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Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 15 octobre 2025

et annonce de la séance suivante

par Brigitte Duzan, 19 octobre 2025 

 

À la suite de la séance de rentrée du 17 septembre 2025 qui était consacrée au grand classique « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan 《水浒传》), cette deuxième séance de l’année 2025-2026 avait pour thème d’autres histoires de bandits, par Jia Pingwa (贾平凹) :

- Trois novellas [1] de 1990 traduites en français et parues dans un recueil intitulé « Le porteur de jeunes mariées », trad. Lu Hua, Gao Deku, Zhang Zhengzhong, Stock, coll. « La bibliothèque cosmopolite », 1995/1998 :

Le porteur de jeunes mariées Wǔkuí《五魁》[2]

Le Tout-Blanc Báilǎng白朗

Le géomancien amoureux Měixuédì 美穴地[3]

Avec, en lien, l’adaptation de « Wǔkuí » par le réalisateur Huang Jianxin (黄建新) : « The Wooden Man’s Bride » (《五魁》), 1994[4].

 

 

Bailang 白朗, recueil de 6 novellas,

 éd. 2022

 

 

Et en complément, du même auteur, sur les enlèvements de femmes et le banditisme moderne, :

- Broken Wings (Jihua《极花》) [5], trad. Nicky Harman, ACA Publishing, 2019 (Jia Pingwa 2016).

 

La séance a commencé avec en préambule l’annonce de deux événements à venir en novembre :

- d’une part, le samedi 8 novembre à la librairie du Phénix, la présentation par Brigitte Guilbaud de sa traduction du texte de Ye Fu (野夫) sur sa mère publié en mai 2009 : « « Ma mère emportée par le fleuve » (《江上的母亲》), éd. Picquier , oct. 2025.

- d’autre part, le vendredi 7 novembre à l’École normale supérieure (ENS, 45 rue d’Ulm), la première séance du programme Littérature et cinéma chinois 2025-2026, séance consacrée au film de 1994 de Wong Kar-wai (王家卫), « Les Cendres du temps » (《东邪西毒》). Le film est inspiré du 3ème roman de Jing Yong (金庸) lui-même fortement imprégné de l’atmosphère du Shuihuzhuan (《水浒传》), et même de certains de ses personnages.

 

Lors de cette deuxième séance du club, nous avons accueilli une nouvelle participante, ancienne de l’Inalco passionnée de lecture venue renforcer les rangs. La séance a été très animée, partagée entre les rétifs à l’art de Jia Pingwa et les ferventes de l’auteur, dont celles gardant un souvenir vivace du roman « L’art perdu des fours anciens » (Gulu《古炉》)  auquel avait été consacrée la séance de février 2019 du club de lecture du temps où il se réunissait encore au Centre culturel de Chine.

 

Ø  Giselle, qui n’avait pu venir, avait envoyé ses notes de lecture par écrit pour dire tout le plaisir qu’elle avait eu à lire et les nouvelles et « Jihua », dans sa traduction en anglais.

 

Les trois nouvelles d’abord, où elle a retrouvé les brigands du « Bord de l’eau », mais des personnages féminins beaucoup plus sensibles, avec une nette préférence pour « Le porteur de jeunes mariées », thème très original en soi. La Montagne, comme dans le roman classique, est un refuge aussi bien pour les brigands que pour Wukui et pour la jeune femme, cette dernière ne portant pas de prénom, c’est elle qui souffre le plus.

Dans la deuxième nouvelle, elle a retrouvé l’esprit du Bord de l’Eau avec la citadelle, les batailles autour de l’eau, les marais, la cruauté des chefs, la femme séductrice, le bonze qui prend les armes, le thème du tigre, les trahisons… Mais elle a aussi noté un côté  caricatural : comment peut on se trancher soi même la tête ?

Le Tout- Blanc est à la fois un héros mais aussi un anti-héros : il est vaincu, à la merci de son vainqueur, il doit compter sur les femmes pour s’en sortir et à la fin du roman il est devenu vieux, un vagabond inconnu qui se fait insulter.

Quant au géomancien, elle a trouvé le personnage très original, mais là aussi anti-héros : il trouve des emplacements de sépultures idéales pour ses clients mais n’est pas capable d’en trouver pour lui. En outre, c’est l’anti-héros indécis, incapable de se battre pour la femme qu’il aime. Quand il finit par l’avoir, elle est défigurée (écho de la première nouvelle où Wukui obtient la jeune femme quand elle est paralysée).

 

Elle a noté que Jia Pingwa apporte des précisions sur la psychologie de ses personnages, ce qui n’est pas le cas dans « Au bord de l’eau » où les motivations ne sont indiquées que dans les dialogues. Les femmes, quant à elles, apportent souffrance et malheur aux hommes, mais souffrent aussi. Les textes sont teintés d’un érotisme propre à Jia Pingwa.

 

Cependant, bien plus que par les nouvelles, elle a été « emportée » par « Jihua » (« Broken Wings ») où elle a retrouvé des échos de « Gulu » (« L’art des fours anciens ») qu’elle avait adoré quand elle l’avait lu pour la séance de février 2019 du club de lecture : la truculence des villageois, leur cruauté mais aussi leur solidarité lors des catastrophes naturelles. L’histoire de l’enlèvement lui a rappelé le scandale qui avait secoué la Chine en 2022 lorsqu’une femme avait été retrouvée, à demi-folle, attachée comme un chien – la hantise de l’enlèvement étant toujours une peur latente chez les parents chinois. Elle garde de sa lecture des souvenirs marquants :

-     L’image ambiguë de la fleur dont la cueillette assure un revenu aux habitant mais qui épuise les sols (thème écologique).

-     Le choc à la lecture du viol. Les hommes dépeints comme des brutes.

-     La résignation qui s’installe peu à peu chez Butterfly[6], pourtant une battante, sa lente adaptation après un refus total.

-     Sa relation avec son fils, qui l’adoucit et produit en elle un peu de bonheur. Thème éternel de la maternité.

-     Très beau personnage du Grand-père qui incarne le sage auquel on vient se confier, comme une sorte d’intermédiaire entre le Ciel et les humains (mage ou devin ?) même si ses paroles ne sont pas toujours faciles à interpréter. Il semble immortel dans le roman, même si sa santé se dégrade. Il protège Butterfly.

-     Autre beau personnage, certes un peu fou, la tante, battue par son mari, mais qui veille sur Butterfly avec ses découpages. Comme le Grand-père, elle rappelle les personnages hors normes de Gulu, la grand-mère et ses découpages, et l’enfant qui peut entendre les animaux parler.

-     Thème astral : Butterfly semble avoir trouvé un apaisement après avoir compris que les deux étoiles fictives dans le ciel sont en fait elle et son fils.

-     Beau thème des Mères courages (Brecht) qui se battent, de la Cité corruptrice (voir Métropolis) C’est la ville qui entraîne les jeunes garçons et les jeunes filles à quitter le village pour une vie fantasmée meilleure, mais qui a des répercussions drastiques sur la natalité dans les villages.

-     Butterfly donne naissance à un garçon, dans la droite ligne du confucianisme, mais finalement elle contribuent à perpétuer le problème du manque de femmes dans le village. Il faudra plus tard trouver une femme à l’enfant. D’ailleurs le destin des jeunes filles du village est soumis au diktat de la communauté. Elles doivent rester au village et procréer. Ce qui compte c’est la survie du village.

-     Intérêt des détails de la vie quotidienne, immuable depuis des siècles dans les villages. On est loin de la Révolution Culturelle. Les saisons se suivent, le travail des champs prime sur tout.

-     Thème des communautés rurales oubliées du gouvernement central : les hommes du village essaient de trouver des solutions à la dégradation de leur environnement et à l’appauvrissement général en vendant des oignons rouges, des pommes de terre, des découpages et des sculptures en pierre. Le marketing et la distribution entrent au village par ce biais. Mais si les hommes peuvent en sortir, les femmes en restent prisonnières.

-     L’ambiguïté de la fin : est-elle retournée chez sa mère, l’a-t-elle rêvé, ou halluciné dans un moment de folie ? Elle est revenue au village à la fin du livre.

 

Jia Pingwa explique que le livre est basé sur une histoire vécue par des voisins, qui l’a hantée et qu’il a mis dix ans avant de pouvoir l’écrire. Mais il décrit sans offrir de solutions.

 

Ø  W. Lei a ouvert la séance avec un avis plus critique qu’enthousiaste, mais ses notes de lecture et commentaires détaillés forment une entrée en matière où se recoupent divers thèmes qui seront repris ensuite de diverses manières.

 

Elle a commencé sa lecture par « Le Tout-Blanc », en poursuivant par « Le géomancien amoureux », puis « Le porteur de jeunes mariées ». Un choix fait de manière totalement intuitive, selon les titres, parce que l’adjectif “bái ”, blanc, dans Báilǎng lui a d’abord inspiré une impression de légèreté et de pureté ; puis, dans Měixuèdì, l’association entre “ měi  ” (beauté)  et “xué  ” (caverne) [7], l’a intriguée par son mystère ; enfin Wǔkuí en dernier, le “kuí ” signifiant chef (de bandits) mais aussi vigoureux, évoquant quelque chose de viril et de rude, donc, intuitivement, moins “beau” à ses yeux que les deux précédents.

 

 

 

 

Dans ces trois récits, son personnage préféré est Bailang, car il réunit des contradictions fascinantes : à la fois moine bouddhiste et chef de bandits, il dégage une aura philosophique. Sa trajectoire, sa psychologie, son combat intérieur, tout est marqué par ce contraste saisissant. En revanche, elle a trouvé révoltante l’histoire du « Géomancien amoureux » : Liu Ziyan (柳子言) est trop lâche, le patron Yao trop vil, Gou Baidu (苟百都) trop laid et ignoble, et la Quatrième Concubine terriblement tragique. Le récit monte en épingle les avares riches propriétaires et les êtres ignobles des classes inférieures alors que les gens honnêtes finissent tragiquement détruits. C’est ce contraste entre la bassesse triomphante et la vertu broyée qu’elle a trouvé révoltant, mais réaliste.

 

Cependant, c’est Wǔkuí qu’elle a trouvé le plus éprouvant : elle s’est sentie partagée entre l’admiration pour la bonté et la droiture de Wukui et de la jeune épouse Liu, mais atterrée par le prix à payer pour cette vertu.

Cette triple lecture lui a inspiré des réflexions sur plusieurs thèmes récurrents :

 

o    Sur les figures féminines

Comme le dit l’adage chinois : « la beauté est source de malheur » (hóngyán huòshuǐ  红颜祸水) [8]. Les femmes dans ces trois nouvelles sont d’une beauté exceptionnelle, mais toutes connaissent un destin tragique : la Quatrième Concubine dans « Le géomancien amoureux », la jeune épouse Liu dans « Le porteur de jeunes mariées », et l’épouse du chef des bandits dans « Le Tout-Blanc ». Dans ces mondes masculins, elles ne sont que des outils, des objets d’échange, des accessoires de pouvoir. On peut se demander si Jia Pingwa entend ainsi exprimer sa vision du destin des femmes dans la société chinoise, ou plus spécifiquement celui des femmes rurales. Pourtant, ces femmes sont aussi courageuses : la Quatrième Concubine ose poursuivre l’amour qu’elle désire ; la jeune Dame Liu tente de s’évader de son sort misérable ; et l’épouse du chef des bandits, avec sa servante, finit par sauver Bailang en sacrifiant leur vie.

 

o    Sur l’amour

Dans ces trois œuvres, les relations amoureuses sont marquées par une retenue extrême et se terminent toutes dans la tragédie : ce sont des amours impossibles, qui excluent de jamais pouvoir posséder.

-     Dans « Le Tout-Blanc », cette retenue est rationnelle : malgré les avances répétées de l’épouse du chef des bandits, Bailang résiste, jusqu’à ce qu’il finisse par céder à ses sentiments, mais c’est alors qu’atteinte de la lèpre elle le repousse de peur de le contaminer.

-     Dans « Le géomancien amoureux », la retenue est celle de la lâcheté : Liu Ziyan, paralysé par la peur, laisse passer deux occasions de sauver sa bien aimée. Il se tait, se retient et s’enfuit. Quand enfin il agit, il est déjà estropié par la balle de Gou Baidu, et la femme qu’il voulait sauver est défigurée et souillée.

-     Dans « Le porteur de jeunes mariées », la retenue est tendre : Wukui croit faire le bien en ramenant la jeune Dame Liu, qu’il a sauvée des bandits, dans la maison de son mari, pensant qu’elle y trouvera le bonheur d’une “vie convenable”. Mais cette femme, enfermée dans un foyer qui l’étouffe, finit brisée corps et âme. Ce n’est qu’alors que Wukui ose la délivrer, mais un peu trop tard. Et même dans cet acte d’amour, il ne peut s’empêcher de décider pour elle, reproduisant la domination masculine dont elle voulait s’affranchir. Peut-être est-ce cette ultime dépossession qui la pousse au suicide : elle a compris qu’en ce monde, elle ne peut choisir de vivre sa propre vie.

 

o    Sur le fengshui et les croyances superstitieuses

Dans les trois nouvelles, la culture du fengshui et des superstitions populaires est omniprésente.

Dans « Le géomancien amoureux », il y a des descriptions détaillées du rituel du tàxué (踏穴), littéralement le “piétinement des cavités”, rite lié à la recherche d’un emplacement propice pour une sépulture, dans « Le Tout-Blanc », le lien entre la tour (ou la pagode) et le destin de Bailang, ou encore la question du terrain de sel et de son influence sur la fortune, tout cela témoigne d’une connaissance très fine de ces croyances. Dans une de ses conférences, l’auteur a expliqué qu’il avait grandi dans un village où exerçaient des maîtres de fengshui.

 

o    Sur les bandits, le jianghu et les liens avec « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan)

Qu’il s’agisse de Bai Lang dans « Le Tout-Blanc », de Gou Baidu dans « Le géomancien amoureux », ou de Wukui dans « Le porteur de jeunes mariées », ce sont tous des figures de bandits. De plus, chaque nouvelle met également en scène un chef de bandits : Tang Jing dans « Le géomancien amoureux », le chef qui libère la jeune Dame Liu dans « Le porteur de jeunes mariées », et, bien sûr, les multiples chefs de bandits de montagne dans « Le Tout-Blanc », y compris Bailang lui-même.

 

Cet univers rappelle fortement celui du Shuihuzhuan : les relations entre bandits et femmes, les liens fraternels, les scènes de sauvetage héroïque, tout cela compose une sorte de version moderne et rurale du jianghu (江湖) décrit dans le grand roman classique[9]. D’ailleurs, les trois protagonistes, Bailang, Gou Baidu et Wukui, quels que soient leurs tempéraments et origines, deviennent bandits poussés par un destin sans issue, comme ceux du Liangshan. Mais cela a aussi influé sur sa lecture :

« Ayant commencé ma lecture par « Le Tout-Blanc », je l’ai comparé inconsciemment à « Au bord de l’eau ». Le style étant radicalement différent, les deux premières parties de la nouvelle ne m’ont pas immédiatement captivée : j’y voyais une écriture solide, certes, mais sans éclat particulier. Ce n’est qu’à partir de la troisième partie que j’ai vraiment perçu la grande maîtrise narrative de l’auteur, notamment lorsqu’il décrit avec minutie le festin d’accueil que Bailang organise à son retour : le paysage, l’ambiance, l’état d’esprit des participants ainsi que les récits racontés. En particulier, les récits sur ceux qui participent au sauvetage de Bailang révèlent la richesse et la profondeur de l’art romanesque de Jia Pingwa ».  

 

o    Sur les coïncidences entre les trois récits

Au-delà des similitudes déjà mentionnées, Lei a noté de nombreuses correspondances entre les trois nouvelles, résultant non tant de coïncidences que d’un choix délibéré de l’auteur visant à tisser des liens entre les personnages et les intrigues. Par exemple :

-     Dans « Le porteur de jeunes mariées », la jeune Dame Liu doit servir un mari impuissant, tout comme la Quatrième Concubine dans « Le géomancien amoureux ».

-     Le mari Liu, amputé des deux jambes dans « Le porteur de jeunes mariées », rappelle Liu Ziyan (柳子言), blessé à la jambe dans « Le géomancien amoureux ».

-     Le chef de bandits s’appelle Tang Jing dans « Le géomancien amoureux » comme dans « Le porteur de jeunes mariées ».

-     Dans les trois nouvelles, les héroïnes principales ont toutes été enlevées par des bandits.

-     Les personnages négatifs se ressemblent : Hei Laoqi (黑老七) dans « Le Tout-Blanc » et Gou Baidu (苟百都) dans « Le géomancien amoureux » sont tous deux des hommes grossiers, à la peau sombre, dénués de morale, mais qui ont connu une gloire passagère.

-     Enfin, le motif de la tour apparaît dans deux récits : la Quatrième Concubine dans « Le géomancien amoureux » et Bai Lang dans « Le Tout-Blanc » ont tous deux été enfermés dans une tour isolée du monde.

[et dans « Bai Lang », on trouve le motif de la pagode fendue en deux qui s’effondre à la fin, rappelant la pagode Lei Feng de la légende du Serpent blanc.]

 

Ces similitudes sont si nombreuses qu’elle en est parfois venue à confondre certains personnages ou épisodes après sa lecture.

 

o    À propos des réflexions de Jia Pingwa sur la littérature et la société chinoise

Dans l’édition chinoise qu’elle a lue (Shaanxi shifan daxue chubanshe 陝西师范大学出版社, 2024), chaque nouvelle est suivie d’un ou deux textes de Jia Pingwa : essais littéraires ou transcriptions de conférences. L’auteur y revient fréquemment sur le destin et l’âme des hommes dans les œuvres littéraires, sur les problèmes de la société chinoise contemporaine, ainsi que sur la valeur et les méthodes de l’écriture littéraire. Ces textes critiques éclairent et enrichissent la compréhension de son style d’écriture et de ses pensées. Il explique, par exemple, que le personnage de Bailang est calqué sur un homme qui a vraiment existé.

 

[C’est un double trait caractéristique de Jia Pingwa : son inspiration de faits et de personnages réels, et les explications données sur son œuvre. Il a commencé par écrire des nouvelles, son premier recueil datant de 1977 et son premier succès de 1978 avec la nouvelle « Pleine lune » (《满月》), couronnée du prix national de la meilleure nouvelle. C’est à partir de ce moment-là qu’il prend l’habitude d’ajouter des préfaces et postfaces à ses récits, pour en indiquer la genèse et en préciser les modalités d’écriture. Il continue pour ses romans : le roman « Jihua » (《极花》) est accompagné d’une postface expliquant que le récit est inspiré d’une histoire vraie qui lui a été racontée. Ce sont, effectivement, autant de précieux documents.]

 

Ø  LLP revient sur les thèmes récurrents qui l’ont frappée dans les trois nouvelles car ils en déterminent l’atmosphère, et jusqu’au fil narratif :

-     les amours platoniques qui cachent des passions dévorantes, mais toujours frustrées, toujours refoulées,

-     des anti-héros en marge de la société,

-     des femmes au destin tragique,

-     un érotisme qui tourne carrément à la zoophilie dans trois passages étonnants,

-     un fond de croyances et de superstitions populaires.

 

Au-delà du tragique de leur destin, les femmes, en particulier, ont des traits communs qui se retrouvent d’une nouvelle à l’autre : elles n’ont pas de nom, ce sont les « épouses de… », la « ènième concubine » de…, elles ont les pieds bandés et sont des objets de désirs, voire de fantasmes sexuels. La violence est constante, la beauté une véritable malédiction qui attire la concupiscence masculine et la violence – d’ailleurs combien d’histoires peut-on lire de femmes qui se sont défigurées pour échapper à ce sort, voire qui se sont suicidées pour éviter d’être enlevées et violées dans les pires moments de chaos de l’histoire chinoise, rébellions, conquêtes, transitions dynastiques, etc. 

Hóngyán huòshuǐ  红颜祸水, rappelle Lei… la malédiction de la beauté.

 

[C’est la réflexion de Bailang en découvrant que la femme qui vient le voir dans sa geôle est la « première dame du fort », qui a été enlevée par Noir le Septième (Hei Laoqi 黑老七), là encore alors qu’elle allait se marier. Mais il faut préciser que ce chengyu est normalement utilisé, de manière caractéristique, dans un sens péjoratif pour les femmes : au sens où les femmes se servent de leur beauté et de leur charme pour attirer les hommes et les perdre. Comme d’ailleurs dans le Shuihuzhuan, où quasiment toutes les femmes sont des personnages de ce genre.

Quant aux défigurations et suicides de femmes pour éviter les enlèvements et viols, là aussi ils sont souvent cités comme des exemples d’admirable vertu dans la littérature classique, surtout dans les périodes de retour en force du confucianisme.]

 

LLP a elle aussi trouvé de nombreux rapprochements avec le Shuihuzhuan :

-          le personnage du bonze-brigand œuvrant pour les pauvres,

-          les temples en ruine servant de refuge pour les fuyards en butte aux injustices,

-          les serments de frères jurés liant les anti-héros des trois récits, comme sacralisés,

-          outre le personnage de Bailang qui lui a rappelé celui de Song Jiang.

 

Et au-delà du Shuihuzhuan, certains épisodes narratifs lui ont rappelé des traits récurrents dans la littérature classique : les attaques de convois de mariage ou les croyances dans la géomancie pour fonder les pratiques des rituels funéraires, et en particulier déterminer des emplacements propices pour les tombes d’une famille - rituels chamaniques qui ont été étudiés par l’anthropologue Sandrine Chenivesse en lien avec le taoïsme et les thèmes de la mémoire et de la transmission dans son ouvrage « La Forteresse des âmes mortes » [10].

 

[ Pour ce qui est des attaques de convois de jeunes mariées, on pourrait citer nombre de films, mais surtout le premier film de Zhang Yimou, « Le Sorgho rouge » (《红高粱》), adapté du « Clan du Sorgho » (《红高粱家族》) de Mo Yan - le film commence par une séquence de ce genre que rappelle celle du film de Huang Jianxin (黄建新) adapté de « Wukui » : « The Wooden Man’s Bride » (《五魁》).]

 

LLP a trouvé drôle de retrouver dans « Le porteur de jeunes mariés » l’histoire de la « princesse au petit pois » qu’adore sa fille, histoire qui est en fait un conte d’Andersen.

Mais de manière générale, elle aurait souvent apprécié d’avoir des notes en bas de page dans la traduction.

 

La lecture des trois nouvelles lui a donné envie de se replonger dans « La Capitale déchue » (Feidu《废都》) qu’elle n’avait jamais terminé.

 

       Ø  MRC revient sur la question des femmes dans l’œuvre de Jia Pingwa : il dit, sourire en coin, que Jia Pingwa se fait écharper sur les réseaux sociaux en Chine, et en particulier sur douban, où des femmes militantes s’emportent contre les « vieux écrivains macho ». Dont lui : macho donneur de leçon.

 

Il n’a eu le temps de lire à fond que « Wukui ». Mais cette lecture lui a suggéré deux remarques :

 

        -          Il a d’abord été frappé par la forme narrative et, comme Giselle, par les nombreuses descriptions psychologiques qui expliquent le caractère des personnages, leurs actions, leurs motivations, leurs sentiments à un moment donné de la narration.

 

[C’est souvent sous forme de monologue intérieur rappelant Virginia Woolf. Ainsi lorsque Wukui décide de retrouver la jeune mariée pour la tirer des griffes des bandits alors que ses frères tentent de l’en dissuader, il part en courant « en marmonnant » en lui-même ses raisons d’aller la sauver : « bien sûr ce n’est pas ma femme… mais je veux qu’elle puisse avoir une vie heureuse chez les Liu… ne m’a-t-elle pas témoigné une confiance sans borne, moi, si laid, si pauvre… ne m’a-t-elle pas sauvé d’un coup d’épée mortel ?... » Suivent ses regrets de ne pas avoir été à la hauteur, puis la crainte de ne pas faire le poids face aux bandits… ]

 

                C’est la grande différence avec le Shuihuzhuan qui ne s’embarrasse pas de psychologie, mais se concentre sur la description des actions, des évènements, des combats , une narration animée de conteur captivant son auditoire, et suscitant ainsi l’émotion comme souligné dans les commentaires de Jin Shengtan que MRC a cités lors de la séance précédente :

Du récit naissent les émotions, des émotions naît le récit

            Wén shēng qíng, qíng shēng wén  “文生情,情生文

 

La narration introspective de Jia Pingwa donne en revanche un sentiment d’immersion, elle donne de la profondeur aux personnages en insistant sur les questions d’ordre moral, même si ces développements ne sont pas toujours très originaux. Ils ont surtout l’inconvénient de ralentir le rythme de la narration.

 

        -          MRC a par ailleurs attendu la chute pendant toute sa lecture en se demandant comment le récit allait se terminer. Et il a trouvé que cette chute inattendue donnait de la profondeur au récit en le replaçant dans une histoire locale à long terme, faisant des bandits un élément ancré dans la culture et la vie locales.

 

[Et là on retrouve l’idée du Shuihuzhuan des bandits malgré eux : le nom du chef des bandits recherché indiqué sur les affiches et donné en toute fin, Wukui, montre que l’histoire continue, qu’elle forme le contexte d’une histoire plus vaste qui se poursuit dans les autres nouvelles, comme un autre reflet de ce microcosme social. Jia Pingwa tisse volontairement des liens entre ses récits pour créer cette symbiose.]

 

       Ø  UB trouve que Jia Pingwa est un « super écrivain », mais il a été « horrifié » par ces nouvelles, cette sorte d’obsession ressentie tout au long de sa lecture, cette frustration obsessionnelle qui culmine dans le personnage de Bailang. Il n’a ressenti aucune empathie, même s’il a trouvé un certain humour dans divers passages.

 

Il a pourtant poursuivi par la lecture de « Jihua ». Et il a trouvé le roman encore « pire ». Pire au sens que Jia Pingwa nous livre là un récit cauchemardesque qui raconte dans le détail l’enlèvement d’une femme maintenue prisonnière dans un yaodong, victime d’un viol quasiment collectif, mais qui finalement se fait à son sort et qui, une fois revenue chez elle, se retrouve livrée en pâture à la vindicte publique, dans une situation tellement infernale qu’elle préfère revenir dans son yaodong

 

Malgré tout, il a quand même été fasciné au point de reprendre la lecture de « La Capitale déchue » qu’il n’avait jamais terminée, en se disant que Jia Pingwa est célèbre comme écrivain de la campagne, et que peut-être sa vision de la ville sauve le reste. Eh bien non, tout est pire en ville, y compris les superstitions. Il l’a trouvé tout aussi insoutenable, mais remarquable par une sorte d’ironie latente. C’est un véritable esclavage mental que décrit Jia Pingwa, mais exacerbé par cette ironie froide. Ainsi l’histoire du suicide au pesticide : pesticide pas au point, dont la femme ne meurt pas, et qui risque de ruiner la  réputation et le commerce de son inventeur… etc.

 

Finalement, dit UB, on avait l’impression que Jia Pingwa avait « un problème », mais en fait c’est la Chine entière qui en a un. Ceci dit, s’il a pris plaisir à ces lectures, il a de loin préféré la richesse du Bailuyuan (《白鹿原》) de cet autre écrivain du Shaanxi qu’est Chen Zhongshi (陈忠实).

[roman qui avait été plébiscité par le club de lecture lors de la séance du 22 avril 2023]  

 

       Ø  Sylvie et Dorothée, quant à elles, ont toutes deux gardé un bon souvenir de la lecture de « L’art perdu des fours anciens » (《古炉》), au programme du club en février 2019, de même que Giselle qui en est une inconditionnelle, malgré les quelque 1 200 pages de la traduction française.

 

Sylvie avait d’ailleurs lu « Le porteur de jeunes mariées » après « Les fours anciens » et avait gardé un souvenir très net des personnages et de l’atmosphère de tragédie. Elle a trouvé que finalement, dans la première nouvelle, le brigand finissait par avoir le beau rôle et devenait une sorte de modèle. Le géomancien était d’ailleurs comme un frère de Wukui, avec la même attitude envers les femmes, comme Bailang.

 

Dorothée a trouvé étonnantes ces trois nouvelles : pour une fois, ce sont des histoires d’amour, même si ce sont des amours frustrées ! Elle les a lues avec beaucoup de plaisir et d’intérêt, en faisant des rapprochements avec le Shuihuzhuan :

        -          C’est le célibat qui caractérise les brigands de ce dernier roman, pas d’amour possible, ni même concevable, chez eux ; ils sont frères jurés, et ne vivent que pour l’action. Les brigands de Jia Pingwa ont le même rapport à l’argent et aux richesses que ceux du « Bord de l’eau » : pas de conflits entre eux, les richesses sont réparties, sans problèmes d’inégalités de fortune.

        -          Elle a en revanche été frappée par la présence récurrente de l’opium. L’opium apparaît en fait comme l’équivalent de l’alcool chez les bandits du Liangshan – on fume une pipe comme on prend un verre, Il fait partie du contexte local, comme le banditisme. Mais on n’aurait pas imaginé un bandit toxicomane dans le Shuihuzhuan ! Dans « Le géomancien amoureux », l’opium est d’ailleurs expressément lié aux pieds bandés, comme une sorte d’impureté inacceptable : lorsque Liu Ziyan se présente devant le riche propriétaire qui l’a fait venir, celui-ci est devant son plateau d’opium et lui en offre avec un verre d’alcool qu’il refuse, tout en apercevant sous le rideau de la porte les petits pieds bandés de sa fille…

 

 [Les pieds bandés ont longtemps été en Chine un élément de statut social, que seules les femmes devant travailler dans les champs ne pouvaient pas se permettre. Ils étaient appréciés par les lettrés selon les mêmes critères que ceux avec lesquels ils évaluaient un tableau de shanshui. Le meilleur ouvrage sur la question reste le roman de  Feng Jicai (冯骥才)  « Le Lotus d’or de trois pouces » (《三寸金莲》), véritable docufiction dont il reste incompréhensible qu’il n’ait jamais été traduit en français.]

 

        -          Dorothée a aussi été frappée par la réponse donnée au brigand qui veut partir de la bande : il peut toujours redevenir paysan. Est ainsi soulignée la profonde unité sociale, le socle commun de la société chinoise défini comme étant la paysannerie.

 

       Ø  Claire pour sa part a privilégié la lecture de « Wukui », en chinois – « Bailang » lui étant apparu d’une écriture plus difficile. Elle en a adoré le côté littérature populaire qui lui a rappelé un genre qu’elle aime beaucoup : les huaben..

 

[Sortes de de trames narratives utilisées par les conteurs, les huaben (话本) ont commencé à être imprimés sous les Song en profitant du développement de la culture urbaine et de l’imprimerie. C’est d’ailleurs de ces conteurs que se sont inspirés les auteurs du Shuihuzhuan. ]

 

La narration reprend des traits typiques, liés à l’oralité, des huaben, et en particulier la récurrence de scènes semblables qui se répètent comme des schémas narratifs sur lesquels pouvaient broder les conteurs. La chute de la nouvelle est inattendue, mais en ouvrant sur des questions qui appellent réflexion.  

 

       Ø  Laura s’est concentrée sur la lecture, en chinois, de « Jihua », texte difficile dont elle avait eu un premier aperçu lors de ses études à l’Inalco avec Mme Rabut, car celle-ci avait donné la première page à traduire comme sujet d’examen.

 

 

Jihua, 人民文学出版社, 2016

 

 

Inutile de dire que l’exercice était particulièrement ardu pour qui ne connaissait pas le terme de yaodong (窑洞) car le roman commence ainsi, (implicitement) à la première personne, en ne donnant même pas les deux caractères du terme, seulement le premier :

那个傍晚 在窑壁上刻了第一白七十八条道二

« Ce soir-là, j’ai gravé ma 178e encoche sur le mur du yao(dong). »

 

La lecture s’est avérée aussi difficile par la suite, et ce d’autant plus que l’écriture passe sans transition d’un style à l’autre en mêlant expressions populaires locales et style soutenu classique. Elle a demandé l’aide d’un collègue chinois qui a lui-même des hésitations et doit faire des recherches, y compris sur l’histoire locale, pour répondre plus précisément à ses questions.

 

Il est fascinant, au-delà du style même, dit Laura, de voir la dextérité avec laquelle Jia Pingwa dépeint de manière très vivante, et même visuelle, le village et la vie du village à partir du regard de la femme enfermée dans le yaodong, et limitée à l’ouverture exigüe en guise de lucarne qui lui sert à appréhender le monde autour d’elle. Le texte abonde d’injures, de gros mots, d’expressions locales qui en font une véritable vitrine de la culture locale avec ses superstitions et ses croyances toujours vivaces. Elle trouve Jia Pingwa bien plus vivant et intéressant que Mo Yan, bien plus divers aussi. Le texte vire parfois à l’étude anthropologique, mais toujours dans un étonnant mélange de styles, passant de la violence à des inflexions humoristiques, et du populaire au classique.

 

UB confirme avoir eu la même impression quant au style [11], dont il a trouvé aussi des avatars dans « La Capitale déchue » où les monologues de la vache, par exemple, sont utilisés comme trait narratif récurrent pour scander le récit. Mais tout cela va avec le sentiment d’étouffement né de l’évidence qui ressort de « Jihua » comme des autres textes du même auteur : qu’il est impossible de s’évader d’une société qui n’offre aucune échappatoire, que ce soit à la ville ou à la campagne.

 

Il reste à lire « La capitale déchue » (Feidu《废都》)…. Dans le texte si possible pour mieux l’apprécier. Et là non plus en lien avec le Shuihuzhuan, mais avec le Hongloumeng

 

 

 Feidu, 作家出版社, 2009

 

                      


 

Prochaine séance

Le mercredi 12 novembre 2025

 

À partir de cette prochaine séance, nous ferons un détour vers la littérature de la fin des Qing et des débuts de la période républicaine, avant de revenir en février à la littérature contemporaine.

 

Au programme du 12 novembre :

        -           Souvenirs de la chambre de l’ombre du bracelet (《钏影楼回忆录》), de Bao Tianxiao (包天笑), un « roi de la littérature populaire », éd. et trad. Joachim Boittout, préface de Sebastian Veg, éd. Rue d’Ulm, 2021.


 

[1] Ces trois textes sont classés dans la catégorie des novellas (zhongpian xiaoshuo 中篇小说), mais ils sont relativement courts pour des novellas. Ils ont été réédités en 2012 dans un recueil de 12 zhongpian et à nouveau en 2022 dans un recueil de six. Les novellas apparaissent ainsi comme un genre privilégié par l’auteur, à côté des longs romans pour lesquels il est surtout connu.

[2]  Wukui《五魁》 : texte chinois en ligne  https://www.xuges.com/ddmj/jpw/wukui/index.htm

[4] Un film méconnu du studio de Xi’an disponible sur youtube, sous-titré en chinois :

https://www.youtube.com/watch?v=jIGgkffrFr4

[5] Jihua 《极花》 : texte chinois en ligne https://www.99csw.com/book/9782/index.htm

[6] Traduction littérale par Nicky Harman du prénom de l’héroïne du roman : Hudié (胡蝶), Papillon.

[7] Caverne ou grotte qui est aussi repaire de brigands, et peut être rapprochée de la grotte troglodyte (yáodòng 窑洞) où est enfermée la femme kidnappée de Jihua.

[8] C’est aussi le terme qui désigne les femmes fatales.

[9] Voir Le Shuihuzhuan et sa postérité (3/ D’un motif à l’autre)

[11] Dont la complexité n’apparaît pas dans la traduction en anglais qui a privilégié la fluidité.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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