La séance de ce mois de mai
était consacrée aux sources de la légende du Serpent blanc,
préalablement à la séance du 15 juin consacrée à la novella de
Yan Geling (严歌苓)
« Le Serpent blanc » (《白蛇》).
A.Programme de lecture
Le programme de lecture
comportait une série de textes où apparaissent divers traits
constitutifs de la légende à ses origines : histoires de
serpents remontant à un fond de récits de conteurs repris et
développés ensuite dans des recueils de contes. Tous ces récits
relèvent du fantastique ou zhiguai
(志怪)
qui est l’une des formes les plus anciennes du xiaoshuo,
le récit de fiction à la source de la nouvelle en Chine.
1. Trois contes aux
sources de la légende dans :
- Contes de la
Montagne Sereine ou Qingping shantang huaben
(《清平山堂話本》)
[1],
recueil de récits de conteurs en langue vernaculaire
édité par le bibliophile Hong Pian (洪楩)
vers 1550 (sous les Ming), traduit, présenté et
annoté par Jacques Dars,
préfacé par Jeannine Kohn-Etiemble, coll.
« Connaissance de l’Orient » dirigée par Etiemble,
Gallimard/Unesco, 1987, 584 p
[2].
1/ Li Yuan
sauve un serpent rouge à Wujiang ou Li Yuan
Wujiang jiu zhu she《李元呉江救朱蛇》, pp. 202-217.
2/ Les
trois stūpas du lac de l’Ouest ou Xihu
san ta ji《西湖三塔记》,
pp. 248-265.
Une
« chantefable » des Song (宋人词话)
3/ Les trois
monstres de Luoyang ou
Luoyang sanguai ji《洛阳三怪记》,
pp. 334-350.
Conte qui présente des analogies avec le précédent.
Les Contes de la Montagne Sereine
2. En complément :
-
Contes populaires du Lac de l'Ouest, Éditions
en langues étrangères (Pékin), 1982/1986.
Recueil de vingt
récits, dont « Le serpent blanc » pp. 13-39. Conte
en huit parties qui comporte les principaux éléments
de la légende, le serpent blanc étant désigné du
nom, que l’on retrouve dans beaucoup d’autres
textes-sources, de Bai Niangzi (白娘子),
la Dame en blanc :
1/ Lü Dongbin.
L’immortel devenu vendeur de boulettes
2/ Le banquet
des pêches. Où Bai Niangzi conçoit le désir
d’aller visiter le monde des humains pour voir
l’enfant qui avait vomi la pilule qu’elle avait
avalée.
3/ L’homme le
plus grand et le plus petit. Où Bai Niangzi
sauve le petit serpent vert (Xiao Qing
小青) et
rencontre Xu Xian (许仙)
en trouvant le sens de la charade.
4/ La fête des
Bateaux-Dragons. Où Xu Xian découvre la nature
de serpent de sa femme.
5/ L’amadouvier.
Où Xiao Qing va chercher de l’amadouvier aux monts
Kunlun pour sauver Xu Xian.
6/ L’inondation
du templede Jinshan. Où la tortue rivale
Contes populaires du Lac de l'Ouest
de Bai Niangzi se transforme en
bonze nommé Fahai (法海).
Il enferme Xu Xian dans le monastère de Jinshan (金山寺).
7/ Le diadème d’or. Où
Xu Xian réussit à s’enfuir. Mais Fahai emprisonne le serpent
blanc dans son bol magique qu’il enferme dans la pagode Lei Feng
(雷峰塔).
8/ L’écroulement de la
pagode Lei Feng. Où le bouddha sauve les deux serpents.
Fahai se sauve dans le ventre du crabe.
- Le Serpent blanc,
recueil de contes de Feng Menglong (冯夢龙),
Éditions en langues étrangères (Pékin), 1994. Le serpent blanc
pp. 229-262. Un modèle élaboré de la légende.
Conte tiré du recueil « Propos
pénétrants pour avertir le monde » ou Jǐngshì tōngyán
(《警世通言》),
deuxième des « Trois propos » (Sān yán三言),
paru en 1624. Juan 28 : « La Dame en blanc à jamais emprisonnée
sous la pagode Leifeng » (Bai Niangzi yong zhen Leifeng ta
《白娘子永镇雷峰塔》).
-Une
autre histoire de serpent, tirée du juan 458 : « Li
Huang »《李黄》(traduction
en cours). Il s’agit d’un prototype de l’histoire du Serpent
blanc avec un développement narratif plus important que pour la
plupart des autres textes de l’anthologie.
[Le jeune
Li Huang est
envoûté par une jeune veuve en blanc qui est en fait un serpent.
Elle le reçoit dans une superbe demeure où elle lui offre trois
jours de plaisirs. Quand il rentre chez lui, il tombe malade,
son corps se liquéfie, il ne reste bientôt plus que sa tête.
Quand on part ensuite à la recherche de la femme en blanc, on ne
trouve qu’une maison abandonnée dans un jardin en friche où les
voisins disent voir, de temps en temps, un serpent blanc au pied
d’un robinier desséché].
*« Le Lettré de
Taiyuan » est tiré du recueil compilé sous la
dynastie des Jin par Gan Bao (干寶)
« À la recherche des esprits » ou Soushenji (《搜神紀》)
dont on trouve d’autres extraits en
traduction française :
À la recherche
des esprits,
trad. présenté et annoté sous la direction de Rémi
Mathieu, Gallimard/Unesco, coll. « Connaissance de
l’Orient » , 1992, 360 p.
La majorité des
participants à la séance avaient lu les trois contes
du Qingping shantang et les deux textes du
Taiping Guangji, quelques membres avaient ajouté
à leur lecture « Le Serpent blanc » des contes du
lac de l’Ouest, mais personne n’avait réussi à se
procurer le texte de Feng Menglong qui est
décidément introuvable. L’unique exemplaire de
Brigitte Duzan va circuler dans le groupe, mais n’a
donc pas fait l’objet de commentaires.
B. Avis et
commentaires
À la recherche des esprits
D’entrée de jeu, les avis ont
été quasi unanimement positifs, témoignant d’un grand plaisir de
lecture, à une exception près : celle d’une lectrice qui se
déclare rétive de manière générale au genre du fantastique, en
regrettant d’être incapable de l’apprécier. Point de vue que les
divers commentaires suivants ont tenté de battre en brèche en
lui donnant des raisons de le réviser, au moins pour ce qui
concerne les Contes de la Montagne sereine.
Plaisir de lecture
S’il est fait état d’un plaisir
de lecture, il est de plusieurs ordres et de diverses natures :
1/ Ces contes sont situés dès
les premières pages dans un contextegéographiquetrès précisément décrit, comme par un voyageur dans un
carnet de voyage, et on peut suivre à loisir les pérégrinations
des personnages comme dans la vie réelle. On les suit au cours
de leurs déplacements d’un poste à l’autre, d’un district à un
autre, à une période déterminée, tel Li Yuan dans le premier des
contes au programme :
« il traversa le Yangzi,
atteignit Runzhou et prit un petit bateau pour aller jusqu’à
Hangzhou…etc. »
Et quand il parvient à Wujiang,
vers le milieu de l’après-midi nous est-il précisé :
« admirant de son bateau le
paysage de Wujiang qui ne le cédait en rien au Tableau de la
Xiao et de la Xiang, [il] était au comble de la joie. Il
ordonna au batelier d’amarrer son embarcation près du Grand
Pont. Après quoi il descendit sur la berge, se rendit sur le
pont, s’en fut au Kiosque de l’Arc-en-ciel où il s’assit et,
accoudé à la rambarde, laissa son regard se perdre dans le
panorama du Lac Majeur. »
Note de Brigitte Duzan
Ces passages descriptifs sont
éminemment évocateurs, et les premières pages de ce conte sont
représentatives.
Nous sommes dans le Jiangnan,
le « sud du fleuve » (Yangzi), une région de lacs et de rivières
qui étaient les principaux modes de transport et de déplacement.
On voyage en bateau. Li Yuan se dirige de la rive sud du Yangzi
(de Runzhou (润州),
district de Zhenjiang), vers Hangzhou, plus au sud, en passant
par le lac Tai (Taihu
太湖), traduit lac Majeur.
Wujiang (吴江)
est une subdivision de la ville-préfecture de Suzhou, à une
vingtaine de kilomètres de la ville, au bord du lac. C’est
aujourd’hui un endroit touristique, avec ses vieilles maisons au
bord de l’eau.
La description de l’auteur-
conteur suggère visuellement la beauté du site, et le fait non
seulement en évoquant les sites célèbres de la ville (le pont,
le kiosque), mais aussi une peinture qui l’évoque encore mieux
pour un public lettré. Le Tableau de la Xiao et de la Xiang
dont il est question est sans doute une référence à la
peinture Xiaoxiang tu (《潇湘图》)
de Dong Yuan (董源),
de la dynastie des Tang du Sud (943-960), l’un des dix royaumes
du sud pendant la période des Cinq Dynasties. Bien qu’il
s’agisse de la région du lac Dongting (洞庭),
dans le Hunan, le paysage est typique de la région du Jiangnan,
le « sud du fleuve », et Dong Yuan représentatif de l’école de
peinture de paysage « du sud » (南方山水).
Xiaoxiang tu,
de Dong Yuan (peinture sur soie, musée du Palais,
Pékin)
Mais c’est aussi, dans
l’imaginaire d’un lettré postérieur, une référence à plusieurs
célèbres rouleaux de la dynastie des Song, brièvement cités par
Jacques Dars dans sa note 19 : les « Huit vues des rivières Xiao
et Xiang » (Xiaoxiang ba jing
潇湘八景), ensemble conçu
par le peintre de la cour impériale Song Di (宋迪)
sous le règne de l’empereur Renzong (仁宗)
au 11e siècle. Les huit tableaux, bien répertoriés,
sont perdus, mais en ont inspiré d’autres au siècle suivant. Ces
peintures ne sont pas des paysages réels, plutôt des paysages
imaginaires, qui valent pour leur pouvoir évocateur et poétique.
Ainsi l’un des rouleaux sur ce thème, de Li Shi (李氏),
datant du 12e siècle, est-il un « voyage imaginaire »
dans la région des rivières Xiang et Xiao (Xiaoxiang woyou tu《潇湘卧游图》),
littéralement « voyage couché », ce qui implique un voyage en
rêve, tandis qu’un autre, de Mi Youren (米友仁),
daté 1135, est intitulé « Vue merveilleuse de la Xiao et de la
Xiang » (Xiaoxiang qiguan tu《潇湘奇观图》).
Li
Shi, voyage imaginaire dans la région des rivières
Xiao et Xiang (encre sur papier)
Mi
Youren, Vue merveilleuse de la Xiao et de la Xiang
(encre sur papier)
En ce sens, la description du
voyage et du paysage est certes précise, mais l’évocation du
tableau apporte une note d’évasion par symbiose avec les lettrés
des Song qui ont laissé leur appréciation des lieux en peinture
et en poèmes, selon une longue tradition. Le conte se poursuit
d’ailleurs par une leçon d’histoire locale à partir de celle
d’un temple dont un mur se distingue dans le paysage. Puis on
est soudain ramené à la réalité, et au cœur du récit, par le
bruit d’une bande de gamins s’amusant à frapper un petit
serpent… le petit serpent rouge aux yeux dorés que va sauver Li
Yuan par compassion, et qu’il va « libérer » : on est dans le
registre bouddhique, dans la tradition de « libération des
animaux » ou fàngshēng
(放生)
permettant de gagner des mérites.
Ce sont cependant surtout les
descriptions du lac de l’Ouest, en particulier tout au
long des six pages du prologue (dans la traduction française) de
l’histoire des « Trois stūpas », qui ont suscité l’adhésion :
…這西湖是真山真水,一年四景,皆可遊玩。
Ce lac de l’Ouest, ce sont
de vrais monts et de vraies eaux, à longueur d’années et en
toute saison on peut s’y promener et y muser.
…
…便是扇面上畫出來的 :
on dirait un paysage peint sur éventail…[3]
Lignes lues comme une
invitation au voyage, pour aller ou revenir sur les lieux, même
si on ne les reverra bien sûr pas tels qu’ils nous sont décrits,
ni même tels qu’on a pu les voir dans le passé. La discussion
digresse un moment sur quelques souvenirs nostalgiques du lac de
l’Ouest , que Françoise Josse, qui y est allée en 1979, se
rappelle avoir vu bordé de bâtiments de l’armée… souvenir
démythifiant qui n’a pas empêché de revenir bien vite à la
légende.
Pour souligner la beauté des
poèmes dont sont émaillés ces trois textes du Qingping
shantang, Zhang Guochuan fait de son côté un parallèle entre
la description du parc abandonné dans « Les trois monstres de
Luoyang » et celle du parc également désolé où Liu Mengmei
découvre le portrait de Du Liniang dans le « Pavillon aux
Pivoines » (Mudanting《牡丹亭》) qui
date à peu près de la même époque
[4] – c’est la même tristesse qui se dégage de ces
lignes :
Pavillons délabrés, gravois,
Enclos et rampes de guignols ;
Qui sait quand en ce parc on s’en venait muser ?
On a dû, autrefois, y danser, s’amuser !
Tout est brisé au Kiosque de la Brise, triste
Amas de ronce et d’herbe, qui seules subsistent ;
L’Arbre du Clair-de-lune est, lui, tombé à terre,
Les fleurs des champs l’enserrent en rouge parterre.
(Contes de la Montagne Sereine,
338-339)
Derrière la porte cadenassée s’étend un paradis semblable à la
Source aux pêches d’antan !
À travers les nappes de brume apparaissent des ruines de
pavillons sur l’eau,
des barques de plaisance abandonnées,
des escarpolettes où pendent encore des bandelettes de femme.
Ce ne sont pourtant pas les ravages de la guerre qui l’ont mis
dans cet état.
Ce doit être quelqu’un reparti au loin,
qui y aurait laissé trop de souvenirs douloureux.
(Pavillon aux pivoines,
scène 24, La découverte du portrait)
2/ L’une des particularités de
ces récits qui a été souligné comme participant du plaisir de la
lecture est que l’on bascule, sans transition et parfois sans
bien s’en rendre compte, du monde réel dans le monde
fantastique, au milieu d’êtres surnaturels, dont on a du mal
à s’extirper. Mais on revient « sur terre » comme si de rien
n’était. La narration est contée sans hiatus : le monde
fantastique ne se distingue guère du monde réel.
Cas cité : celui de Li Yuan,
par exemple, qui est entraîné par le jeune Zhu Wei – avatar du
jeune serpent qu’il a sauvé – au royaume de son père, l’aîné des
dragons de la Mer Occidentale. En rétribution de sa bonne
action, il reçoit … la fille du roi, Chenxin (称心)
– chenxin signifiant satisfaction. Li Yuan a
effectivement tout lieu d’être satisfait puisque sa nouvelle
épouse est une perle, qui va jusqu’à voler les sujets des
examens impérieux et les lui préparer à l’avance ; n’ayant plus
qu’à recopier les modèles fournis, il est reçu parmi les
premiers. Ce détail est souligné pour sa part d’humour.
Tout va pour le mieux, mais
Chenxin n’avait été donnée à Li Yuan que pour trois ans,
correspondant à la rétribution qui lui était due. Les bonnes
actions ont des délais de péremption. Christiane Pompei évoque
Tristan et Yseut, dont le filtre n’est valable que pour trois
ans, aussi. C’est drôle, et la réaction est d’imaginer le
conteur amusant son auditoire, mais avec le regret partagé de
devoir seulement l’imaginer.
3/ Il y a un mélange de
genres qui a été particulièrement apprécié car cela rend
le récit très vivant, avec divers niveaux de langage, du
plus poétique au plus populaire, voir truculent, comme dans
l’histoire des « Trois stūpas du lac de l’Ouest ». On nous
annonce un drame, tout de suite après le prologue (l. 25):
今日說一個後生,只因清明,都來西湖上閒玩,惹出一場事來。直到如今,西湖上古蹟遺蹤,傳誦不絕。
Aujourd’hui l’on va vous
conter l’histoire d’un jeune garçon qui, pour la fête de la Pure
Clarté (Qingming), s’en alla faire une excursion au lac de
l’Ouest et provoqua un drame.
Et l’auteur-conteur de nous
donner les détails concernant ledit jeune garçon et sa situation
familiale. Ayant obtenu l’autorisation maternelle, le voici
parti. Mais, passant devant un monastère, il rencontre une
petite fille en pleurs : elle s’est perdue… Il la ramène chez
elle en attendant qu’on vienne la chercher. Dix jours plus tard,
effectivement, arrive une vieille femme dans un palanquin, et on
change de registre… en même temps que l’on passe du réel au
surnaturel, mais sans le savoir encore. On a ici un registre
théâtral dramatique, avec une phrase comme une formule magique,
un peu comme dans les contes des « Mille et Une Nuits », ou
comme chez Molière (« ah mais qu’allait-il faire dans cette
galère ? ») :
娘娘,今有新人到了,可換舊人?
Madame, maintenant que le
nouveau est arrivé, faut-il changer l’ancien ?
Fantastique et réel
s’entremêlent, mais l’incursion du fantastique est ici
récurrente, comme un cauchemar dont on a du mal à s’éveiller.
C’est un oncle de la famille, prêtre taoïste, qui va sauver le
jeune garçon, en décelant la présence des trois présences
maléfiques qu’il va capturer et enfermer dans des jarres,
enfouies sous trois pagodes dans le lac de l’Ouest.
L’histoire est bien menée, et a
quelques analogies avec celles des « Trois monstres de
Luoyang », les deux préfigurant l’histoire du Serpent blanc, la
« dame en blanc » étant ici maléfique, comme dans les terreurs
ancestrales.
4/ Autre particularité
narrative appréciée que l’on retrouve d’un conte à l’autre :
tout un bestiaire d’êtres fantastiques, mais d’apparence
ordinaire, qui se métamorphosent à volonté, ce qui crée une
tension permanente. Poule noire, loutre, serpent blanc se
cachent sous des apparences humaines pour mieux tromper les
humains, sinon le lecteur. Mais les morts en mal de sépulture
sont bien pires. Certains taoïstes sont les spécialistes de la
capture des « démons pervers », avec des effets de films
d’horreur qui frappent. Ainsi est cité l’épisode, dans « Les
trois monstres de Luoyang », où un taoïste raconte ce qui lui
est arrivé alors qu’il revenait d’une promenade avec un ami
nommé Pan Song (潘松).
Voyant deux oiseaux se battre sur un toit, alors que l’un s’est
caché dans un trou au milieu des tuiles, Pan Song tend la main
pour l’attraper, mais elle est happée, il est entraîné dans le
mur… et disparaît. On imagine l’auditoire des conteurs qui
devait être pris de frayeur.
Note de Brigitte Duzan
Ce conte est particulièrement
subtil, car les trois personnages démoniaques au centre de
l’histoire de Pan Song – un immense garde au pourpoint écarlate,
la terrible Dame en blanc et la vieille femme à son service– ces
trois monstres maléfiques correspondent à des statues que Pan
Song voit dans un temple alors qu’il rentre chez lui après avoir
été sauvé de sa mésaventure : le grand Roi de la Terre rouge (赤土大王),
la Dame du Pistil-de-jade (玉蕊娘娘)
et la vieille Sainte Mère blanche (白聖母),
les deux statues féminines entourant la statue du roi.
C’est en fait, dans ce conte,
le destin du malheureux Pan Song d’être attiré par ces
maléfices. Il en paraît obsédé. Il faut une véritable opération
de sorcellerie par un spécialiste taoïste aidé d’une cohortes de
« généraux célestes », au milieu de la nuit (à la 3ème
veille), pour venir à bout des trois démons qui hantaient le
temple, et n’étaient finalement que des esprits animaux, encore
une fois : une poule blanche, une chatte blanche et un serpent à
tâches rouges. Rossés à mort, ils disparaissent dans un coup de
vent.
À noter aussi que ce qui est
traduit par « monstres » n’est autre que le terme de guai 怪
qui désigne l’étrange, et le fantastique dans zhiguai
志怪. C’est en fait ce qui, dans le
quotidien, ne s’explique pas
[5].
5/ Ce que la majorité des
membres présents a beaucoup aimé, et qui est plusieurs fois
souligné, c’est la traduction, et en particulier la
traduction des nombreux poèmes qui sont une caractéristique
stylistique des huaben. Traduction que l’on doit à Jacques Dars,
grand traducteur, aussi, du grand classique « Au bord de
l’eau ».
Outre les poèmes, la traduction
met en valeur les superbes descriptions, dans une profusion de
couleurs, dont Geneviève Bousquet nous lit un exemple pour
terminer le tour de table – la description du bateau au début
des « Trois stūpas ».
Suit une discussion spontanée
sur les parallèles qui viennent à l’esprit dans la littérature
chinoise et non chinoise. Finalement on trouve des serpents
jusque dans la littérature contemporaine dans le monde entier,
avec des symboliques différentes. Le serpent blanc de la
littérature chinoise relève d’un même fond universel de mythes
et de légendes.
C. Discussion : la figure du
serpent entre Orient et Occident
Notes de Brigitte Duzan sur les
principales œuvres évoquées :
1/ Des serpents dans le Soushenji(《搜神紀》)
ou « À la recherche des esprits ».
Ce recueil de quelque 475
brèves anecdotes de zhiguai compilées au 4e
siècle – mais dont certaines sont postérieures car l’ouvrage a
été reconstitué par la suite – est un reflet des croyances et
superstitions qui ont fourni un riche matériau à la littérature
fantastique qui s’est développée à partir des Tang sous la forme
des chuanqi
(传奇)
ou « contes de l’étrange ». Parmi ces courtes anecdotes, huit
sont des histoires de serpents dont l’une des caractéristiques
est d’être ancrées dans le réel. On peut les regrouper en deux
thèmes :
-celles
qui relèvent de la divination et posent l’apparition de serpents
comme événement néfaste annonçant des catastrophes : Petits
mystères, Le serpent et le corbeau (divination par le Yijing
d’ailleurs contestée), Combats de serpents, Le grand serpent
(annonciateur d’une rébellion dont le récit confirme qu’elle
s’est bien produite) [pp. 51, 62, 91 et 114 de la traduction
parue chez Gallimard]
-des
anecdotes du genre faits divers, dont certaines alimentant des
légendes : Le serpent et l’abcès (un serpent cause d’un abcès,
faites-le sortir et l’abcès guérit), Un serpent dans la tête, Li
Ji délivre Yue du serpent (une jeune fille se porte volontaire
pour s’offrir au serpent monstrueux qui terrorise un village et
le tue), La cité engloutie (à cause d’un serpent) [pp. 69, 185,
196 et 207]
Ces histoires offrent le
contexte de croyances dans le surnaturel qui font mieux
comprendre comment s’est développée la légende du Serpent blanc,
être surnaturel d’abord maléfique et effrayant.
Ces serpents suscitant des
peurs ancestrales, surtout dans leurs formes féminines,
rappellent des femmes serpents occidentales comme Mélusine et la
Vouivre.
2/ Proche du Serpent blanc :
Mélusine
Le personnage immortalisé par Jean d’Arras
dans son « Roman de Mélusine » (fin du 14e siècle),
à partir de contes bien plus anciens
[6], a beaucoup de
points communs avec le Serpent blanc de la légende chinoise.
Raymondin de Lusignan ayant tué son oncle par accident au cours
d’une chasse au sanglier rencontre Mélusine dans la forêt : elle
lui propose de l’aider à se faire innocenter et à devenir
puissant s’il consent à l’épouser, mais à la condition de ne
jamais chercher à la voir le samedi. La famille des Lusignan
devient en effet grâce à elle une glorieuse lignée. Mais son
frère, jaloux, ayant semé le doute dans son esprit, Raymondin
rompt sa promesse et lorgne Mélusine un samedi par un trou dans
la porte interdite. Il la voit alors dans son bain, serpent à
partir du nombril… Les versions diffèrent ensuite, mais se
terminent de même : Mélusine se jette par la fenêtre et s’envole
en poussant un cri.
Mais Mélusine rappelle aussi
une autre légende chinoise : celle de l’impératrice Xi (郄),
épouse de l’empereur Liang Wudi (梁武帝,
502-549), premier
empereur de la dynastie des Liang.
Ayant un très mauvais karma, elle s’était réincarnée en un
immense serpent.
Selon une version, elle apparut en rêve à l’empereur en le
priant de l’aider à échapper à ce destin funeste. Mais, selon
une autre version, alors que l’empereur était allé dans les
appartements privés des femmes du palais, il entendit du bruit
au dehors. Étant allé voir, il se trouva face à un grand serpent
qui rampait sur le sol. Effrayé, l’empereur trébucha en tentant
de s’enfuir, mais le serpent lui dit alors d’une voix féminine :
« Je ne suis autre que celle qui fut votre épouse Xi ; d’une
nature jalouse et cruelle, j’ai causé bien des souffrances
autour de moi si bien que j’ai été à ma mort réincarnée en
serpent. Je vous en implore, aidez-moi. »
L’empereur exposa son cas lors d’une assemblée de moines au
palais. Maître Baozhi (寶誌)
(à droite sur le tableau) lui répondit qu’il ne suffisait pas de
vénérer le Bouddha, il fallait encore faire preuve d’un repentir
sincère.[7] Le
moine aurait alors aidé à rédiger le Lianghuang baochan (梁皇寶懺/宝忏)
ou Repentir impérial, longue prière en forme de
confession, en dix chapitres, qui permit de délivrer la
malheureuse concubine de sa fâcheuse réincarnation. La prière
est devenue un service rituel pour le pardon des ancêtres qui se
pratique encore dans certains monastères bouddhiques, en
particulier dans la diaspora, et continue d’être appelée du nom
de l’empereur Liang Wudi.
Sur cette histoire, voir la présentation de Vincent
Durand-Dastès :
Roman fantastique paru en 1943,
inspiré d’une légende du Jura :
la Vouivre est une sorte de grand serpent ailé, devenu monstre
fantastique au 19e siècle, qui a la particularité,
lorsqu'elle se baigne, de déposer sur le rivage la pierre
précieuse qu'elle porte au front. Marcel Aymé en a fait une
ravissante jeune femme qui vit dans la campagne des environs de
Dôle, protégée par une armée de serpents.
Là aussi, c’est la peur des serpents, et surtout des vipères,
doublée de la fascination qu’inspire la Vouivre, qui est le
moteur de l’intrigue.
4/ Le serpent de « Salammbô » de Flaubert.
En
rupture avec son réalisme habituel, la
« Salammbô» de Flaubert, est « l’embardée
dans l’imaginaire » (selon Henri Thomas) ; c’est une
« monstruosité » selon son auteur. Et parmi les
monstruosités en œuvre dans le roman, il y a le
serpent de Salammbô. Mais on est dans l’étrange et
le symbolique, avec une note de poésie lyrique :
« Les clameurs de la populace
n’épouvantaient
pas la fille d’Hamilcar.
Elle était troublée par des inquiétudes plus
hautes : son grand serpent, le Python noir,
languissait ; et le serpent était pour les
Carthaginois un fétiche à la fois national et
particulier. On le croyait fils du limon de la terre
puisqu’il émerge de ses profondeurs et n’a pas
besoin de pieds pour la parcourir ; sa démarche
rappelait les ondulations des fleuves, etc…. »
(chap. X)
Le serpent de Salammbô a inspiré les peintres, parmi
lesquels Gaston Bussière dont la « Salammbô » et
Salammbô et le serpent,
par Gaston Bussière
son serpent ornent la couverture de l’édition du
roman en Folio.
5/ Le serpent dans « Le fusil de chasse »
de Yasushi Inoué
[8]
Le récit est constitué de trois
lettres adressées par trois femmes à un chasseur nommé Josuke
Misugi alors que la troisième, Saïko, vient de s’empoisonner.
Saïko était l’amante du chasseur, les deux autres étant Midori,
sa cousine et l’épouse du chasseur, et Shoko, la fille que Saïko
a eue de son mari Kadota dont elle est divorcée depuis quinze
ans. Leurs interprétations divergent sur les raisons du suicide
et sont démenties par la lettre de Saïko. C’est en fait la
nouvelle du remariage de son ex-mari qui a déclenché sa décision
de se suicider.
Saïko apparaît donc comme un
personnage ambivalent, convaincue que son destin est de tromper
tout le monde. Cette part d’elle-même qui la révulse et
l’effraie est illustrée par l’image du serpent qu’elle a dessiné
sur une page de son journal parce qu’elle est obsédée par ce que
lui a dit un jour son mari : « Chacun d’entre nous abrite un
serpent dans son corps. » Et le sien était un serpent aux
écailles blanches, avec une tête pointue…
« Qu’est-ce
donc que ce serpent qui habite en chacun de nous ? se demande
Saïko. Égoïsme, Jalousie, Destin ? Peut-être quelque chose
d’analogue au "Karma" ». En tout cas, c’est son moi profond, son
autre moi.
6/ L’île aux serpents et sa déesse dans « Gun Island »
d’Amitav Gosh
Le roman, dont le narrateur est un marchand de
livres anciens de Calcutta, commence par la légende
d’un marchand qui aurait fui pour échapper à Manasa
Devi, la déesse hindoue des serpents et autres
créatures venimeuses vénérée au Bengale, que l’on
invoque pour se protéger de leurs morsures. Refusant
de faire allégeance à la déesse, le marchand est
obligé de fuir, tel Ulysse dans l’Odyssée, mais son
fils est finalement tué par un cobra. C’est une
légende véhiculée par les conteurs en des temps où
n’existait pas la télévision, mais rédigée en un
poème épique de quelque six-cents pages dont le
marchand avait fait son sujet de thèse. La légende
va investir son existence et le pousser dans une
odyssée personnelle, du sanctuaire dédié à la déesse
dans une île perdue dans la forêt de mangroves dans
le golfe du Bengale jusqu’à Venise, poursuivi
partout par l’ombre obsessionnelle de
Manasa Devi
Manasa Devi qui lui apparaît in fine sous un
autre de ses avatars : la vierge noire de
l’église Santa Maria della Salute, icone byzantine, lui
explique-t-on, apportée là de Crète
[9]
et qui n’est autre, en fait, que… la déesse minoenne des
serpents !
Les déesses des serpents du musée
archéologique d’Heraklion
Déesse minoenne des serpents dont on a trouvé des figurines la
représentant, datées d’environ 1600 av. J.C., lors de fouilles
archéologiques au palais de Cnossos. Ce qui ouvre un autre pan
de réflexion, sur l’importance du serpent comme symbole d’un
pouvoir féminin qui semble avoir dominé la civilisation
minoenne.
Autant de livres suggérés comme intéressants compléments de
lecture.
Et en complément…
- Quelques pages d’un catalogue de 1955
qu’avaient apporté à la fois Geneviève Bousquet et Marion
Jorsin, catalogue édité à l’occasion d’une tournée officielle en
Europe, et en France en particulier, d’une troupe d’opéra
chinoise (troupe du Liaoning et opéra de Pékin). Le programme
met l’accent sur la représentation du Serpent blanc, avec quinze
pages donnant le résumé et le détail de la pièce dans une
version adaptée du livret de Tian Han
[10].
- Des pages manuscrites,
pieusement conservées par Françoise Josse, du cours de Jacques Pimpaneau
sur le texte du Serpent blanc dans diverses versions d’opéras
(cours Inalco, début des années 1980).
Ce sont des extraits de
l’épisode du Pont brisé (断墙),
lieu de rencontre de Bai Suzhen (白素贞),
alias le Serpent blanc, et de Xu Xian. Les extraits sont donnés
dans cinq versions : opéra de Pékin (jingju 京剧)
selon le livret de Tian Han, opéra yue (yueju
越剧) ou opéra de
Shaoxing, opéra yang (yangju
扬剧)
de la ville de Yangzhou (Jiangsu), gezixi de Taiwan (台湾歌仔戏)
et opéra cantonais (yueju
粤剧).
Le texte chinois est accompagné
de la transcription en pinyin accentué. C’est autant une
introduction aux divers opéras régionaux qu’à la légende du
serpent blanc.
Couverture
Page titre
Présentation de la troupe
Première page du résumé de l'opéra
(Pages scannées à venir)
- Un autre chuanqi des
Ming – « L’histoire de Guanyin au panier de poissons » (《观世音鱼篮记》)
- à lire pour ses points communs avec la légende du Serpent
blanc :
Novella traduite, annotée et
préfacée par Brigitte Duzan, L’Asiathèque, avril 2022.
Et en complément, du même
auteur, on peut lire deux autres traductions disponibles :
Traduction en français
- Fleurs de guerre (《金陵十三钗》),
tr. Chantal Chen-Andro, Flammarion (hors collection, littérature
étrangère), 2013, 304 p.
(Il s’agit du roman dont est inspiré le film
de Zhang Yimou sorti en décembre 2011 « Flowers
of War » (《金陵十三钗》),
d’où le titre français...)
Traduction en anglais
- Little Aunt Crane (Xiǎoyí
Duōhé《小姨多鹤》),
trad. Esther Tyldesley, Harvill Secker, 2015, 496 p.
(l’un de ses plus beaux romans)
[1]Du nom de la
maison d’édition, à Hangzhou. Les huaben étaient
des livrets de contes oraux, imprimés à l’intention des
conteurs ou des lecteurs, les opinions divergent.
[5]Ce qui renvoie à
l’Introduction à la littérature fantastique de Tsvetan
Todorov qui offre une
analyse
des distinctions entre fantastique, étrange et
merveilleux.
[6]Remontant à la
littérature latine et à Hérodote.
[7]
Voir :
The Precious Scroll of the Liang Emperor:
Buddhist and Daoist Repentance to Save the Dead,
by
David W. Chappell, in : Going Forth,Visions of Buddhist Vinaya, ed. by
William M. Bodiford, University of Hawaii Press,
2005.
(ch. 2)
[8]Bref récit
initialement publié en 1949 et traduit en français en
1963 :
Le fusil de chasse,
trad. Sadamichi Yokoo, Sanford Goldstein et Gisèle
Bernier, Stock/Le Livre de poche 1992.
[9]
Icone byzantine transportée à Venise en 1670 après la
chute de Candia (Herakleion) aux mains des Turcs
Ottomans. L’église della Salute avait été construite
trente ans plus tôt pour célébrer la fin d’une épidémie
de peste qui avait tué un tiers de la population de la
ville.