Club de lecture de littérature
chinoise
Compte rendu de la séance du 15
février 2023
et annonce de la séance suivante
par Brigitte
Duzan, 18 février 2023
Dans le cadre
d’une ouverture sur ce qu’on peut appeler « littérature des
marges » (ou « littérature
mineure » au sens de Deleuze et Guattari),
cette séance était consacrée à la littérature sinophone de
Malaisie ou
littérature
mahua.
Étaient au
programme deux traductions récentes, de
Pierre-Mong
Lim :
-
Pluie (《雨》)
de
Ng Kin Chew (黄锦树),
éditions Picquier, 2020, 144 p.
et
éventuellement en complément :
-
La Traversée
des sangliers (《野猪渡河》)
de
Zhang Guixing
(张贵兴),
Philippe Picquier, 2018, 600 p.
Il nous
manquait quatre membres, l’une étant à Pékin, les autres
retenu.e.s in extremis par leurs examens ou autres obligations,
mais deux des absent.e.s ont envoyé leur avis écrit pour
compenser. Au total, cela a fait une séance riche sur une sujet
peu banal en termes de littérature chinoise.
I.
Compte rendu de la séance du 15 février
La plupart des
membres du club avaient lu les deux livres, en remarquant qu’il
était intéressant de les programmer ensemble car ils se
répondent, en quelque sorte, traitant d’un sujet proche, dans un
cadre similaire, avec des références littéraires semblables,
mais dans des styles différents. L’une des lectrices, emportée
par sa lecture, n’avait d’ailleurs pas remarqué au départ qu’il
s’agissait de deux auteurs différents ; elle était passée
insensiblement d’une forêt à l’autre.
Avis
exprimés
1/ C’est
Guochuan qui a ouvert la séance. Faute de temps, elle n’a lu
que « Pluie » et l’a lu en chinois. Elle a mis du temps pour
entrer dans l’ambiance, dit-elle, ayant eu longtemps
l’impression « qu’il ne se passait rien ». Elle a commencé à
aimer le récit à partir de la deuxième nouvelle : « Retour » (Guilai
归来).
Ce qui suscite
aussitôt une réaction dans l’assemblée : mais on n’a pas la même
chose, le deuxième chapitre en français s’intitule « Au sommet
de l’arbre » ! Ah ? dit Guochuan, surprise.
|
Pluie, éd. 2018 des
Éditions du peuple
du Sichuan 四川人民出版社 |
|
[Effectivement, explique tout de suite rapidement Brigitte
Duzan, il s’agit à l’origine d’une recueil de seize nouvelles,
mais, rétif aux nouvelles, l’éditeur a demandé au traducteur
d’en choisir huit qui aient une certaine unité thématique et a
publié le tout en le présentant comme un roman. Ce qui a fait
dire aux critiques français admiratifs que c’était un roman
déconstruit. Rires. Ah, mais ça change tout, s’écrient
plusieurs…]
Guochuan
complète l’explication en précisant que les huit nouvelles
choisies sont celles sur le thème de la pluie, indiqué dans leur
titre, et qu’elles ne sont pas à la suite dans le recueil : ce
sont deux séries de quatre au milieu desquelles sont insérées
les autres
.
Guochuan
poursuit. Elle a trouvé une ambiance à la
Pu Songling,
avec une frontière floue entre rêve et réalité. À première
lecture, des images similaires apparaissent dans toutes ces
histoires : la forêt, la mort, les rêves, l’obscurité, la peur,
la brume, la maison assiégée par la pluie et la famille de Sin
qui vit dedans… Sa lecture est ensuite passée par plusieurs
étapes :
- La
première a consisté à comprendre les thèmes, motifs et
personnages communs, réalisant que tout est en fait annoncé dans
la première nouvelle, intitulée justement « Jours de pluie » (雨天).
Dès ce premier
texte-poème, l’omniprésence du danger est annoncée ainsi :
以前住在胶园里, 每次灶火里的柴发出噗噗声响时,母亲就会说:“火笑了,可能有人客要来了”。
Autrefois
quand nous vivions dans la plantation d’hévéas et que le bois,
en brûlant, craquait dans le poêle, maman disait : « Le feu a
ri, quelqu’un va peut-être venir. »
Cette phrase
semble hermétique au premier abord, mais l’auteur l’a
expliquée : pour lui, enfant, « le rire du feu » était un
présage de l’arrivée d’un visiteur ou du retour d’un membre de
la famille. Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il a compris le sens
complexe que recouvrait cette phrase : il pouvait s’agir de
l’arrivée d’une personne inconnue, impliquant un danger et
suscitant la peur. Le danger imminent ainsi annoncé constitue le
leitmotiv de toutes les histoires du recueil, où la mort et la
disparition sont omniprésentes, menace de mort venant de la
forêt, des tigres et des sangliers, mais aussi de l’invasion
japonaise.
- Dès
lors s’est posé la question : dans ce recueil qui traduit la
nostalgie profonde de l’auteur, pourquoi écrit-il abondamment
sur la mort et la disparition ? La mort des enfants
représenterait la peur de ne pas avoir de descendance, mais la
disparition du père surtout prend valeur symbolique : symbole de
la rupture familiale, qui est rupture des traditions, mais aussi
symbole du sort de l’écrivain chinois en Malaisie. D’où le
sentiment de malaise et de désarroi.
- La
pluie apparaît bien comme le motif principal, avec une
construction narrative dont Guochuan a trouvé une
description, par l’auteur lui-même, dans un article de 2015 où
il parle de « stratégie de campagnols » (田鼠战略)
,
en comparant son écriture aux trous de ces petits rongeurs : on
voit seulement quelques trous isolés en surface, mais sous
terre, tout est connecté et entrelacé. Dans ce recueil, les
personnages et les images communes constituent les ouvertures,
les trous en surface ; la pluie crée un univers commun,
construit le cadre du récit portant l’empreinte du passé en
déclenchant souvent les souvenirs d’enfance dans un processus
mémoriel semblable à celui de la madeleine de Proust.
D’ailleurs, sur le plan narratif, l’imagerie de la pluie devient
un outil créatif permettant de combler le fossé entre la réalité
et les rêves, et de briser la frontière temporelle entre le réel
et l’imaginaire - pluie liée au rêve, rêve et réveil étant
indistincts, dans une vision brouillée des choses.
- Il
s’agit bien de nouvelles différentes, avec des personnages morts
qui reviennent d’un récit à l’autre, sans logique ; c’est comme
si seuls les personnages tissaient un lien entre les histoires,
car leurs expériences et les intrigues sont complètement
différentes. Comme si les histoires se passaient dans des mondes
parallèles.
- Guochuan
a aussi remarqué deux motifs récurrents, dont la symbolique est
complexe, et difficile à comprendre : celui du bateau et celui
de l’arbre.
[d’où brève
discussion : le bateau pourrait être symbole des origines
et du lien avec les ancêtres, et donc aussi rêve du retour aux
origines, en lien avec les mythes et légendes entourant la
mort ; l’arbre est lié aux esprits qui hantent la forêt
dans une vision panthéiste de la nature, on peut penser au « Roi
des arbres » (《树王》)
d’A
Cheng (阿城)
ainsi qu’aux légendes anciennes de divinités sylvestres, aux
arbres des morts et arbres du monde de certaines mythologies.]
2/ Sylvie
D. a lu les deux livres en trouvant beaucoup de points
communs entre les deux, le plus frappant étant la violence de la
nature.
- Pour
ce qui est de « Pluie », elle a été gênée par l’aspect
déconstruit, justement, de la narration, avec un personnage
principal qui apparaît sous diverses identités, comme s’il
s’agissait de réincarnations du même personnage.
Son premier
besoin a donc été de tenter de s’y retrouver, essayer de
comprendre. Elle en a gardé une impression de confusion.
- Quant
à « La traversée des sangliers », quand elle a acheté le livre,
elle a vu d’abord le bandeau rouge qui l’entourait en proclamant
« chef-d’œuvre » ! Puis elle a lu la quatrième de couverture qui
lui annonçait qu’elle « tenait entre les mains un roman
puissant, sauvage et magnifique ». Rires et sourires.
Le roman lui a surtout semblé touffu, mais la construction, dont
le fin mot n’apparaît qu’à la toute fin, très subtile dans sa
complexité.
Ce qui l’a frappée : la nature, envahissante et menaçante ;
l’importance des armes, avec des pages descriptives et
explicatives ; les personnages dont certains très attachants,
comme les jeunes ou la vieille gardienne du cimetière, Mapopo ;
mais surtout : la violence omniprésente, et la place de l’opium
dans la vie des villageois.
|
Pluie, éd. Picquier |
|
3/ Dorothée
MS a trouvé « Pluie » fascinant, tentant au gré de sa
lecture de reconstituer une histoire cohérente en se comparant
au Petit Poucet tentant de retrouver son chemin en s’aidant de
ses petits cailloux.
- Comme
Sylvie, elle a été frappée par l’hostilité constante de
la nature où tout est danger perpétuel, à l’opposé de la nature
occidentale qui est harmonie, voire paradis. Tous les événements
extérieurs représentent des dangers, et pas seulement : les
événements intérieurs aussi, en l’occurrence les dangers liés
aux non-dits de l’histoire familiale.
Pour elle, c’est le livre de l’exil, un exil résultant d’une
décision familiale, paternelle.
- Ce
qui l’a particulièrement frappée, c’est la symbolique du lait
tout au long du roman, lait maternel ou lait de l’hévéa. Elle a
pensé à la « Fugue
de mort »
de Paul Celan :
« Lait noir du petit jour nous le buvons le soir /
nous le
buvons midi et matin nous le buvons la nuit / […]
Un homme
habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit… »
- Quant
au bateau, c’est pour elle la seule richesse de la famille ;
c’est le bateau qui sauve la mère à la fin, mais pour cela elle
le vend…
Lecture
tellement absorbante qu’elle n’a pas lu le deuxième livre.
4/ Ruochen
lui aussi s’est concentré sur « Pluie » qu’il a lu, comme
Guochuan, en chinois. Mais il n’en garde qu’une impression
très vague.
- Il
y a vu une évocation de souvenirs d’enfance de l’auteur avec la
nécessité d’un processus d’écriture et réécriture née de
l’imprécision de ces souvenirs.
- La
langue lui a paru hachée, « fracturée », avec une lourdeur
débouchant sur l’horreur.
- Les
personnages reviennent et se chevauchent, dans des histoires qui
semblent s’écouler dans des mondes parallèles.
- Il
a regretté de ne pas connaître la Malaisie pour mieux comprendre
ces nouvelles.
5/
Geneviève B. a lu les deux livres, en les trouvant d’autant
plus proches qu’elle n’avait pas remarqué qu’il s’agissait de
deux auteurs différents. Elle les a d’autant plus appréciés
qu’elle a elle-même vécu aux Antilles et dans le sud des
États-Unis : la langue de la traduction lui a rappelé le créole
antillais et l’atmosphère des récits celle des bayous de
Louisiane.
- Elle
a surtout aimé « La Traversée des sangliers » qu’elle a trouvé
« éblouissant ». Il lui a en particulier apporté une vision de
la guerre du Pacifique qu’elle ne connaissait pas : l’extension
du conflit sino-japonais à l’Asie orientale [à partir de 1941].
- Elle
a été fascinée par la succession de scènes imprévisibles qui ont
évoqué dans son esprit l’idée de l’impermanence des choses : un
monde en mouvement permanent. Le récit avance imperceptiblement,
par touches successives.
- Elle
a particulièrement aimé le monde des enfants et leurs jeux.
- Le
livre lui a rappelé, pour l’atmosphère, le roman de
Delia Owens
« Là où chantent les écrevisses » (Where
the Crawdads Sing)
,
l’histoire d’une petite fille sauvage dans les marais du sud des
Etats-Unis. Roman qui a amené Geneviève à se demander si
Zhang Guixing, comme Delia Owens, n’était pas diplômé de
zoologie et biologie…
6/
Françoise J. a lu les deux livres qui l’ont frappée à des
titres divers.
- En
lisant « Pluie », elle s’est elle aussi perdue en conjectures
sur l’identité du personnage principal, Sin : est-ce le même
personnage à différentes périodes de sa vie, voire dans des
mondes différents ?
Quant au
grand-père, pour aller dans le sens de remarques précédentes,
elle l’a trouvé sans conteste incestueux (nouvelle 5). Elle a
par ailleurs noté que, dans tout le roman, les femmes ne sont
pas nommées.
Elle a été
frappée elle aussi par la violence omniprésente, violence de la
nature comme du travail dans les plantations d’hévéas, et
violence née de la guerre.
Evidemment,
les rêves ont une place prédominante, mais elle a apprécié
l’insertion des articles de presse dans la nouvelle 4 (Les
génies du sol), ce qui apporte une note de réalisme dans le
contexte. Elle a pensé à « L’enfer
de Treblinka »
de Vassili Grossman.
- Quand
elle est passée à « La Traversée des sangliers », la couverture,
signée
Walton Ford,
lui a rappelé l’exposition
de l’artiste à la Maison de la Chasse et de la Nature,
à Paris, en septembre-février 2015-2016.
Mais elle
s’est sentie d’emblée agacée et agressée par la tonalité et le
style de la préface du
traducteur :
« … aux
quelques
taricheutes
que vous voyons prêts à s’avancer, dont les mains fatales ont
embaumé tant de quatrains de poètes Tang etc. nous déclarons
tout net : laissez donc là vos bandelettes couvertes de
moisissure… »
Ensuite, elle
a été étouffée dans la jungle, dans la violence, et perdue dans
les noms, certains traduits, d’autres transcrits, sans que la
raison des choix soit facilement compréhensible.
Finalement
elle s’est essoufflée à lire les très longs passages descriptifs
et en est arrivée à espérer (presque) que la fin arrive vite –
non sans apprécier au passage les traits d’humour, en
particulier dans la description de la fête organisée en faveur
du Comité de soutien patriotique à la Mère patrie (humour fondé
sur la répétition des termes « de charité », p. 176-177).
7/
Christiane P. a eu
un vrai coup de cœur pour « Pluie » qu’elle a trouvé superbement
écrit, entre poésie, musique et cinéma onirique à la Mizoguchi,
avec des qualités littéraires non seulement du fait du style,
mais aussi de la construction (en sept tableaux + un huitième
qui reste aussi mystérieux à la deuxième lecture). Texte qui
finalement la laisse avec plus de questions que de réponses :
- L’arrière-plan
historique (au 4ème tableau, massacres perpétrés par les
Japonais contre les Chinois de Malaisie évoqués à travers les
coupures de journaux, au 7ème, irruption des communistes qui
accusent les survivants de trahison) prend d’autant plus de
force qu’il est perçu à travers le vécu d’une famille démunie
qui se débat pour survivre.
- Les
croyances qui sous-tendent le récit - sur la vie, la mort, la
réincarnation, les esprits - ajoutent au mystère (qui est
Sin? l’oncle, le fils, ou les deux?) et au drame (qui a
éventré de façon si horrible le corps de la petite sœur de Sin?
serait-ce le tigre blanc, l’une des quatre divinités évoquées au
début du chapitre ?).
- Pris
entre les aléas de l’Histoire, la puissance de la nature et
l’emprise des croyances mythico-religieuses, les personnages
sont d’autant plus attachants qu’ils semblent si fragiles. Mais
la quête de sens passe aussi par la force des symboles :
ainsi celui de la pirogue que l’on retrouve d’un tableau à
l’autre, qui n’est pas seulement le moyen de survivre aux
inondations, mais qui permet de passer les frontières entre
forêt et ville, entre générations, entre vie et mort ? Ainsi
également des arbres, les « trois arbres tabous « du 5ème
tableau, l’arbre qui hante le père et finit par le tuer dans
l’épilogue.
- Quant
à la construction de ce livre-poème, s’agit-il seulement d’une
histoire de réincarnations successives ou de rêve éveillé ? Une
autre lecture semble possible, qui n’exclut pas la première mais
demande un récapitulatif des sept tableaux, pour dégager la
structure de l’œuvre
:
il pourrait s’agir de l’histoire d’une même famille, le père, la
mère, le fils et sa petite sœur, les trois chiens, avec à
l’arrière-plan l’ombre du grand père, histoire qui se réécrit
différemment d’un tableau à l’autre, avec des personnages
différents trouvant la mort. Mais est-ce la même famille, prise
à des époques différentes, avec des personnes qui seraient la
réincarnation des premières (Sin, oncle et neveu), ou bien
est-ce une variation sur les destins possibles de la même
famille selon que celui qui meurt est le fils, le père, la mère
ou la fille? En ce cas, le schéma serait un peu le même que
celui du film « L’Ironie
du sort »
d’Edouard Molinaro (1974).
-
Ces deux lectures
ne semblent pas être incompatibles, la seconde permettant de
mettre à jour un ordre intelligible dans le récit. Elle a en
outre relevé dans le texte au moins deux passages (p 67 et 69)
qui laissent entrevoir un caractère « ironique »
(au sens grec) dans la construction du récit : deux passages où
l’auteur dit « l’autre possibilité étant… ».
-
Ce flou narratif
est renforcé par le caractère onirique du récit, entre rêve et
réalité, mais aussi son aspect hypnotique créé par le retour
régulier de la pluie , celui aussi des noms et des symboles,
dont la pirogue.
En revanche, elle s’est sentie très partagée à l’égard de « La
Traversée des sangliers » dont elle salue l’écriture mais reste
réservée sur le style et la dureté du récit :
- Le
style flamboyant, truffé d’images, rend bien la touffeur de la
jungle tropicale qui est l’arrière-plan du roman, voire l’un de
ses thèmes principaux. Mais en même temps la profusion d’images
finit par être …étouffante !
- La
construction globale du récit lui a semblé remarquable, le
suspense étant entretenu jusqu’à la fin. Il faut attendre
l’avant-dernier chapitre et la page 569 pour comprendre le lien
entre le suicide d’A.Hung manchot au premier chapitre et le
reste du roman, pour comprendre d’où lui vient ce fils dont il
n’est pas question par la suite, et pour comprendre enfin qui a
trahi le village et l’a livré à la vindicte des Japonais. Le
dernier chapitre lui a fait froid dans le dos…
- La
partie « historique» décrivant la cruauté des Japonais en guerre
lui a semblé « parlante » et la complexité des personnages lui a
paru relever plus de réalisme psychologique que du « réalisme
magique » évoqué dans la préface. Aucun personnage n’est
vraiment « pur », pas même les enfants. Mais le monde des
enfants est superbement décrit, et de façon touchante.
- Vengeance
et jalousie jouent un rôle essentiel dans l’intrigue, en
particulier dans le personnage d’Emily, et cet aspect dur du
roman ne l’a pas enthousiasmée, pas plus que le style étouffant
comme une jungle.
- Enfin,
ce qui l’a intéressée, c’est la référence permanente à la « Pérégrination
vers l’ouest » et le rôle clef que joue dans l’intrigue ce grand
classique ainsi que d’autres.
|
La Traversée des
sangliers, éd. 2021
des Éditions du peuple
du Sichuan |
|
8/ Débordée
par son travail universitaire et par son retour en Chine fin
janvier, Lingling n’a pu lire que la moitié du programme
et au dernier moment a dû renoncer à venir. Mais elle a envoyé
son avis sur « La Traversée des sangliers » qui lui a paru un
roman « puissant, voire violent, mais magnifique », en insistant
sur le style :
« A la
différence de la littérature de Chine continentale, il est écrit
dans un style fortement marqué par une sorte d’exotisme
tropical. Les
images de la jungle, les animaux sauvages et la végétation
luxuriante, en créant une ambiance humide d’une grande
intensité, nous ouvrent un imaginaire étrange d’une culture
lointaine qui, au fond, partage les mêmes racines que nous
[Chinois de Chine continentale].
Le roman m’a
surprise par son langage, à la fois recherché et oral. Avec un
vocabulaire extrêmement riche, l’auteur construit des formules
fantastiques, impressionnantes, voire mystiques. La narration
nous rappelle des romans des Ming et des Qing. L’utilisation de
termes issus de la langue vernaculaire et des expressions orales
ajoutent un charme exotique à une narration écrite par ailleurs
dans une langue soutenue.
On y voit
également des caractéristiques du réalisme magique. La narration
mêle des éléments surnaturels et des histoires légendaires, par
exemple celles des
parangs
et des
orang minyak. »
|
La Traversée des
sangliers, éd. Picquier |
|
9/ Également
retenue au dernier moment, Martine B. l’a beaucoup
regretté car elle avait « beaucoup à dire », surtout que, comme
à son habitude, elle s’y était reprise à plusieurs fois pour
terminer sa lecture. Elle a envoyé une synthèse de ses
impressions de « Pluie » :
« Ma première
lecture s’est arrêtée à la page 70, fin du quatrième chapitre.
J’étais noyée ! Suffoquant sous la noirceur et l’incompréhension
de l’histoire.
Puis quelques
semaines plus tard j’ai repris la lecture au chapitre 5 jusqu’au
bout.
Enfin j’ai
fait une deuxième lecture plus précise en vue de ce commentaire.
La pluie à
chaque page, presque à chaque paragraphe :
« Dehors la
pluie, encore et toujours la pluie » (page 9)
« Jour après
jour, la pluie ne semble pas vouloir s’arrêter » (page 14)
« Une pluie
torrentielle soudain s’est déverse » (page 16)
« L’eau monte
jour après jour » (page 20)
« Soudain la
pluie se met à tomber … Des rideaux de pluie s’abattent … La
pluie siffle et s’abat avec fracas … Fracas de la pluie sur le
toit, bientôt on ne s’entend même plus parler » (chapitre 6)
Dès la
première page on est dans une fin du monde : « C’était comme
s’il n’y avait plus ni limite ni frontière, ni début ni fin. »
À cet enfer
liquide viennent s’ajouter les bestioles qui s’infiltrent
partout : « des mille-pattes, des scorpions, des serpents, des
lézards, des pangolins, des hérissons, des civettes et même des
chats-léopards. » (page14) Et il y a aussi les araignées
sauteuses (« qu’on appelle tigres-léopards » (page 48), les
scolopendres, les geckos, les guêpes, les cafards, les grillons,
les libellules. Et il faut mentionner les sangliers, les souris,
les faisans, les corbeaux « croassant à tue-tête », les poissons
têtes de serpents, les poissons combattants, les crocodiles «
qui mangent les morts ». Et aussi à chaque page les fourmis :
« toutes sortes de fourmis : des noires, des rouges, grosses
comme des grains de riz cru, comme des grains de riz cuit, comme
des graines de sésame. » Et les fourmis blanches et les
fourmis-lions … « Des colonies de fourmis ont grimpé sur les
arbres flottants et sur les feuilles, ou bien elles s’accrochent
entre elles par leurs mandibules et construisent un radeau avec
des larves » (page 27) Sympathique petit coin de Malaisie 😁😁
Je n’ai pas réussi à m’habituer à cette faune qui s’infiltre
partout.
Quant à
l’histoire de cette famille de Chinois d’outre-mer venant du sud
de la Chine, j’ai échoué à savoir qui était qui. J’ai esquissé
un arbre généalogique au chapitre 5, croyant avoir compris les
filiations, mais au chapitre suivant j’étais de nouveau perdue.
Et puis, pour me sentir moins bête, je me suis dit qu’il fallait
se laisser porter par les événements - d’ailleurs tous tragiques
du début à la fin. J’aurais bien aimé m’accrocher à Sin, petit
garçon sensible, rêveur et imaginatif. Mais il meurt. Et le père
meurt et la petite sœur meurt et la mère meurt. Une hécatombe
sous les rideaux d’eau.
L’histoire
avec un grand H est aussi présente avec d’abord les Japonais. Un
long passage (de la page 59 à 70) déroule les atrocités commises
sur les populations. Puis viennent les communistes chinois qui
s’y prennent autrement pour terroriser les pauvres paysans.
Bref ! À la
dernière page, je suis tombée dans la fosse avec Sin, mais je
n’en suis pas ressortie !! J’ai eu beau m’accrocher aux lianes,
elles ne m’ont été d’aucun secours pour m’extirper de la boue
dans laquelle je me suis enfoncée dès les premières pages. »
Discussion finale et conclusion
Nouvelles contre roman
S’il y a une chose
que cette séance a amplement montré, c’est la divergence de
lecture entre le « Pluie » de la version chinoise d’origine et
le « Pluie » de la version élaborée par le traducteur français
en sélectionnant, à la demande de l’éditeur, huit des seize
nouvelles originales pour présenter le recueil comme un roman.
Ceci a été à l’encontre de la lisibilité du texte ; déjà
difficile à lire, il l’est encore plus quand on n’en a qu’une
version tronquée qui induit une lecture finalement faussée : les
lecteurs et lectrices de la version française ont pour la
plupart été désorienté.e.s par l’aspect confus de la narration,
en cherchant à reconstruire une ligne narrative inexistante
puisqu’il s’agit de nouvelles et non d’un roman, même
déconstruit. Tout le travail subtil de construction narrative de
l’auteur s’en est trouvé encore plus difficile à percevoir
.
C’est d’autant plus dommage que « Pluie » (initialement publié
en 2016) représente l’apogée d’un travail de plus de vingt-cinq
ans d’un écrivain qui est avant tout auteur de nouvelles. On
peut se faire une idée de l’évolution stylistique et thématique
de son œuvre en lisant un recueil de ses nouvelles traduites en
anglais, sélectionnées sur une période allant de 1990 à 2001 :
« Slow
Boat to China and Other Stories ».
Pas de forêt ni de pluie au centre de ces récits, où il est
beaucoup plus question du sort des écrivains d’origine chinoise
en Malaisie, des problèmes d’identité et de langue, et du rêve
de retour vers la Chine, réelle ou fantasmée, sur fond (très
vague) d’émeutes intercommunautaires et d’agitation communiste.
Comme dans « Pluie », on peut faire des liens entre les
narrations et certains personnages, dont l’insaisissable figure
du poète
Yu Dafu (郁达夫)
qui est en fait le thème central et commun, comme la pluie dans
« Pluie ».
|
Slow Boat to China, éd.
chinoise 2019 |
|
|
Slow Boat to China and
Other Stories |
|
Maintenant,
celle qui reste à traduire en français et découvrir, c’est
Li Zishu (黎紫书).
Les Trois Royaumes et autres classiques
De manière générale, les membres du club ont apprécié dans
« Pluie » les références aux grands romans classiques
« La Pérégrination vers l’ouest » (Xīyóujì《西游记》)
et « L’Investiture des dieux » (Fēngshén
yǎnyì《封神演义》)
qui représentent dans le récit la culture chinoise transmise par
le lettré du village et desquels sont inspirées les
représentations théâtrales pleines d’humour des enfants – qui
les interprètent d’ailleurs avec des masques japonais.
La discussion
s’est donc portée sur les traductions en français de ces
classiques. Car oui,
dans le
club, nous sommes toutes et tous un peu taricheutes, mais sans
pour autant être couvert.e.s de bandelettes. Ce qui est
regretté, en effet, c’est l’obsolescence des traductions
existantes, qui gêne la lecture – problème qui peut être étendu
aussi au « Rêve dans le pavillon rouge » (Hónglóumèng《红楼梦》).
A été tout
particulièrement évoqué le roman « Les Trois Royaumes » (Sānguó
yǎnyì《三国演义》)
que plusieurs, dans le club, ont tenté de lire, mais dont la
seule transcription des noms leur a rendu la lecture impossible
dès les premières pages.
La traduction
dite « moderne » (car succédant à une traduction plus ancienne,
et partielle, de l’orientaliste
Théodore Pavie
datant de 1845-1851) a été publiée par Flammarion en 1987, à
l’origine en sept volumes, avec une réédition en trois volumes
en 2009 qui conserve cependant la même transcription EFEO [de
l’Ecole française d’Extrême Orient] : Lieou Pei, Tsao Tsao,
Tchou-Ko Lang et Kouan Yu pour Liu Bei (劉備/刘备),
Cao Cao (曹操),
Zhuge Liang (諸葛亮/诸葛亮)
et Guan Yu (關羽/关羽)
pour ne citer que quelques-uns des personnages.
En conclusion, on en est venu.e.s à rêver de nous concocter
nous-mêmes une nouvelle édition que l’on puisse lire au club de
lecture… Et pourquoi pas une édition de poche ?
II. Séance
suivante, le 15 mars 2023
Cette
prochaine séance sera consacrée à la littérature de Hong Kong,
avec au programme un numéro spécial de la revue Jentayu : le
Hors-série n°
5,
paru en septembre 2022, qui offre une sélection de poèmes,
essais et nouvelles d’une quinzaine d’auteur.e.s.
雨天
Jour de pluie /
仿佛穿过林子便是海
Comme si à travers la forêt était la mer
归来
Retour /
老虎,老虎丨《雨》作品一号
Les
4 premières parties du recueil français
树顶丨《雨》作品二号
水窟边丨《雨》作品三号
拿督公丨《雨》作品四号
W
/
雄雉与狗
Le
faisan et le chien
龙舟丨《雨》作品五号
Les 4 autres parties du recueil français
沙丨《雨》作品六号
另一边丨《雨》作品七号
土糜胿丨《雨》作品八号
后死(Belakang
mati)Post
mortem
/
小说课
à l’école de la fiction
南方小镇
le
petit bourg dans le sud
这可说是田鼠的战略吧。田鼠在大草原下方挖洞。地面只有几个开口,但它底下是个贯通串联、纵横交错的隧道世界。
Tableau 1 : Sin est dévoré par un tigre - ou bien est-ce
son oncle Sin, dont il serait la réincarnation ?
Pourtant il évoque son grand père plus loin… tout cela
est flou.
Tableau 2 : Le père de Sin disparaît, victime d’une
inondation.
Tableau 3 : Le grand frère (Sin? ) meurt, parce
qu’il est tombé dans un puits.
Tableau 4 : La petite sœur qui meurt, éventrée, on
ignore par qui.
Tableau 5 : Sin apprend l’existence puis la mort
de son oncle du même nom. Il apprend aussi que son grand
père est peut-être son véritable père.
Tableau 6 : Le père (A-To) perd sa femme et ses
deux enfants. Le fils (est-ce Sin? il n’est pas nommé) a
été ébouillanté en soulevant le couvercle d’une marmite
pour aider ses parents.
Tableau
7 : Les communistes font irruption chez les parents de
Sin et les accusent de trahison; les parents
disparaissent. Sin ignore si c’est un rêve ou la réalité
… Il cherche à sauver sa petite sœur de l’inondation,
« une imposante pirogue est encastrée entre les
poutres » (p.118) Sa petite sœur lui tend une
bouteille dans laquelle il voit une scène qui évoque
leurs parents et leurs trois chiens, soit la famille du
1er tableau.
Dernier
tableau, Côa côa côa : Le père est écrasé
par un arbre, la mère vieillit et sombre dans la
démence, Sin rêve, ou bien c’est la réalité, qu’il tombe
dans la fosse autrefois creusée pour son père et qu’une
main velue l’agrippe – autant d’images qui renvoient à
des images précédentes vécues par la mère et liées à une
prédiction impliquant une grenouille…
Et ceci bien sûr sans parler de la traduction elle-même
qui a au contraire été très appréciée, sauf pour la
traduction/transcription des noms des personnages qui a
engendré des difficultés de lecture.
A également été posée la question de la mention
« traduit du chinois (Taiwan) » sur la couverture de
« La Traversée des sangliers », alors qu’on se serait
plutôt attendu à « traduit du chinois (Malaisie) » comme
pour « Pluie » - Taiwan étant juste le lieu de résidence
actuel de l’écrivain.
|