娼》), éd. Littérature chinoise, coll. Panda, 1998, 233 p [4].

 

De nombreux membres du Club présents à la séance avaient lu la totalité des œuvres ci-dessus, et en avaient en outre lu certaines en chinois, dont Xianhua Xianshuo. en s’aidant au besoin de la traduction en français.

 

Impressions de lecture et commentaires

 

Belle découverte, mais difficultés initiales

 

L’impression d’ensemble manifestée par les membres présents est celle du bonheur d’une découverte – ou redécouverte pour certains qui avaient lu quelques-uns de ces textes il y a une quinzaine d’années - mais bonheur mitigé parfois par la difficulté de compréhension des subtilités du texte dans le cas de Xianhua Xianshuo.

 

Une lectrice semble résumer la réaction de beaucoup : déroutés dans un premier temps, l’intérêt venant à la lecture dans un second temps, Xianhua Xianshuo apparaissant comme œuvre de référence. L’intérêt, pour certains, s’est trouvé accru par l’impression personnelle de retrouver une Chine disparue qu’ils ont connue lors de voyages ou séjours à la fin des années 1970.

 

Ces réserves faites, l’impression dominante est le bonheur de la lecture. Bonheur qui répond très bien à la définition qu’en a donnée Michèle Gazier sur France Culture lors de la Nuit de la lecture 2019 : « C'est cela le bonheur de la lecture : être toujours en relation avec le monde, un autre monde, et son propre monde. »

 

Bonheur de lecture

 

1. La Trilogie des Rois a fait l’unanimité, bien qu’avec une ou deux réserves : l’une des lectrices a commencé ses lectures par « Le Roi des échecs », n’a pas accroché, est passée au « Roi des arbres » qu’elle a beaucoup aimé, a poursuivi avec le « Roi des enfants » avant de revenir au « Roi des échecs ». Il fallait sans doute un temps d’accoutumance (plusieurs personnes disent avoir trouvé les textes « dérangeants ») : quand elle a lu ensuite « Perdre de son chemin », elle a beaucoup apprécié le côté poétique de ces « petites vignettes », dit-elle, poétique mais humoristique aussi.

 

Une autre lectrice a aimé l’empathie de l’auteur avec les personnages modestes qu’il dépeint dans ses nouvelles, ainsi que les liens étroits entre la nature et les hommes. Un peu dans le même ordre d’idées, le lecteur suivant a souligné la position singulière de l’auteur : à la fois critique, donc distancié, mais partie prenante dans son histoire, proche de ses personnages, d’où un ton empreint de chaleur humaine.

 

Les Trois Rois

  

Une lectrice témoigne de son intérêt particulier pour « Le Roi des enfants » : étant elle-même enseignante, elle y a retrouvé bien des souvenirs, en particulier l’embarras du premier jour devant une classe inconnue dont on se demande comment on va l’approcher. 

 

Le « Roi des arbres » a été particulièrement apprécié, pour son actualité encore aujourd’hui, où l’on voit la Chine tenter de reboiser les zones désertifiées par les nécessités de politiques de développement accéléré qui ont ruiné l’écologie. Un lecteur y voit aussi une atmosphère un peu gothique, rappelant le « Roi des Aulnes » [5].

 

Les lecteurs ont aussi fait des rapprochements avec des lectures antérieures et des films. D’une part, le « Roi des arbres » a été rapproché de l’univers de Jia Pingwa dans sa symbiose du naturel et du surnaturel – commentaire d’autant plus pertinent qu’A Cheng considérait Jia Pingwa comme représentatif de cette littérature « populaire » qu’il prônait (voir commentaires ci-dessous). Mais A Cheng a été jugé plus facile à lire, sans doute parce que le roman de référence évoqué était « Les fours anciens » [6].

 

D’autre part, un parallèle a été fait entre « Le Roi des enfants » et « Pas un de moins » (《一个都不能少》), le film de 1999 de Zhang Yimou qui, dans une approche différente, a également pour sujet les difficiles conditions d’enseignement en milieu rural, dans les zones reculées du pays.

 

2. Les autres nouvelles ont été très appréciées par ailleurs

 

Au passage, un lecteur demande : mais où a-t-il trouvé toutes ces histoires ? C’est là tout son art de conteur, sachant magnifier des récits entendus de-ci de-là, qu’il a développé pendant la Révolution culturelle, auprès de ses camarades, à la campagne.

 

Le recueil qui n’était pas au programme a rencontré le plus grand succès : soit en traduction anglaise, « Unfilled Graves », selon le titre de l’une des nouvelles, soit en traduction française « La prostituée innocente » selon le titre d’une autre (traduction contestée, à juste titre, voir commentaires ci-dessous). 

 

Enthousiaste, une lectrice fait au passage un résumé vivant de trois des nouvelles de ce recueil, à la manière des conteurs :

 

-    « Unfilled Graves » (les tombes vides, kōngfén《空坟》) se passe, raconte-t-elle, dans un petit village de montagne habité uniquement par des femmes : l’eau est toxique pour les hommes qui doivent aller vivre ailleurs ; un jeune homme, s’étant perdu, est recueilli dans le village, prend femme, et repart après avoir conçu un enfant, mais il aura entre-temps appris aux femmes comment recueillir l’eau de pluie afin de ne plus être dépendant de l’eau des puits ; les hommes pourront rester.

La nouvelle a déjà un peu de l’atmosphère du « Roi des arbres ».

-    « La prostituée innocente » ou plutôt « au bon cœur » (liáng chāng《良娼》), est l’histoire d’une femme qui se prostitue par nécessité, pour élever son fils infirme.

-    La dernière nouvelle est l’histoire d’un village d’idiots et d’handicapés de toutes sortes, dont la règle veut que les mariages soient uniquement consanguins. Une femme enceinte qui a eu une

 

Unfilled Graves

     liaison dans un village voisin se voit condamnée à mort, par son propre grand-père qui est le chef du village ; elle sera exécutée et enterrée avec son chat qui a commis une faute semblable.

 

La question qui se pose donc : qu’est-ce qu’un homme, un être « normal » ? (voir commentaires ci-dessous)

 

3. Xianhua Xianshuo a très souvent posé des problèmes de compréhension (et même une réaction de rejet) en raison de l’immense culture dont témoignent ces essais, qui apparaît là dans toute sa subtilité dans un style concis à l’extrême ; A Chen prend plaisir à laisser souvent à la charge du lecteur le soin de compléter, voire interpréter sa pensée au gré de digressions interrompues en prétextant parfois le hors-sujet. Comme l’indique le titre, où xián () signifie tout à loisir, en toute quiétude, A Cheng prend la position (traditionnelle) du lettré oisif discutant ou disputant nonchalamment de choses et d’autres.  

 

Xianhua Xianshuo

 

Le Roman et la Vie

 

Beaucoup de lecteurs ont trouvé que la traduction aurait nécessité bien plus de notes pour que les références littéraires, au moins, puissent être bien comprises du lecteur insuffisamment averti. Des questions précises ont été posées sur quelques références jugées obscures : la littérature pure, la nouvelle « Ordination » (voir les réponses et commentaires développés ci-dessous).

 

Œuvres choisies d’A Cheng,

Beijing Yanshan chubanshe, 2006

 

Un lecteur souligne l’humour latent dans le texte, en citant un passage typique (chapitre 32) où A Cheng explique une expression fondée comme souvent sur un épisode historique : wàngbā 忘八, expression devenue une injure avec une autre orthographe, et qui a toute une histoire, méritant quelques précisions.

 

De manière significative, l’explication donnée par A Cheng se trouve à la fin du chapitre 32 du texte original qui comporte au début une satire de Mao et une critique de la théorie de la lutte des classes : il est supprimé des éditions des œuvres d’A Cheng éditées en Chine continentale, dont les œuvres choisies éditées en 2006 dans la série des grands classiques du 20ème siècle par les éditions pékinoises Beijing Yanshan chubanshe (阿城精选集北京燕山出版社). Le chapitre se trouve dans la version de l’ouvrage éditée à Taiwan [7].

 

Questions, remarques et commentaires

 

1.       Sur les coutumes séculières chinoises 

 

Il ne faut pas négliger le sous-titre de Xianhua Xianshuo : « propos sur les coutumes séculières et la fiction en Chine » (中国世俗与中国小说) [8].  C’est le thème de tout l’ouvrage, qui est une apologie des coutumes séculières (shìsú 世俗), à travers le taoïsme populaire érigé en fondement de la pensée et de la vie du peuple qui y trouve refuge et consolation ; partant de là, il se livre à une défense de la littérature populaire qu’il désigne du même terme (世俗小说).

 

Ce retour aux coutumes traditionnelles comme fondement de la vie du peuple est ce qui a fait de A Cheng un précurseur du courant littéraire dit « de recherche des racines » (寻根小说) qui va se développer à partir d’un article publié en décembre 1984 par Han Shaogong (韩少功) et intitulé « Les "racines" de la littérature » (《文学的). C’est un véritable retour aux sources dans le contexte de crise née du vide culturel engendré par la Révolution dite culturelle.

 

 

Han Shaogong publie aussitôt après une nouvelle qui devient le symbole du nouveau courant littéraire : c’est « PaPaPa » (《爸爸爸》), écrite dans une langue allégorique, dont le personnage principal est un idiot, né de père inconnu dans un village aux mentalités conditionnées par les superstitions d’autrefois au point de vouloir en faire une divinité capable de faire tomber la pluie.

 

Cette figure de l’idiot amène une réflexion sur le sujet à propos des remarques faites au cours de la séance à partir des nouvelles d’A Cheng.

 

              2.       La figure de l’idiot, du simple d’esprit, du fou

 

A travers son personnage d’idiot, Han Shaogong montrait la part d’irrationnel et le poids des traditions dans les mentalités chinoises, et combien la civilisation chinoise est conditionnée par l’histoire et la culture populaire, par ses « racines », avec tout leur poids de merveilleux et de fantastique. A Cheng a fait de même, dès le début des années 1980.

 

La nouvelle « Perdre son chemin » (《迷路》) [9] a pour personnage principal un jeune garçon qui a eu une méningite quand il était petit et en a gardé des séquelles : on l’appelle l’Idiot (shǎzi 傻子), mais il ne l’est pas autant qu’il y paraît : il devient « infirmier aux pieds nus ».  

 

Des lecteurs remarquent qu’il y a des personnages de ce genre – un peu étranges, en marge de la « normalité » sociale - dans d’autres nouvelles d’A Cheng : ainsi, la « prostituée au grand cœur » se prostitue pour élever son fils, Petit Trésor (宝子), qui est infirme (瘸子). Dans la dernière nouvelle du même recueil, c’est tout un village qui est peuplé d’idiots et de simples d’esprit, condamnés à se reproduire comme tels car seuls sont permis les mariages consanguins. 

 

Mais le plus beau de ces personnages est « le fou d’échecs » (“棋呆子”), et l’on touche là à la folie au sens de passion absolue et obsessive, le terme de dāizi (呆子)

 

Perdre son chemin

suggérant l’image de cette obsession maladive : dāi désigne étymologiquement une personne qui reste stupide, bouche bée, le regard dans le vide, sans expression, avec le caractère kǒu suggérant la bouche ouverte. Mais ici encore le « fou » est en fait un être d’exception, formé aux pratiques taoïstes de méditation et concentration qui sont à la base de son art des échecs. 

 

Le personnage de l’idiot, ou du fou, est courant dans la littérature chinoise [10] : être en marge, qui n’est pas conforme aux règles usuelles ; il peut aussi bien inquiéter qu’être respecté pour une forme de savoir irrationnel, ou apparemment tel. Plusieurs lecteurs et lectrices ont cité l’exemple des « Fours anciens » (《古炉》) de Jia Pingwa (贾平凹), dont le personnage principal est le jeune Pissechien (狗尿苔) qui sait communiquer avec les animaux et les plantes autour de lui, tandis que sa grand-mère est aussi un peu bizarre, car elle a des pouvoirs quasi magiques. Quant aux habitants du village, la Révolution culturelle les rendra hystériques : fous à lier (狂人).

 

C’est un exemple d’autant plus judicieux que, dans Xianhua xianshuo, Jia Pingwa est cité par A Cheng, aussitôt après Wang Zengqi (chapitre 65), comme un écrivain du terroir dont « l’arrière-plan culturel est constitué par les coutumes rurales » (平凹的文化功底在乡村世俗) et dont les romans sont tous populaires (平凹的作品都是世俗小说。).

 

Photographie d’Henri Cartier-Bresson,

prise à Pékin en décembre 1948

 

On pourrait poursuivre l’exercice en relevant les « idiots », « fous » et anormaux de toutes sortes de la littérature chinoise, à commencer par « Le Journal d’un fou » (《狂人日记》) de Lu Xun (魯迅), mais en continuant aussi avec le cinéma chinois, dont les films de wuxia. On trouve maintenant des idiots aussi dans la littérature de science-fiction chinoise : récemment, lors d’un colloque au Leeds Centre for New Chinese Writing, l’écrivaine Xia Jia (夏笳) a fait une courte présentation du personnage du « fou comme héros » dans la science-fiction : qu’ils soient combattants, scientifiques ou enfants, leur caractéristique commune est d’agir de manière anormale. 

 

Enfin, voici une belle illustration : une photographie d’Henri Cartier-Bresson, prise à Pékin en décembre 1948, d’un simple d’esprit embauché pour escorter le palanquin des jeunes mariées lors de cérémonies de mariage [11].

 

        

             3.       Le titre « La prostituée innocente ».

 

Une lectrice trouve – à juste titre – la traduction en français contestable : le titre original chinois étant liáng chāng 《良娼》, le sens est donc plutôt « La prostituée au grand cœur », ou « au bon cœur » (comme en anglais « The Kindhearted Prostitute »). Comme l’indique le caractère, le terme chāng désignait plus précisément, dans la Chine ancienne, une chanteuse d’opéra, souvent courtisane plutôt que prostituée (唱戏的女子) ; c’était une artiste (歌舞女艺人).

 

Le choix de ce terme n’est sans doute pas anodin. On peut y voir une référence [12] à une pièce du dramaturge de la dynastie des Yuan Guan Hanqing (关汉), célèbre auteur de pièces zaju qui sont pour la plupart des histoires de femmes. Eminent représentant d’un courant dit de la « couleur naturelle » (‘bense’ pai 本色), il incarne un courant populaire semblable à celui défendu par A Cheng : dans le Xianhua xianshuo, il consacre un chapitre, le 41, au théâtre zaju des Yuan.

 

Un simple titre peut parfois être révélateur de significations plus profondes qu’il n’y paraît, surtout chez A Cheng dont les subtilités d’écriture ne sont pas toujours faciles à déchiffrer, en particulier dans le Xianhua xianshuo. Les lecteurs présents ont soulevé quelques points qui méritent quelques commentaires, en particulier autour du concept de « littérature pure » et de la nouvelle « Ordination ».

 

              4.       La littérature « pure »

 

Le Xianhua xianshuo est écrit en partie en défense du roman populaire, dont il parle après les « coutumes séculières », comme il l’annonce au début du chapitre 38 [13] :

          大致观过了世俗,再来试观中国小说。

Traduction de Noël Dutrait : « Maintenant que j’ai parlé des coutumes séculières, je vais essayer d’examiner le roman chinois » – traduction qui pose le problème déjà mentionné de la traduction de xiaoshuo, mais qui peut se justifier dans ce cas car A Cheng se propose ici, après un bref historique, de parler du roman populaire en tant que genre né des histoires étranges et contes merveilleux des Tang et jusqu’aux Ming, en passant par les huaben des Song et des Yuan [14].

 

Or, ce sont justement ces origines « impures » qui faisaient du roman un genre méprisé des lettrés dont les genres de prédilection étaient la poésie et l’essai, genres non fictionnels dont la maîtrise était la clé de la réussite aux examens mandarinaux. A Cheng souligne bien, au chapitre 41, que le théâtre zaju est un important développement dans l’art populaire chinois car, les lettrés se voyant refuser l’accès aux examens mandarinaux, donc ne pouvant accéder aux postes officiels (不能科举做官), ils n’ont eu d’autre alternative que d’écrire des zaju, genre qui dénotait jusque-là surtout des zashua (杂耍), c’est-à-dire des vaudevilles et autres divertissements populaires [15].

 

A Cheng souligne bien les liens entre roman et théâtre, y compris dans sa version opéra qui a toujours été un art populaire en Chine. C’est quand le roman se développe, sous les Ming, que le genre du zaju commence à décliner, comme par un effet de balancier : ils d’adressaient au même public, en langue vulgaire, comme il montre dans ses chapitres sur les grands romans, et surtout sur le Hongloumeng, le Rêve dans le pavillon rouge (《红楼梦》), dont il fait l’œuvre-type du roman populaire (chapitre 46).

 

Ses brefs développements sur ce roman sont d’une extrême richesse dans leur concision ; il capte l’esprit du roman quand il dit (chapitre 47) :

我既说《红楼梦》是世俗小说,但《红楼梦》另有因素使它成为中国古典小说的顶峰,这因素竟然也是诗,但不是小说中角色的诗,而是曹雪芹将中国诗的意识引入小说。

« Même si j’ai dit que "Le Rêve dans le pavillon rouge" est un roman populaire, il est un autre facteur qui en a fait l’un des sommets du roman classique chinois, c’est bien sûr la poésie, et ce non tant en raison des poèmes des personnages, mais pour la conscience poétique que Cao Xuequin a introduite dans son roman. »

 

C’est cette « conscience poétique » (诗的意识) dont A Cheng fait le point fort du roman. Il fait aux chapitres suivants un développement complémentaire sur la poésie pour en expliquer les origines et l’importance, avant de revenir à Cao Xuequin. Il pose la poésie chinoise comme l’émanation de l’esprit le plus raffiné (中国艺术的高雅精神传之在诗。), puis fait participer le roman de cet esprit :

         小说要入诗的意识,才可能将中国小说既不脱俗又脱俗,就是一种理性

Ce n’est qu’en pénétrant la conscience poétique que le roman chinois peut se détacher du vulgaire tout en continuant de s’y rattacher.

 

Une fois « réhabilité » le roman classique, il fait de même pour la littérature de l’école dite des « canards mandarins et papillons » (鸳鸯蝴蝶派) de la fin des Qing, en liant le développement de ces romans éminemment populaires à la suppression des examens mandarinaux (en 1905), donc en reprenant son argumentation pour le développement du zaju sous les Yuan. Mais s’y ajoutent alors l’essor de l’imprimerie (et des journaux) et la croissance d’une population urbaine avide de lectures nouvelles.

 

Au total, ce qu’il défend là, c’est le roman populaire (世俗小说) opposée au « roman pur » (小说) (fin du chapitre 53), relevant de ce qu’il est traditionnellement convenu de désigner du terme de « littérature pure » (纯文学) (chapitre 62), c’est-à-dire la poésie, apanage de l’esprit lettré le plus noble et le plus raffiné.

 

              5.       Ordination

 

Dans le même ordre d’idées, à partir du chapitre 60, il poursuit l’analyse de l’évolution de la littérature chinoise après la mort de Mao. Citant Wang Zengqi (汪曾祺) comme auteur de référence, il dit au début du chapitre 64 [16] :

         八十年代开始有世俗之眼的作品,是汪曾祺先生的 《受戒》。

Au début des années 1980, il y a une œuvre à une coloration populaire, c’est [la nouvelle] « Ordination » de Wang Zengqi.

 

Plusieurs lecteurs se sont arrêtés sur cette phrase, à juste titre, en se demandant de quelle nouvelle il s’agissait exactement. C’est un récit écrit en 1980, et traduit « Initiation d’un jeune bonze » dans un recueil de onze nouvelles de Wang Zengqi (outre un texte de présentation autobiographique) paru en 1989 dans la collection Panda [17].

 

C’est une nouvelle touchante dans sa simplicité : un jeune garçon devenu moine par nécessité alimentaire suit sans se poser de questions le chemin qui lui a été tracé par sa famille, mais accepte tout aussi naturellement l’offre de mariage d’une ancienne compagne de jeux de son enfance, Xiao Yingzi, rencontrée par hasard sur le bateau qui l’emmène au monastère où il doit prononcer ses vœux, et qu’il revoit régulièrement en marge de sa vie au monastère.

 

La nouvelle dépeint la vie des moines aussi bien que celle de la famille de Yingzi, sans faire de séparation nette entre les deux : toutes deux sont marquées par les mêmes fêtes et traditions, rites religieux et gestes quotidiens. C’est en ce sens qu’A Cheng peut en faire une nouvelle représentative du renouveau de la littérature populaire après la mort de Mao. « Pour moi, a dit Wang Zengqi, la nouvelle devrait ressembler à une conversation que l’on peut avoir avec un ami sur des sujets familiers. » [18] - xianhua xianshuo, aurait dit A Cheng…

 

On aura l’occasion de revenir sur Wang Zengqi lors de la troisième séance de l’année du Club de lecture consacrée à Shen Congwen (沈从文) : Wang Zengqi était un de ses élèves et disciples.

 

Chaque page de Xianhua xianshuo se prêterait à des analyses et commentaires du même ordre, du fait de leur concision même.

 


 

Séances complémentaires de cinéma

 

Nous aurons en novembre deux séances de cinéma adaptées de deux des nouvelles de la Trilogie des Rois, ce qui permettra de revenir sur ces deux récits ; les projections auront lieu dans la médiathèque du Centre culturel, dans le cadre des séances de cinéma du samedi à 15 heures, et elles seront également ouvertes à tous :

-          Le samedi 9 novembre :  Le Roi des échecs《棋王》 de Teng Wenji 滕文骥, 1988.

-          Le samedi 16 novembre : Le Roi des enfants 《孩子王》 de Chen Kaige 陈凯歌, 1987.

 

Il manquait jusqu’ici une adaptation de la troisième nouvelle de la trilogie, Le Roi des arbres (《树王》). Tian Zhuangzhuang (田壮壮) est en train de la tourner ! [19]

 


 

Prochaine séance

 

La prochaine séance du Club de lecture aura lieu le mardi 3 décembre et sera consacrée à l’écrivain Lu Wenfu (陆文夫), auteur d’une œuvre tournée vers la peinture et la défense de la culture raffinée des lettrés chinois qui était aussi la sienne et qu’atteste son nom même : wenfu 文夫, le maître des lettres !

 

Lectures proposées 

 

Deux nouvelles moyennes (中篇小说) traduites par Annie Curien et Feng Chen, parues chez Philippe Picquier :

- Vie et passion d’un gastronome chinois (《美食家》), roman, préface de Françoise Sabban, 1994, Picquier poche 1998, 187 p.

- Le Puits (《井》), 1998, 192 p.

 

Aux éditions Littérature chinoise de Pékin :

- Le Puits, éditions Littérature chinoise, collection Panda, 1998, recueil de six nouvelles :

Au fond de la ruelle《小巷深处》/ Le Puits《井》/ Le Gourmet《美食家》/ Le Mur《围墙》/ Une ancienne famille de colporteurs《小贩世家》/ La sonnette《门铃》

 

Lecture complémentaire :

-  Nid d’hommes《人之窝》, roman traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, Seuil 2002, 720 p.

 

Séance complémentaire de cinéma

 

           -          Le samedi 7 décembre, 15 h : Le Puits《井》de Li Yalin 李亚林, 1987.

 

 


[1] Textes originaux :
- Le Roi des échecs
《棋王》, en quatre parties : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/acheng/qiwang/

- Le Roi des arbres 《树王》, en dix parties : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/acheng/shuwang/

- Le Roi des enfants 《孩子王》, en six parties : http://www.dushu369.com/zhongguomingzhu/acheng/hzw/

[2] Texte chinois en trois parties : https://www.99lib.net/book/2740/index.htm

Cependant, la traduction française présente quelques divergences, dues à des coupes dans le texte publié en Chine continentale ; Noël Dutrait a traduit le texte intégral publié à Taiwan : http://pumancastle.com/index.php?q=node/492

[3] Disponible à la médiathèque du Centre culturel.

[4] Pour souligner la parenté, la couverture de la traduction en français reprend celle de la traduction en anglais, avec une couleur différente. Les deux ont été édités par la même maison d’édition pékinoise, dans la fameuse collection Panda, créée en 1981 – sur le modèle de la collection Penguin –  par l’éminent traducteur et éditeur que fut Yang Xianyi (杨宪益) ; la collection a été dans les années 1980-90 un formidable outil de promotion des meilleurs auteurs de la littérature chinoise en traduction, en anglais et en français, le plus souvent parallèlement. 

Texte original chinois de 《良娼》: https://www.99lib.net/article/4957.htm

[5] Erlkönig, célèbre poème de Goethe, écrit en 1782 en reprenant une légende danoise : il baigne dans une atmosphère fantastique qui est celle du roman gothique anglais dont on attribue l’origine au Château d’Otrante d’Horace Walpole en 1764 (The Castle of Otranto, a Gothic Story) ; en Europe continentale, le genre a fait place au fantastique au 19e siècle. Le Roi des aulnes, cependant, est une figure effrayante née de la peur ancestrale suscitée par la forêt dans la nuit ; le Roi des arbres - dans l’une de ses significations ambiguës - est au contraire un esprit protecteur, une sorte de divinisation de l’arbre en tant que symbole du lien entre l’homme et la nature.
On peut noter aussi le roman éponyme de Michel Tournier (Prix Goncourt 1970) qui transpose le personnage fantastique du Roi des Aulnes dans l’Allemagne nazie en reprenant une traduction du Erlkönig par « ogre » : il fait de Göring « l’ogre de Rominten », et de son personnage Abel Tiffauges « l’ogre de Kaltenborn », se livrant au recrutement forcé de quelque quatre-cents enfants dont il sauvera l’un au péril de sa propre vie. Ce ne sont plus les arbres centenaires qui sont en cause, mais les enfants, rappelant la célèbre exhortation de Lu Xun, à la fin du « Journal d’un fou », appelant à « sauver les enfants ».

[6] Au programme de la séance de février 2019 du Club de lecture, voir : le compte-rendu.

[7] Texte complet édité à Taiwan : http://pumancastle.com/index.php?q=node/492

[8] Le terme de fiction est à préférer à roman car le xiaoshuo désigne aussi bien les nouvelles que le roman à proprement parler. Voir : Brève histoire du xiaoshuo.

[10] On compte une profusion de termes, en chinois, pour désigner un « idiot » sous ses diverses formes et nuances,

[11] C’est l’une des photographies de l’exposition Henri Cartier-Bresson : Chine 1948/49-1959, Fondation HCB, 15 octobre 2019-2 février 2020.

[12] Selon le dictionnaire en ligne 汉典 ZDIC : https://www.zdic.net/hans/

[13] Devenu 39 dans la traduction en français (il y a le même décalage dans l’ensemble du texte).

[15] Traduit « attractions » par Noël Dutrait.

[16] Chapitre 66 p. 182 dans la traduction.

[17] Elle figure sous le titre « Ordination » dans le recueil de trois nouvelles traduites par Annie Curien, paru la même année aux éditions Philippe Picquier : « Les Trois amis de l’hiver ». Mais la traduction du titre chinois par Initiation permet une ambiguïté intéressante sur la signification de l’initiation en question, religieuse ou profane.

[18] Cité par Annie Curien dans la préface à sa traduction des « Trois amis de l’hiver ».

[19]  Voir l’annonce de la préparation et du tournage du film : http://www.chinesemovies.com.fr/actualites_331.htm


 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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