Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire du xiaoshuo, de la nouvelle au roman

VI. Les romans historiques sous les Ming

2. Au bord de l’eau (Shuihuzhuan《水浒传》) 

2.A Le Shuihuzhuan et ses sources historiques

2.B Les différentes versions du roman

2.C Le roman et sa postérité

par Brigitte Duzan, 5 septembre 2025

 

Avec le « Roman des Trois Royaumes » et « Le Rêve dans le pavillon rouge », « Au bord de l’eau » est le classique le plus connu, le plus populaire, dans toutes les couches de la population. C’est une source inépuisable de références, citations et modèles littéraires, de controverses aussi ; le Shuihuzhuan est l’un des textes classiques qui a suscité, et continue de susciter, le plus de passion en Chine, le plus d’adaptations, au cinéma, à la télévision, au théâtre, en bandes dessinées et jeux vidéo et autres, mais pas seulement en Chine, car il a essaimé aussi au Japon ainsi que dans les pays du sud-est asiatique qui partagent la même culture.

 

1/ D’un modèle à l’autre

 

a) Du Shuihuzhuan au Jin Ping Mei

 

La postérité immédiate et sans doute la plus directe du Shuihuzhuan est le célèbre roman de la fin des Ming élevé au rang de grand classique : le Jin Ping Mei (《金瓶梅》), également en langue vernaculaire[1]. Dans ce roman, l’une des trois femmes au centre de la narration n’est autre que Pan Jinlian (潘金蓮), mais le récit est centré sur son amant, le marchand Ximen Qing (西門慶/西门庆), arriviste corrompu et débauché, suffisamment riche pour entretenir six femmes et concubines.

 

 

Le Jin Ping Mei, éd. 2017

 

 

Le roman commence par une référence directe au Shuihuzhuan, le premier chapitre étant un rappel de l’épisode où Wu Song (武松) venge le meurtre de son frère en tuant brutalement son ex-femme Pan Jinlian qui en est coupable, puis Ximen Qing – ce qui l’oblige à fuir au Liangshan pour éviter d’être lui-même condamné et exécuté. Dans le Jin Ping Mei, Ximen Qing ne meurt qu’à la fin, d’une surdose d’aphrodisiaques que lui a administrée Pan Jinlian. Tout le roman diffère par ailleurs trait pour trait du Shuihuzhuan : toute l’histoire tourne autour des prouesses de Ximen Qing avec ses dix-neuf partenaires sexuels, femmes, et maîtresses mais aussi un domestique, dans la tradition des « manches coupées » (duàn xiù 断袖) de la tradition chinoise.

 

Le roman va cependant bien plus loin que les scènes érotiques, avec leurs descriptions factuelles et euphémismes traditionnels, pour lesquelles il est célèbre. C’est en fait une condamnation de la classe dirigeante chinoise, fortunée et dévoyée – Ximen Qing est un marchand enrichi, ces marchands dont Han Fei se méfiait comme de la peste. En ce sens, on peut considérer le Jin Ping Mei comme un roman dans la ligne du Shuihuzhuan, pas seulement pour les emprunts directs, mais comme dénonciation des abus commis par toute une frange de la haute société. Il traduit une vision assez noire de la décadence morale de la société, qui rejoint finalement la pensée de Xun Zi (荀子) selon laquelle la nature humaine est foncièrement mauvaise et nécessite une éducation morale pour être « redressée ».

 

Dans sa « Brève histoire du roman chinois » (《中国小说史略》), Lu Xun (鲁迅) l’a classé parmi les célèbres romans de mœurs de la période Ming (chapitre 19 : 明之人情小說), ce qu’il appelle « les livres sur la passion du temps » (“世情書”). C’est le plus célèbre de ceux-ci, dit-il :

初惟鈔本流傳,袁宏道見數卷,即以配《水滸傳》為外典(《觴政》),故聲譽頓盛;世又益以《西遊記》,稱三大奇書

Au début, seules circulaient des versions manuscrites du livre. Yuan Hongdao (袁宏道) ayant pris connaissance de plusieurs volumes (juan ), il le classa avec le Shuihuzhuan dans ce qu’il appela les « classiques non officiels » (“外典”) [qu’il considérait comme ouvrages de référence]. Il donna ainsi une grande notoriété au roman ; avec le Shuihuzhuan et le Xiyouji [Le Voyage en Occident], il fit alors partie des « Trois livres remarquables ».

 

Le Shuihuzhuan est donc devenu la référence en matière de classiques du temps de Yuan Hongdao, c’est-à-dire l’ère Wanli des Ming (fin du 16e siècle, début du 17e). Il faut noter ici que Yuan Hongdao était un ami et disciple de Li Zhi (李贄), ce penseur néo-confucéen et bouddhiste non conventionnel avec lequel il a étudié pendant plus de dix ans ; or, ce Li Zhi est l’auteur, entre autres, d’une version en 120 chapitres du Shuihuzhuan [2]

 

b) De la Chine au Japon, du Shuihuzhuan au Suikoden

 

o    La vogue des éditions illustrées dans le Japon du 18e siècle

 

La première édition d’une traduction du roman en japonais (le premier volume) date de 1757 ; elle a gardé le titre chinois, prononcé Suikoden en japonais. Cette traduction a été suivie de celle du philologue Takebe Ayakari,  « Le Bord de l’eau japonais » (Honchô suikoden 本朝水滸傳), dont la première partie a été publiée en 1773, et la deuxième seulement en 1959. L’histoire est transposée dans le Japon de l’ère Nara, et relate la lutte d’Emi No Oshikatsu (le Song Jiang du roman chinois) pour empêcher le moine Dôkyô d’usurper le trône impérial. Ce récit ainsi transposé est en outre écrit dans une langue archaïsante avec divers emprunts aux classiques japonais qui, reflétant les recherches philologiques de l’auteur, exercera une profonde influence sur les maîtres du yomihon (読本)[3].

 

Ce yomihon, littéralement « livres de lecture », est un genre de livres de l’époque d’Edo qui, contrairement aux éditions japonaises de l’époque, comportaient peu d’illustrations, l’accent étant mis sur le texte (d’où leur appellation), avec des emprunts narratifs issus de la littérature historique, chinoise et japonaise. C’était donc, de manière contradictoire, une littérature issue de la tradition orale et populaire chinoise, mais écrite dans une langue de lettrés, peu accessible au commun des lecteurs.

 

L’un des maîtres de ce nouveau genre, Ueda Akinari (上田秋成), grande figure de la littérature japonaise du 18e siècle, développera cependant des récits populaires dans le genre fantastique, à commencer par les « Contes de la pluie et de la lune » (Ugetsu monogatari 雨月物語) dont la première édition date de 1776[4]. Parmi ces neuf contes, on notera entre autres « La lubricité (yín ) du Serpent blanc » (Jasei no In 蛇性の婬), inspiré de la « Légende du serpent blanc » (《白蛇传》).

 

Le Shuihuzhuan sera même féminisé, en un « Suikoden des femmes » (Fûzoku Onna Suikoden 風俗女水滸傳) publié en 1783.

 

En 1805, le grand auteur de romans populaires, dont une trentaine de yomihon, Kyokutei Bakin (曲亭 馬琴) publie un Suikoden illustré par Hokusai, intitulé « Nouvelle édition illustrée du Suikoden » (Shinpen Suikogaden "新編水滸画伝"). C’est l’une des nombreuses adaptations de littérature chinoise en japonais faites par Bakin, mais cette édition du Suikoden illustrée par Hokusai lance le mouvement et contribue à la fois à la notoriété de Bakin et à celle du roman : elle déclenche une véritable « fièvre du Suikoden ».

 

Dans ce contexte, en 1827, l’éditeur Kagaya Kichibei commissionne l’un des derniers grands maîtres de l’ukiyo’e (浮世絵), Kuniyoshi Utagawa (歌川 国芳1798-1861), pour illustrer une nouvelle édition du roman.

Les célèbres estampes, colorées et comme animées, représentant les 108 héros du Liangshan contribueront à la popularité des personnages du roman devenus de véritables héros japonais[5]. La série sera complétée par des illustrations des femmes du Fûzoku Onna Suikoden, dans la tradition de l’ukiyo’e, ces « images d’un monde flottant » portant aussi toute une symbolique sociale[6].

 

 

Le Suikoden des femmes, illustration

de Kuniyoshi, « Ken Shogo »

(Harvard Art Museum)

 

  

L’immense succès des estampes de Kuniyoshi en suscitera d’autres, dont la série de Tsukioka  Yoshitoshi (月岡 芳年) réalisée en 1866-1867, après la mort de son maître Kuniyoshi : des illustrations plus sombres, totalement apocryphes, reflétant l’anarchie et la violence du Japon d’alors, emporté dans l’effondrement du système féodal, et empruntant des images de fantômes et de monstres à la littérature fantastique en vogue par ailleurs. Elles marquent en même temps l’apogée du genre de l’ukiyo’e.

 

 

Yoshitoshi : Yume no Chokichi luttant contre

le crapaud magique Jiraiya (hors cadre)

de la série « Beaux et braves héros

du Suikoden » Biyû Suikoden (1866)

 

  

La popularité du roman, reconfiguré selon l’esprit du temps, s’est encore développée au 20e siècle avec les adaptations en mangas et en adaptations télévisées. Mais, à la fin du 19e siècle, c’est la traduction de la suite du roman initial qui a trouvé des lecteurs enthousiastes, non seulement au Japon mais dans le Sud-Est asiatique.

 

o    Les héros du Bord de l’eau comme colonisateurs

 

Il y a en fait deux séquelles au Shuihuzhuan : : celle de Chen Chen (陳忱/陈忱), « Au Bord de l’eau, suite » (Shuǐhǔ hòu zhuàn《水滸後傳》/《水浒后传》), qui date du début des Qing, et celle de Yu Wanchun (俞萬春), « Chronique de l’élimination des bandits » (Dàng kòu zhì《蕩寇志》/ 《荡寇志》), publiée sous le règne de l’empereur Daoguang (道光帝 1820-1850), en gros deux siècles plus tard.

 

 

Chen Chen, Shuǐhǔ hòu zhuàn, éd. 1664

(conservée à l’université Waseda, à Tokyo)

 

  

Le roman de Chen Chen est probablement une suite à la version « écourtée » en cent chapitres : Song Jiang est mort, les autres rebelles se sont mis au service de la cour des Song, contre l’envahisseur Jin. Quant au roman de Yu Wanchun, il s’intitulait d’abord « Dénouement du ‘Bord de l’eau’ » (Jié Shuǐhǔzhuàn《结水浒传》), et ce dénouement est radical : pas question que Song Jiang se rallie à l’empereur, soit amnistié et aille pour lui réprimer la révolte de Fang La, il est en fait capturé par Zhang Shuye (張叔夜) – ce qui est conforme à l’histoire officielle selon les Annales[7].

 

Dans la séquelle imaginée par Chen Chen, les héros survivants du Liangshan sont contraint et forcés par la corruption et la fourberie de la cour impériale à redevenir des hors-la-loi. C’était en filigrane dans les derniers chapitres du roman original. Quand les hordes Jürchen des Jin envahissent l’empire des Song, ils tentent de s’y opposer, mais ils finissent par se replier vers le sud et à s’installer dans un pays plus ou moins mythique dénommé « Siam ». Ce Shuǐhǔ hòu zhuàn, dont une édition de 1664 est conservée à l’université Waseda, à Tokyo, a été traduit plusieurs fois en japonais, et en particulier par le poète Mori Kainan dont la traduction a été publiée entre 1893 et 1895 par la maison d’édition tokyoïte Kōin shinshisha. Cette nouvelle version fait des rebelles du Liangshan des héros colonisateurs, se donnant pour noble ambition de transplanter l’essence de la civilisation chinoise pour la perpétuer en terre étrangère. On est là dans le contexte de l’ère Meiji (1868-1912) et des dernières grandes révoltes de samouraïs[8].

 

La publication a été interrompue par la première guerre sino-japonaise (août 1894-avril 1895), et la reprise de la publication a été accompagnée par un commentaire du traducteur reflétant les changements de la situation géopolitique. Le « Siam », finalement, a perdu sa signification symbolique de refuge contre la crise dynastique des Song, et été reconfiguré en lieu bien plus complexe de croisements politiques et culturels. Surtout, le roman a en outre été traduit en langue thaï, en 1867, imprimé en 1879 et commercialisé par Dan Beach Bradley qui était missionnaire protestant américain … au Siam.

 

2/ D’une idéologie à l’autre : lecture ambivalente

 

a) Lu Xun contre Hu Shi    

 

Lu Xun (鲁迅) et Hu Shi (胡适) ont l’un et l’autre consacré beaucoup de temps à étudier en profondeur le Shuihuzhuan, avec des résultats contrastés tenant à leur personnalité autant qu’aux perspectives historiques auxquelles se rattachent leurs recherches : distinguant la qualité littéraire du contenu idéologique du roman, Hu Shi l’a célébré comme un représentant de la littérature « vernaculaire », dans le contexte de la valorisation de cette littérature dans le cadre du Mouvement du 4 mai dont il a été une figure de proue, mais il en a rejeté les principaux aspects idéologiques ; Lu Xun, pour sa part, en a souligné l’esprit révolutionnaire, son écriture « partant du cœur », mais en a critiqué la composition et les caractéristiques « féodales ».

 

o    Hu Shi : défense de la langue, méfiance à l’égard des rébellions

 

Hu Shi avait commencé sa carrière en écrivant pour le journal « La Jeunesse » (ou Nouvelle Jeunesse Xīn qīngnián《新青年》) fondé en septembre 1915 par Chen Duxiu (陈独秀). C’est dans ce journal que, en janvier 1917, il fait paraître l’article « Suggestions pour une réforme de la littérature » (文学改良刍议) : véritable manifeste destiné à promouvoir l’utilisation par les écrivains de la langue vernaculaire (baihua 白话) en lieu et place du chinois classique. C’est un changement de langue qui implique l’abandon des traditions lettrées (la « tyrannie des classiques » selon les termes de John Fairbank) pour favoriser le développement d’une littérature populaire dans laquelle s’inscrit, justement, le Shuihuzhuan.

 

Hu Shi, cependant, était opposé à la violence et voyait dans l’histoire des Ming et des Qing les dégâts provoqués par les rébellions paysannes. Il était favorable au réformisme plutôt qu’à la révolution, en faveur d’une réforme libérale, constitutionnelle et légale pour transformer la société. On l’a taxé de « réformiste bourgeois ».

 

o    Lu Xun : défense de l’esprit révolutionnaire et influence sur les romans de wuxia

 

Lu Xun, pour sa part, a écrit de nombreux articles sur le Shuihuzhuan, et lui a consacré tout un chapitre de sa « Brève histoire du roman chinois » (zhōngguó xiǎoshuō shǐluè《中国小说史略》), parue en 1930 et compilée à partir de ses cours à l’université de Pékin. C’est le chapitre 15 (La tradition des récits historiques sous les Yuan et les Ming II 元明傳來之講史(下)) qui suit celui consacré aux « Trois Royaumes ». Il en parcourt les origines, à partir des Song du Sud, et les différentes versions et éditions, où il voit une évolution s’adaptant aux goûts du public et à l’époque, citant d’ailleurs Hu Shi pour justifier les coupes opérées par Jin Shengtan (金聖嘆/金圣叹), sous les Qing : « Jin Shengtan vivait à une époque où le banditisme était courant[9] ; il avait encore sous les yeux les méfaits provoqués par les brigands comme Zhang Xianzhong (张献忠) et Li Zicheng (李自成), il ne pensait pas que les hors-la-loi fussent dignes d’être célébrés, mais qu’il fallait au contraire les combattre. » Ces deux « bandits » ont en effet contribué à la chute des Ming. Sous les Qing se sont multipliés les ouvrages « postérieurs » où sont mises en avant la soumission des bandits à la cour des Song et la pacification des révoltes effectuée pour le compte de l’empereur.

 

Lu Xun rattache au Shuihuzhuan les récits, sous les Qing, « des glorieux héros de la dynastie des Ming », mais aussi de toutes les révoltes et actes de rébellion, comme celle de Tang Sai’er (唐赛儿), rebelle de la secte du Lotus blanc (白莲教) en 1420, dont il cite « L’histoire officieuse d’une immortelle » (《女仙外史》), datant du début du 18e siècle et attribuée à un certain Lü Xiong (吕熊). Cette Tang Sai’er, alias « Àme de pierre » (石头魂),  est un personnage d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’une émule féminine de Song Jiang (宋江) : comme lui, elle aurait reçu un livre céleste de la divinité (taoïste) Jiutian Xuannü (九天玄女) qui l’aurait aidée et sauvée dans les périodes les plus critiques, de même qu’elle intervient au chapitre XLII du Shuihuzhuan pour venir en aide à Song Jiang. Cette divinité aurait été la préceptrice de l’empereur Jaune (Huangdi 黃帝) et l’aurait aidé dans sa lutte contre Chiyou (蚩尤), d’où son association à l’art de la guerre, art martial recourant à la magie.

 

 

Jiutian Xuannü, illustration d’une édition

japonaise de 1829 du Shuihuzhuan

 

  

Tang Sai’er apparaît dans l’histoire officielle où elle est en général qualifiée de sorcière et entourée d’une aura maléfique. Dans le livre de Lü Xiong, au contraire, elle est présentée comme une réincarnation de la divinité de la lune, Chang’e (嫦娥). Comme le souligne l’auteur dans son autobiographie, l’ouvrage est en fait une dénonciation de l’usurpation du trône, à la mort de l’empereur Taizu, par le prince Zhudi (明朱棣), mais il se présente comme un roman de wuxia (武侠小说) avec les éléments de fantastique liés à ce genre. À la fin du livre, Tang Sai’er met fin à sa rébellion, démantèle ses troupes et « la paix revient sous le ciel », comme à la fin de la révolte des bandits du Liangshan.

 

Dans sa « Brève histoire », Lu Xun note encore l’influence du Shuihuzhuan sur les romans de wuxia de la dynastie des Qing (chapitre 27 : « Les romans de chevalerie et d’enquêtes de la dynastie des Qing » Qīng zhī xiáyì xiǎoshuō jí gōng'àn  清之俠義小說及公案). C’est le cas des « Cinq justiciers et trois redresseurs de torts » (Sanxia wuyi 三俠五義/《三侠五义》) paru en 1879, qui a inspiré un genre en soi, des « Cinq jeunes justiciers » (Xiao wuyi《小五義》) et aux « Sept justiciers et cinq redresseurs de torts » (Qixia wuyi《七俠五義》) qui croisent tradition du wuxia et tradition du Shuihuzhuan ; les redresseurs de tort ont même leurs propres sobriquets, comme dans le Shuihuzhuan : Renard noir, petit Zhuge Liang, etc. Mais tous ces romans relatent les prouesses de braves redresseurs de torts se déplaçant de ville en ville pour y ramener la paix et la prospérité en chassant les tyrans locaux, remplaçant l’esprit de rébellion par la générosité et la droiture, dans des actions conformes aux vertus traditionnelles de loyauté et de justice (忠義/). L’accent est mis sur le soutien à la morale et à l’empereur.

 

Lu Xun, comme Hu Shi, a également porté une attention particulière aux deux séquelles du roman original dans lesquelles le récit se poursuit après la mort de Song Jiang, dans le contexte des événements de la dynastie des Qing :  on voit donc la narration de Shi Nai’an et Luo Guanzhong infléchie et reconfigurée selon un thème central qui n’est plus celui de bandits d’honneur devenus tels par la force des choses et les injustices commises à leur égard par une bande de ministres félon, mais celui de la figure emblématique de l’empereur, avec la nécessité de lutter contre les révoltes paysannes qui menacent l’intégrité de l’empire comme elles ont contribué à la chute des Ming.

 

Cette ambiguïté fondamentale sur la manière de lire et de comprendre le Shuihuzhuan se retrouve dans toutes les analyses et critiques ultérieures, au-delà de l’aspect purement littéraire[10].

 

b) Les ambivalences de Mao

 

On retrouve cette même double vision du roman et des bandits chez Mao lui-même. Au début, de même que Lu Xun et les auteurs de la mouvance de la Ligue de gauche, il considère les bandits du Liangshan comme un modèle de force révolutionnaire en lutte contre la féodalité et l’oppression de classe, contre l’exploitation dont ils sont victimes et qui ne peut être renversée que par la subversion. Dans ce contexte, les bandits du Liangshan peuvent affirmer agir au nom du ciel, comme le fait Song Jiang. Ce sont des héros des classes opprimées et marginalisées qui justifient l’action révolutionnaire. Mao voit même dans l’épisode des « Trois attaques contre le manoir des Zhu » un excellent exemple de matérialisme dialectique.

 

Cependant, quand les bandits se rendent et acceptent l’amnistie, Mao les considèrent comme des « capitulards ». Et le renversement dans son appréciation du roman intervient à la toute fin de la Révolution culturelle, quand, affaibli, il tente lui-même de consolider son pouvoir. On peut suivre les attaques menées contre le roman à travers les affiches de propagande de l’époque[11].

 

 

 

Septembre 1975 : Commencer la critique

 de « Shuihu » 开展对《水浒》的评论

 

 

 

Novembre 1975 :

Utiliser « Shuihu » comme exemple négatif pour enseigner

 au peuple à reconnaître les capitulards

利用《水浒》做反面教材使人民都知道投降派

 

 

 

Septembre 1976 : Résolument critiquer

la clique des capitulards  狠批投降派

 

  

3/ D’un motif à l’autre : images récurrentes en littérature et au cinéma

 

a) Le Jianghu

 

o    Un concept ambigu

 

Le terme jianghu (江湖), littéralement les « rivières et lacs », désigne par métonymie une vaste région lacustre et sauvage en opposition aux régions « civilisées » dans l’orbite et sous le contrôle de la cour et de son administration. Le jianghu, dans le Shuihuzhuan, c’est la zone des marais du Liangshan (Liángshān shuǐbó梁山水泊), zone marécageuse existant depuis la préhistoire, mais dont la superficie a été affectée au cours du temps par les errances du cours du fleuve Jaune. C’est un espace de liberté réputé inaccessible, refuge idéal pour ceux fuyant les poursuites de la justice et réduits à se faire bandits, par la force des choses.

 

Mais le jianghu n’est donc pas pur banditisme, comme le souligne le roman à de nombreuses reprises en opposant l’entourage de Song Jiang aux bandits vivant de vols et de rapines, et qu’il finit d’ailleurs le plus souvent à gagner à sa cause et attirer dans son repaire.  Le jianghu est un espace social organisé, structuré et hiérarchisé, avec ses règles et ses codes éthiques, qui s’oppose à la corruption du pouvoir politique de la cour, symbolisé par la capitale de l’Est, Kaifeng.

 

Le terme est ainsi utilisé dans la littérature chinoise sous cette double acception, et souvent avec valeur adjectivale : pour désigner un rebelle à l’ordre établi, relevant de l’esprit du bandit (qiángdào 强盗), mais aussi de valeureux héros, défenseurs de la justice et des opprimés (hǎohàn 好汉).

 

o    Jianghu dans la littérature contemporaine chinoise

 

« Jianghu » est devenu un terme courant en littérature et extrêmement difficile à traduire sans note en bas de page car il peut recouvrir, justement, des significations totalement différentes, entre revendication libertaire (souvent pour des artistes) et même, contrairement aux idées reçues mais avec un clin d’œil ironique, société organisée selon un mode hiérarchique, comme dans les assemblées des bandits dans le repaire du Liangshan.

 

a) On trouve même les deux sens dans deux récits de Cao Kou (曹寇) publiés dans le recueil « Continue à creuser, au bout c'est l'Amérique » (《挖下去就是美国》)[12] :

-     Dans le premier récit du recueil, « Continue à creuser, au bout c'est l'Amérique », il est question d’une école bidon d’arts martiaux dont l’un des adeptes est qualifié, sourire en coin comme de coutume chez Cao Kou, de « vieil habitué du jianghu » (是个“老江湖”).

-     Dans le troisième récit, « Zhao Qinghe » (《赵清河》), l’expression est utilisée à propos de femmes qui voyagent en bus et profitent d’un arrêt pour aller se soulager derrière un muret tandis que les hommes restent uriner sur le bord de la route :

 

没有男人去墙后尿,也没有女人在路边草丛里解决问题,大家似乎早已接到排泄通知,通知上白纸黑字地指明了各自的排泄场所。我不由地想到了一句:人在江湖

Aucun homme n’allait derrière le mur, aucune femme ne se soulageait sur le bord de la route, chacun semblait avoir reçu une note l’informant noir sur blanc de la réglementation et lui notifiant la place qui lui revenait dans l’organisation. Une idée m’est instinctivement venue à l’esprit : c’est le jianghu !

 

b) Mais le Jianghu est aussi très vivant dans l’esprit de la jeune génération. On le retrouve dans le titre du recueil des premières nouvelles publiées par la jeune Wang Zhanhei (王占黑), en octobre 2018 : Jiēdào jiānghú (《街道江湖》), que l’on pourrait traduire par « Les bas-fonds des rues et ruelles » ou « La jungle des ruelles ». Cette jungle urbaine, c’est l’univers du vieux quartier où vit l’écrivaine, à Shanghai,  au fond d’une ruelle où des personnes âgées promènent leurs petits-enfants, et où du linge sèche sur les balcons au milieu de fleurs en pots – des balcons qui ressemblent à celui de la novella de Ren Xiaowen (任晓雯).

 

Cet univers est celui des bandits modernes, les nouveaux héros de la marginalité urbaine. Des héros qui peuvent aussi bien être gardiens que caissières de supermarché, ou encore ces livreurs anonymes qui font désormais partie du paysage des villes chinoises – souvent des ouvriers d’usine licenciés ou des jeunes diplômés au chômage. Voilà le jianghu moderne.

 

 

Wang Zhanhei, Jiedao jianghu,

octobre 2018

 

 

o    Liang Shan Po en Espagne

 

Dans les années 1980, des quartiers de villes espagnoles se sont dénommés Liang Shan Po, appellation qu’ont conservée certains villages andalous comme le notait encore en juillet 2024 un article de l’édition andalouse du Petit Journal[13]. La dénomination sous-tend les revendications locales comme symbole de résistance à l’emprise du pouvoir central. Ce qui est amusant, c’est que le terme est en fait celui apparaissant dans la série japonaise adaptée du roman, et diffusée en 1978 par la Televisión Española sous le titre « La frontera azul » (la frontière bleue). La série était une production de la Télévision japonaise adaptée de la version japonaise du roman (le Suikoden) et diffusée à partir d’octobre 1973.

 

Les téléspectateurs espagnols ont vu le village de Liang Shan Po devenu refuge de hors-la-loi luttant contre la tyrannie de l’empereur et la série a aussitôt eu un immense succès. Algeciras a illico adopté l’appellation pour le quartier de San Bernabé pour sa situation à flanc de colline, mais d’autres villes et villages ont suivi pour des raisons plus politiques, comme le quartier de pêcheurs d’Estepona à Málaga qui, à la fin des années 1970, justement, était un lieu de conflits pour la préservation de ses droits et de la culture locale ; c’est aujourd’hui une communauté autonome.   

 

b) Les images pieuses

 

On trouve une référence au Shuihuzhuan dans l’une des nombreuses nouvelles de Su Tong (苏童), « Cavalerie » (《骑兵》), publiée en août 2004.

 

 

Cavalerie, Su Tong, 2004

 

 

Dans cette nouvelle, le personnage principal est un enfant qui a les jambes arquées. Son père est persuadé que l’infirmité de son fils vient du cheval à bascule qu’il ne quittait jamais quand il était petit. En grandissant, l’enfant finit par rêver de devenir soldat, en entrant dans la cavalerie. Pour réaliser tout de suite son rêve, il essaie de convaincre un camarade de lui servir de cheval, mais seul un idiot accepte, à une condition : que l’enfant lui offre sa collection d’images… du Shuihuzhuan.

 

On apprend ainsi que c’était dans les années 1970 une collection très populaire chez les enfants chinois, les images les plus recherchées étant celles de Lin Chong (林沖), Lu Zhishen (魯智深) et Li Kui (李逵). Elles servaient de monnaie d’échange, pour se « payer » un protecteur, par exemple, et éviter d’être brimé à l’école.

 

c) La fraternité jurée

 

o    Le modèle des Trois Royaumes

 

En même temps, les bandits du Liangshan, dans le Shuihuzhuan, sont unis par des liens de « fraternité jurée » (jiéyì 結義/结义) – littéralement liens de justice et de droiture –  dont le modèle est celui des trois frères jurés Liu Bei (劉備/), Zhang Fei (張飛/张飞) et Guan Yu (關羽/关羽), liés par le « Triple serment du Jardin des Pêchers » (桃园三结义), dans le chapitre introductif du « Roman des Trois Royaumes » (《三国演义》)[14].

 

Jin Shengtan lui-même s’est heurté à l’ambiguïté de cette notion d’ « honneur juré fraternel » qui était pourtant cruciale pour la construction et la popularité de l’image du héros dans le Shuihuzhuan. Leur fraternité est en effet construite selon un schéma narratif qui implique violence sanguinaire, voire stratagèmes plus ou moins tordus pour gagner un noble personnage à sa cause. Les auteurs qui ont écrit des suites au roman ne se sont pas privés d’élever certains de ces bandits au rang de martyrs, voire de demi-dieux, dans la tradition populaire de la divinisation des héros (dont Guan Yu, par exemple, est un modèle). 

 

o    Le modèle du héros martial au cinéma

 

Le Shuihuzhuan a connu de très nombreuses adaptations au cinéma et à la télévision, un grand nombre de ces films dans des productions de la Shaw Brothers à Hong Kong dans la grande période des films d’arts martiaux, dans les années 1970 et 1980.

 

Les bandits du Bord de l’eau ont en particulier directement inspiré le réalisateur Chang Cheh (张彻) quand il a littéralement révolutionné le genre du wuxia à partir du milieu des années 1960, en mettant l’accent sur les valeurs masculines et violentes de la tradition héritée du Shuihuzhuan tandis que King Hu (胡金铨), de son côté, préférait continuer à mettre en exergue les héroïnes martiales remontant aux chuanqi des TangAinsi Chang Cheh exalte-t-il les valeurs de fraternité et d’héroïsme des bandits du Liangshan, avec ses acteurs fétiches face aux actrices de King Hu, et d’abord Jimmy Wang (Wang Yu 王羽) qui apparaît pour la première fois dans « The Tiger Boy » (《虎侠歼仇》) en 1964 ; et même quand, en 1968, Chang Cheh réalise une suite au grand classique de King Hu  « L’hirondelle d’or » (《大醉侠》), il l’intitule tout simplement « Golden Swallow » (《金燕子》) comme le titre français, et il reprend l’actrice fétiche de King Hu qui incarnait l’hirondelle, Cheng Pei-pei (郑佩佩), mais c’est le rôle masculin qui a la primeur.

 

Au début des années 1970, on voit Jimmy Wang céder la place au duo d’acteurs Ti Lung (狄龙) / David Chiang (Chiang Da-wei 姜大卫). Les femmes disparaissent des films pour laisser la place à la fraternité masculine, mais aussi à des paroxysmes de violence dans les vengeances. Ces films culminent en 1972 avec une adaptation d’un épisode du Shuihuzhuan intitulé « The Water Margin » (《水浒传》), comme un dernier hommage avant de passer à un style différent, mais toujours avec les deux mêmes acteurs, auxquels est joint un troisième pour parfaire le trio des frères jurés comme dans « les Trois Royaumes ». On reste dans le même univers de fraternité jurée.

 

 

Les acteurs de Chang Cheh autour de lui : l’esprit du Shuihuzhuan

Ti Lung et Fu Sheng à g., Chen Kuan-tai et David Chiang à dr.

 

  

Li Han-hsiang (李翰祥) lui-même tournera un « Tiger Killer » (《武松》), avec Ti Lung en Wu Song, en 1982. Mais le film a été présenté comme un « mélodrame conjugal », loin de l’univers masculin de Chang Cheh et du Shuihuzhuan. Chang Cheh était en fait très cultivé, fin calligraphe, et il vivait le roman et ses personnages comme en a témoigné John Woo : « Dès notre première rencontre je fus très impressionné par l’homme. C’était un véritable gentleman, toujours très élégant, et surtout un intellectuel, l’incarnation contemporaine des anciens lettrés chinois… Le plus frappant, … c’est que sa personnalité ressemblait à s’y méprendre à celle des personnages de ses films : un esprit chevaleresque toujours rivé aux notions d’honneur et de loyauté. »

 

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Le repli des héros du Liangshan à la fin du Shuihuzhuan pourrait être un autre thème symbolisant le retrait actuel de beaucoup de jeunes de la société chinoise et leur marginalisation forcée.

 


 

Bibliographie

 

Bandits in Print, « The Water Margin” and the Transformations of the Chinese Novel, Scott W. Gregory, Cornell University, 2023.

Table des matières en cinq chapitres, de l’édition de Guo Xun à celle de Jin Shengtan.

 

 


[1] Traduit en français « Fleur en fiole d’or » en traduisant chacun des caractères du titre. Traduction et notes d’André Lévy, Gallimard, coll. La Pléiade, 1985, Folio 2004.

[3] Selon le Dictionnaire historique du Japon de 1982 (p. 53).

Le terme yomihon 読本 est la forme japonaise de běn /读本.

[4] Contes de pluie et de lune, traduction et annotation de René Sieffert, Gallimard/UNESCO, coll. « Connaissance de l’Orient », 1ère édition 1959.

[5] Voir les illustrations de la série des 108 héros du Suikoden par Kuniyoshi Utagawa

http://www.kuniyoshiproject.com/The%20108%20Heroes%20of%20the%20Popular%20

Suikoden,%20Part%20I.htm

[6] Cinq illustrations du Suikoden des femmes par Kuniyoshi Utagawa

http://www.kuniyoshiproject.com/Surimono%20of%20Women,%20Part%20I.htm

[8] Voir : William C. Hedberg, “Translation, Colonization, and the Fall of Utopia: The Qing Decline as Explained through Chinese Fiction”, in Japanese Language and Literature (Mar 2020), vol. 54/1, pp. 115-135.

[9] Auteur d’une version du Shuihuzhuan en 70 chapitres (achevée en 1641) qui a vécu les révoltes paysannes de la fin des Ming. Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Shuihuzhuan_2B.htm

[10] C’est ce qu’a souligné Vincent Durand-Dastès dans son intervention lors du colloque Hiéroglossie II : les textes fondateurs au Collège de France, le 8 juin 2016 : « Au bord de l’eau et sa postérité : enter loyauté et révolte, ordre et barbarie »,

[11] Campagne Critiquer Shuizhuhuan, collection Landsberger.

[12] Trad. Brigitte Duzan et Zhang Xiaoqiu, Gallimard/Bleu de Chine, 2015.

[13] Article inspiré d’un éditorial d’un journal de Séville : https://sevillasecreta.co/liang-shan-po-andalucia/

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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