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Club de lecture du Centre culturel de Chine

Année 2019-2020

 

Compte rendu de la troisième séance

et annonce de la séance suivante

 par Brigitte Duzan, 9 février 2020

 

La troisième séance de l’année 2019-2020 du Club de lecture du Centre culturel de Chine qui s’est tenue le mardi 28 janvier 2020 dans la médiathèque du Centre était consacrée à l’écrivain Shen Congwen (沈从文).

 

Après quelques mots d’introduction, en présence du noyau de membres fidèles auxquels viennent régulièrement se joindre une ou deux personnes supplémentaires, la séance s’est déroulée selon l’ordre du jour 

 

Shen Congwen dans les années 1930

habituel : impressions de lecture et réactions diverses des membres présents, puis échange de commentaires.

 

·         Impressions de lecture et réactions

 

Comme de coutume, les lectures couvraient la quasi-totalité des œuvres proposées au programme, « L’eau et les nuages » (《水云》) recueillant le plus petit nombre de lecteurs. Les réactions exprimées ont été très diverses, en fonction du genre et des thématiques traitées.

 

1/ Les nouvelles et récits ont été dans l’ensemble très appréciés, qu’il s’agisse du « Passeur du Chadong » (ou Ville frontalière Biancheng 《边城》) ou des textes regroupés dans le recueil « Le Périple de Xiang », c’est-à-dire douze récits contant le voyage en bateau effectué par Shen Congwen à l’ouest du Hunan pendant l’hiver 1934, plus cinq nouvelles écrites entre 1928 et 1948.

 

Pour beaucoup, il s’agissait d’une relecture de ces textes, à des années de distance. Certains se souvenaient, avec une certaine nostalgie, des cours d’Isabelle Rabut du temps où ils étaient ses élèves. Mais c’était pour d’autres une découverte.

 

 

Dans leur ensemble, les descriptions de paysages, de la vie au bord du fleuve, témoignant d’une symbiose avec la nature, ont emporté l’assentiment. Une lectrice a vu dans les récits du voyage sur le fleuve une approche rappelant les Cinquante-trois stations du Tokaïdo. Plusieurs y ont vu aussi du Nicolas Bouvier avant l’heure. Une lectrice, tentant d’imaginer le « chant sur la falaise » évoqué dans Biancheng, regrettait de ne pouvoir l’entendre.

 

Les descriptions très fouillées des moindres détails, en particulier dans la cuisson des aliments (et de la viande de chien entre autres), ont été appréciées pour leur aspect presque documentaire, vivant et visuel. Ce sont des récits à la Maupassant, mais sans naturalisme, remarque un lecteur, avec un goût pour le trivial, le détail qui fait mouche, le tout rappelant l’art de l’estampe. On se laisse bercer au rythme du voyage, dit un autre, en symbiose avec le petit peuple de bateliers et de prostituées auquel l’auteur semble rendre hommage comme symbole de tout un peuple en souffrance, dans une dimension presque immémoriale.

 

Un lecteur admiratif a loué les nouvelles : histoires tristes, aux fins ouvertes, comme une vision de la Chine souffrante, avec une grande sensibilité et dans un style tentant de renouer avec la tradition lettrée de la Chine ancienne : un retour vers le classicisme en un temps où il n’était plus de mise.

 

Un bémol à ces impressions de lecture positives : un lecteur regrette un certain effet répétitif dans les textes du recueil « Le Périple de Xiang ».

 

2/ Texte jugé plus difficile, « L’eau et les nuages » a été peu lu et peu commenté, sinon pour en louer l’analyse du rapport à l’écriture, et aux femmes, et la révélation d’un écrivain tourmenté, tiraillé entre idéal et sentiments. 

 

3/ En revanche, l’autobiographie de Shen Congwen (《从文自传》), parue en français sous le titre « Le petit soldat du Hunan », a donné lieu à des réactions très diverses, et très affirmées.

 

Une bonne partie des lecteurs ont trouvé beaucoup d’intérêt et d’humanité dans ce document sur la vie de l’auteur : son enfance difficile, dans une période troublée, son apprentissage progressif d’adolescent autodidacte préférant la vie au contact avec la nature à l’école et basculant soudain dans l’univers littéraire, son témoignage distancié, sans émotion apparente, des pires massacres commis sous le prétexte de suppression du banditisme.

 

Est bien notée sa position très distanciée vis-à-vis des événements décrits, qui l’incitent à considérer que bien

 

L’autobiographie, édition 1981 (Pékin)

et mal n’existent pas en soi. Ce qui, en un sens, se retrouve dans sa manière de laisser, dans ses récits, les fins ouvertes. Son expérience le rapproche du peuple, et le place en décalage avec les gens de la ville, dans une incompréhension réciproque : ils n’ont pas vécu ce qu’il a vécu….   

 

Par ailleurs, cependant, plusieurs membres du groupe ont été choqués par les atrocités contées d’une plume apparemment légère, allant jusqu’à accuser l’écrivain de complicité, car, insiste l’un des lecteurs, s’il s’est engagé dans l’armée très jeune, à treize ans et demi, il a ensuite repris de l’activité quand il était plus âgé, devenant secrétaire d’un seigneur de la guerre avec pour charge de noter le décompte des têtes coupées, en conformité avec les quotas imposés. La violence qui éclate au long de ces pages semble d’autant plus insoutenable qu’elle n’est pas dénoncée, le ton reste neutre, détaché.

 

Cette lecture négative de l’autobiographie a été reprise par plusieurs, et élargie à la vision des femmes qui transparaît dans toute l’œuvre, où abondent les prostituées, et même les prostituées avec l’assentiment du mari, pour raisons économiques, comme, par exemple, dans la nouvelle de 1930 « Le mari » (《丈夫》). Le personnage de Xiaoxiao (萧萧), dans la nouvelle du même nom, a également été l’objet d’une vive critique, Shen Congwen apparaissant comme le défenseur de pratiques ayant pour conséquence d’enfermer la femme, dès son plus jeune âge, dans un réseau de contraintes, fondées sur la tradition, la privant de toute liberté.

 

Ces réactions négatives ont débouché sur un débat animé, jusqu’à ce que, dans la dernière partie de la séance, les différentes opinions soient reprises et commentées pour conclure.

 

·         Commentaires et réflexions de Brigitte Duzan

 

Revenant sur les principaux thèmes soulevés, la discussion finale a tenté de dépasser les différents points de vue en soulignant la grande profondeur d’une œuvre dont l’auteur s’est toujours défendu de prendre position pour un parti ou un autre, ce qui lui a valu d’être condamné et à son œuvre d’être interdite pendant longtemps, en Chine continentale comme à Taiwan.

 

Un grand écrivain « du terroir »

 

A la mémoire d’un ami

 

Après sa réhabilitation en 1978 et alors qu’il était encore marginalisé, i Shen Congwen a été soutenu par de grands écrivains contemporains, A Cheng (阿城) en tête. Ba Jin (巴金), pour sa part, a écrit un texte en son hommage, quelques mois après sa mort, en septembre 1988, texte dont l’un des membres du groupe a trouvé une traduction en français : « A la mémoire d’un ami », traduit et présenté par Angel Pino et Isabelle Rabut, paru à Paris en 1995 (Editions Mille et une nuit) [1].  Ba Jin, par ailleurs, affirmait qu’il y avait trois personnes dont le talent était supérieur au sien : le dramaturge Cao Yu (曹禺), l’essayiste, journaliste et traducteur Xiao Qian (萧乾), et Shen Congwen (沈从文).

 

Shen Congwen a toujours été habité d’un même idéal foncièrement humaniste : celui de défendre les traditions rurales qui faisaient, selon lui, la valeur de la culture

locale et de la vie chez lui, au Xiangxi. Ce qui lui a valu, avec le titre d’ « écrivain du terroir » (本土作家), d’exercer une influence considérable en particulier dans les années 1990, au moment du mouvement de « recherche des racines » (寻根之旅).  Mais ce titre lui-même est à relativiser.  

 

L’une de ses nouvelles est caractéristique à cet égard : « Le nouveau et l’ancien » (《新与旧》). C’est le portrait d’un de ses oncles, qui était bourreau à la fin du 19è siècle. Shen Congwen prend la défense de cette pratique généralement jugée barbare, en expliquant qu’elle ne l’était pas autrefois, justement, grâce aux rituels qui lui étaient associés. En effet, une fois sa mission accomplie, le valeureux bourreau courait au temple du dieu de la ville, où le prêtre lui infligeait une sanction symbolique pour avoir tué un homme… tradition qui s’est perdue, les exécutions étant froidement exécutées d’une balle dans le crâne du condamné, déplore le bourreau dans son vieil âge. Mais il se retrouve complice de l’exécution d’un couple de jeunes soupçonnés d’être communistes et en meurt de chagrin. 

 

L’oncle en question était quelqu’un que Shen Congwen admirait quand il était enfant ; il s’agit là d’un souvenir qui lui est cher. En outre, écrite en 1935, la nouvelle doit se lire dans le contexte de l’époque : comme une attaque contre la campagne de 1934-1935 prétendant en revenir aux « vieux » préceptes moraux. Mais Shen Congwen critique en fait ce faux traditionalisme, qu’il dénonçait comme une tentative de restaurer un ordre ancien qui n’avait en fait jamais existé. Il faut donc nuancer la simple étiquette de « littérature du terroir ».

 

Une autobiographie à contextualiser

 

La même circonspection doit s’exercer quand on lit le reste de son œuvre, et en particulier son autobiographie. On peut être choqué par les scènes cauchemardesques d’exécutions sommaires qu’il décrit, avec même des pointes d’humour par moments. On ne peut pas pour autant accuser l’auteur de complicité. Il décrit ce qu’il a vu, c’est un témoignage qu’il veut le plus factuel possible.

 

 

C’est une entreprise cathartique visant à se libérer du poids du passé qui l’opprime, il le fait dire à un jeune soldat de la nouvelle « Trois hommes et une femme » (三个男人和一个女) dont l’écriture précède celle de l’autobiographie :

 

我老不安定,因为我常常要记起那些过去事情。一个人有一个人命运,我知道。有些过去的事情永远咬着我的心,我说出来时,你们却以为是个故事,没有人能够了解一个人生活里被这种上百个故事压住时,他用的是一种如何心情过日子。

Je ne suis pas en paix car je suis hanté par le souvenir de tous ces événements passés. Chacun a son destin, je sais. Le passé revient constamment me torturer. Quand je vous le raconte, vous pensez que ce n’est qu’une histoire. Personne ne peut comprendre le sentiment oppressant que provoquent dans une existence des centaines d’histoires de ce genre, et l’esprit résolu qu’il faut pour arriver à vivre.

 

La lecture de ces textes nécessite un effort de contextualisation : ce que décrit Shen Congwen est l’une des pires périodes de l’histoire récente de la Chine, en termes de violences et d’atrocités. Or, si l’on parle souvent des exactions commises par les Japonais pendant la guerre, on parle bien plus rarement de ces campagnes d’éradication des bandits pendant la période dite des seigneurs de la guerre. Ce que montre Shen Congwen, sans effets de manche superflus, ce sont les souffrances qu’a subies une population livrée au pire arbitraire, et les traumatismes qu’elles ont laissés, y compris chez les enfants, dont il était.

 

Une vision personnelle de la femme

 

Ses personnages féminins peuvent également choquer par le traitement qui leur est réservé, mais de la même manière ils doivent être replacés dans le contexte de l’époque et de l’œuvre, et c’est peut-être un peu plus difficile car on a effectivement l’impression qu’il défend une femme soumise aux traditions et donc privée de liberté ; ici, la contextualisation recouvre aussi la vision idéalisée par Shen Congwen du monde rural ancien du Xiangxi tel qu’il l’a vécu et tente de le préserver au moins dans la mémoire.

 

 

Ses prostituées ont la pureté des origines, ce sont des personnages à rattacher au monde des bateliers, sur le fleuve. Quant à Xiaoxiao, elle est aussi partie prenante d’une coutume que Shen Congwen s’attache à présenter comme positive : c’est justement une manière pour des familles pauvres de confier une fille à une autre famille pour qu’elle soit élevée avec un enfant auquel elle est mariée, il est vrai, mais avec lequel elle grandit comme 

si c’était un petit frère. Scandée par le rythme des saisons, l’histoire de Xiaoxiao est d’une grande beauté, au plus près de la nature [2].

 

Un écrivain tourmenté

 

Shen Congwen était un personnage tourmenté, hanté par son passé, et par son désir de présenter son pays natal comme un paradis perdu, en symbiose étroite avec la nature, et ce d’autant plus que c’était le paradis de son enfance.

 

Le texte le plus touchant en sa défense est l’hommage que lui a rendu son ami Ba Jin, louant le courage avec lequel il avait constamment refusé toute compromission, chose que lui-même n’avait justement pas toujours réussi à faire. On sait que les attaques contre lui l’ont poussé deux fois à tenter de se suicider en 1949. Mais c’est grâce à ses lettres, publiées en 1995 par son épouse, que l’on mesure à quel point il était malade et fragilisé, et incapable de se remettre à écrire :

www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Shen_Congwen_notes_sur_les_lettres.htm

 

·         Documents complémentaires

 

En complément de la discussion durant la séance, il m’a paru intéressant d’ajouter à la présentation de l’auteur et de ses lettres deux documents complémentaires :

 

- l’un permettant de contextualiser l’autobiographie et les descriptions d’atrocités qu’elle contient afin de mieux comprendre l’intention de son auteur ainsi que sa vision de la femme, intimement liée à celle du monde rural idéal qui est celui de son œuvre ;

www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Shen_Congwen_autobiographie_et_violence.htm

 

- l’autre analysant le texte de « L’eau et les nuages », fascinant par son processus d’écriture même, mais aussi par tout ce qu’il nous apprend de la genèse intime des principales œuvres, liée elle aussi au rapport de l’auteur avec les femmes, avec une tension constante entre raison et sentiments :

www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Shen_Congwen_Eau_et_nuages.htm

 

Lecture d’un classique

 

La séance s’est terminée sur le projet pour l’année prochaine, évoqué lors de la séance précédente, de lire un classique, et en l’occurrence le « Pavillon aux pivoines » ou Mudanting (牡丹亭). Le principal problème est de pouvoir trouver suffisamment d’exemplaires de la seule traduction en français, par André Lévy, publiée en octobre 1998 aux éditions Musica Falsa, en collaboration avec le Festival d’automne. L’alternative étant, pour ceux qui le peuvent, la superbe traduction en anglais de Cyril Birch « Peony Pavillion » (Indiana University Press, 2ème édition 2002).

Le texte chinois est à la médiathèque du Centre culturel, et peut aussi être acheté à la librairie Le Phénix.

 

Depuis la dernière séance, un exemplaire de la traduction en français a déjà été trouvé d’occasion chez Gibert par l’une des lectrices présentes. Avec les exemplaires en bibliothèques, le projet semble a priori pouvoir se concrétiser.

 


 

Prochaine séance

 

La prochaine séance aura lieu le mardi 31 mars 2020 et sera consacrée à l’écrivaine Xiao Hong (萧红).

 

Lectures proposées :

- Contes de la rivière Hulan, éd. bilingue français-chinois, trad. Simone Cros-Morea, éd. You Feng, 2011

- Des âmes simples, recueil de trois nouvelles (Les mains, Un souffle d’espoir, La femme du soldat), traduction et introduction d’Anne Guerrand-Breuval, Arléa, coll. l’étrangère, 1995, 93 p.

- Nouvelles, recueil de cinq nouvelles, tr. B. Turki, éd. You Feng 2004, 123 p.

 

Eventuellement :

- Terre de vie et de mort, Littérature chinoise, coll. Panda, 1987.

 

Et en complément :

Le blog de la traductrice de Xiao Hong, Simone Cros-Morea, entrepris pour le centenaire de la naissance de l’écrivaine, et toujours alimenté de traductions de textes et de lettres, illustrées de photos et de dessins

http://xiaohong.fr/


 

[1] Initialement paru sous le titre original « A la mémoire de Shen Congwen », Les Temps modernes, n° 572, mars 1994, pp. 141-173.

[2] C’est cette proximité naturelle que l’on perd dans le film de Xie Fei (谢飞) qui en est adapté : tourné cinquante ans plus tard que la nouvelle, le film a perdu l’atmosphère idyllique qui la caractérise en intégrant les idéaux d’émancipation de la femme propres au mouvement du 4 mai, qui n’ont rien à voir avec le monde rural dont parle Shen Congwen.

Voir : www.chinese-shortstories.com/Adaptations%20cinematographiques_ShenCongwen_

Xiaoxiao.htm

La copie disponible du film ayant un problème, le film ne peut être programmé tout de suite, mais le sera dès que possible.


 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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