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Brève histoire de la littérature
du Nord-Est : le génie du lieu (III)
par Brigitte
Duzan, 3 août 2025
III.
La littérature du Nord-Est et le cinéma
Depuis la fin
des années 2010, on parle de « renaissance culturelle du
Nord-Est » (Dongbei wenyi fuxing 东北文艺復兴),
renaissance culturelle qui passe d’abord par le renouveau de la
littérature. Ce renouveau est dû à un « nouveau groupe
d’écrivains du Nord-Est » (新东北作家群),
essentiellement un trio né à Shenyang dans les années 1980 : Shuang
Xuetao (双雪涛), Ban
Yu (班宇)
et Zheng
Zhi (郑执),
baptisés « Les trois mousquetaires de Tiexi » (Tiexi san
jianke铁西三剑客)
– trio auquel il faut joindre
Jia Hangjia (賈行家),
né à Harbin en 1978.
Mais le cinéma
y a aussi sa part : si l’on a commencé à parler du Dongbei au
milieu des années 2010, c’est en effet en raison du succès du
film de
Diao Yinan (刁亦男),
« Black Coal, Thin Ice » (《白日焰火》), et
de la vogue du film noir qu’il a entraîné…
A. La
vogue des films noirs associés au Nord-Est
Des films ont
été produits au studio de Changchun dans les années 1980 et 1990
pour louer les réformes dans le Nord-Est. Né du studio que les
Japonais avaient créé là du temps du Mandchukuo,
le studio de Changchun a toujours été un studio officiel,
produisant des films « dans la ligne » (zhuxuanlü dianying
主
旋律电影).
C’est le cas du film « Big City 1990 » (Da chengshi 1990
《大城市1990》
) de Sun Sha (孙沙),
un réalisateur né en 1939 dans la province de Jilin (dont
Changchun est la capitale) : le film dépeint les efforts du
nouveau maire d’un quartier d’une ville « du nord » pour
améliorer l’environnement urbain en menant à bien un projet de
construction d’une route nécessitant de détruire des logements
et de reloger les familles ; tout finit bien et tout le monde
est content.
Mais Sun Sha a
aussi réalisé des films de wuxia et des films policiers,
à commencer par « La troisième victime » (《第三个被谋杀者》)
en 1981, ou encore « Murder on White Fog Street » (白雾街凶杀案)
en 1985 : ce film débute par la découverte d’un cadavre dans un
bus, une nuit sombre et pluvieuse, et se poursuit par l’enquête
pour trouver le meurtrier, lié à deux autres morts. On a là le
même type d’intrigue que celle des films qui vont soudain être
associés au Dongbei, et à sa littérature, à partir de 2014.
1. C’est en
effet en 2014 qu’on a commencé à parler du Dongbei quand le
troisième film de
Diao Yinan (刁亦男),
« Black Coal, Thin Ice » (《白日焰火》), a
décroché l’Ours d’or au festival de Berlin tandis que l’acteur
principal
Liao Fan (廖凡), recevait
l’Ours d’argent. « Black Coal, Thin Ice » a contribué à lancer
la vogue des films noirs en Chine. Les membres d’un corps
dispersés à des centaines de kilomètres de distance ayant été
retrouvés dans diverses usines de conditionnement de charbon,
une enquête est aussitôt ouverte, n’aboutit à aucune conclusion
et reprend cinq ans plus tard – schéma qui va devenir classique
dans ce genre de film.
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Black Coal, Thin Ice |
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Ce qui est
intéressant, c’est que le film se passe à Harbin, en plein
hiver, dans un froid glacial qui conditionne le paysage,
l’atmosphère et les personnages, la noirceur de l’intrigue
paraissant conditionnée par ce froid qui semble geler les
esprits et les passions. En outre, le film commence en 1999,
c’est-à-dire à l’apogée de la période de fermetures d’usines et
de licenciements qui ont fait du Dongbei une zone sinistrée,
période dont témoignent dans leurs écrits les écrivains qui
l’ont vécue dans leur enfance. Il y a donc symbiose entre
l’atmosphère du lieu et celle du film. Pourtant, ni Diao Yinan
ni son scénariste,
Zhang Yang (张扬),
ne sont originaires du Dongbei : Diao Yinan est de Xi’an et
Zhang Yang est pékinois.
Pour
son film suivant,
Diao Yinan est allé tourner à Wuhan, mais en brouillant les
pistes et en poursuivant ses recherches stylistiques qui ont
fait de lui le maître du film noir en Chine. Le film noir reste
malgré tout associé au Dongbei comme en fait foi un autre film
passé quasiment inaperçu mais dont toute la tension tient à
l’atmosphère même : « Une
pluie sans fin » (《暴雪将至》),
ou « The Looming Storm ».
2. Premier
film du réalisateur
Dong Yue (董越),
« Une pluie sans fin » est sorti en octobre 2017 au festival de
Tokyo où il a obtenu le prix de la meilleure contribution
artistique, puis il est sorti le mois suivant sur les écrans
chinois.
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Une
pluie sans fin |
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L’histoire est
inspirée d’un fait divers qui s’est passé dans le Gansu en 1997,
mais il offre en fait une image sombre de la Chine de la fin des
années 1990 sur fond de crise industrielle et de licenciements.
Il se rattache en outre à un sous-genre, celui des tueurs en
série, comme dans la novella de
Shuang Xuetao (双雪涛)
« Moïse
dans la plaine » (《平原上的摩西》)
dont est adapté le film éponyme ; dans l’histoire de Shuang
Xuetao, il s’agit de meurtres de chauffeurs de taxis, dans le
fait divers dont est inspiré le film de Dong Yue, c’étaient des
assassinats et viols de femmes. Mais, de la même manière,
l’affaire reste sans conclusion et l’enquête reprend dix ans
plus tard.
Ce qui est
surtout très semblable au récit de Shuang Xueto et au film qui
en est adapté, comme au film de Diao Yinan, c’est l’atmosphère.
Un dénommé Yu Guowei (余国伟)
sort de prison où il vient de passer dix ans. En 1997, il était
chef de la sécurité d’une fonderie délabrée, il est devenu
policier et s’est lié avec une prostituée qu’il a aidée à monter
un petit salon de coiffure, et qui lui sert en fait à attirer le
meurtrier qui court toujours. Mais on ne sait plus trop où est
la vérité, s’il était vraiment travailleur modèle à la
fonderie : le vieux Zhang, l’ancien chef des affaires
criminelles qui traitait l’affaire, est dans une maison de
retraite, amnésique.
Le film n’est
pas l’histoire du Dongbei.
L’année 1997 est choisie de manière symbolique parce que c’était
l’année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, avec toute
l’angoisse qui lui était liée. Mais c’est aussi l’année de la
mort de Deng Xiaoping, décédé le 19 février, et malgré tout
l’année du renforcement des reconversions industrielles, avec la
fermeture des vieilles usines obsolètes qu’il avait lui-même
décrétée en 1992 – le tout sur fond de crise financière
asiatique. C’est une véritable tempête sociale qui a frappé le
pays, et qui est symbolisée dans le film par les intempéries de
l’hiver 2008 qui se sont traduites par de fortes tempêtes de
neige, en particulier dans le Hunan où le film a été tourné.
C’est donc bien la neige qui est le symbole de la
catastrophe annoncée, relayée par la pluie ensuite, neige et
pluies qui sapent le moral et induisent cette atmosphère de
morosité générale qui est celle du film. Les images en bleu et
gris d’usines délabrées qui contribuent visuellement à
l’atmosphère rejoignent celles des usines filmées au Nord-Est.
On est dans une logique de réflexion sur l’histoire.
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Les
usines en gris et bleu du film de Dong Yue |
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En ce sens, le
film de Dong Yue montre bien que toute la symbolique de
catastrophe industrielle liée au Dongbei peut se décliner en
termes similaires dans toute la Chine à la même époque, et c’est
justement là ce qui fait la force de la littérature du Nord-Est
et du cinéma qui en est adapté. Mais il y avait déjà des films
sur les problèmes sociaux entraînés par les fermetures d’usines
des années 1990 dans le Dongbei, avant même « Fire
on the Plain » (《平原上的火焰》)
adapté de la novella de
Shuang Xuetao (双雪涛),
sorti
en septembre 2021 au festival de San Sebastian, mais dont le
tournage avait été retardé par l’épidémie de covid.
B. Les
films du Dongbei des années 2010
1. Parmi les
films sortis en Chine dans les années 2010 dont le thème est axé
sur la crise industrielle et sociale des années 1990, le plus
souvent cité et commenté,
et sans doute le plus réussi, est celui de
Zhang Meng (张猛) sorti
au festival de Shanghai en juin 2010 : « The
Piano in a Factory » (《钢的琴》).
C’est un chef-d’œuvre d’humour qui tranche sur l’atmosphère
habituelle des films tournés dans le Nord-Est et qui tient à la
personnalité même du réalisateur.
Le film a été
tourné à Anshan (鞍山),
dans le Liaoning, non loin du site du tournage du documentaire
emblématique de Wang
Bing « A
l’ouest des rails » (《铁西区》).
C’est dans cette région qu’est né Zhang Meng, à Tieling, dans le
nord du Liaoning (辽宁铁岭市), en
1975. Son père était le réalisateur Zhang Huizhong (张惠中),
spécialiste de séries télévisées comiques très populaires dans
lesquelles il a fait jouer son ami Zhao
Benshan (赵本山).
Sa mère, l’actrice Chen Peiyun (陈佩云),
a elle-même joué avec Zhao Benshan. Zhang Meng a ainsi été tout
jeune à l’école du cinéma de ses parents, un cinéma populaire
sur des sujets populaires, ancrés dans la réalité et les
traditions locales, dont cet art de l’errenzhuan (二人转),
ou dialogues comiques, dont Zhao Benshan était le maître. C’est
d’ailleurs avec Zhao Benshan que Wang Meng a commencé sa
carrière, comme scénariste sur le film de l’humoriste réalisé en
2005 : « Kungfu » (《功夫》).
A la fin de ses études à l’Institut du cinéma de Pékin, Zhang
Meng est ensuite devenu le directeur adjoint de la compagnie de
Zhao Benshan (本山传媒集团),
avant de se lancer dans l’aventure du cinéma.
« The Piano
in a Factory » est à la base une histoire vraie qu’on a racontée
à Zhang Meng alors qu’il terminait ses études. Le film est entre
rêve et réalité. Le personnage principal, Chen Guilin (陈桂林), est
un ouvrier dont l’usine a fermé et qui, en instance de divorce,
tente d’obtenir la garde de sa fille. Or celle-ci déclare
qu’elle restera avec celui ou celle de ses deux parents qui lui
paiera un piano. Impossible de réunir les fonds, ou d’en voler
un. Donc, voyant qu’un piano n’est qu’un ensemble de plaques et
de cordes de métal, Chen Guilin et ses copains décident d’en
fabriquer un eux-mêmes, avec un vieux manuel russe, dans leur
vieille aciérie qui va bientôt être détruite. C’est alors une
course d’obstacles d’une formidable créativité.
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The
Piano in a Factory |
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Mené de main
de maître, en utilisant la musique (russe comme le manuel) pour
donner le rythme et la tonalité, en rappelant la présence russe,
historiquement, à Harbin et dans le Liaoning, le film est un
hommage à l’esprit de débrouillardise optimiste et d’invincible
résilience des gens du Dongbei, drôle et poétique, dans le même
esprit plein de brio que le film précédent de Wang Meng, « Lucky
Dog » (《耳朵大,有福》).
2. On trouve
un ton plus sombre, entre réalisme et surréalisme, sur fond de
décadence industrielle du Dongbei dans le deuxième long métrage
de
Han Jie (韩杰)
« Hello, Mr Tree » (《Hello,树先生》)
sorti en juin 2011 au festival de Shanghai où il a été
doublement primé.
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Hello Mr Tree
《Hello,树先生》
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L’histoire est
celle d’un jeune réparateur de voitures dans une petite bourgade
de la province du Jilin (l’une des trois provinces du Dongbei, à
l’est du Liaoning) dont les résidents doivent être relogés
ailleurs, dans une ville nouvelle mais encore à construire, car
la mine locale a des projets de développement qui vont
nécessiter de raser leurs maisons. On n’est donc pas vraiment
dans le contexte de la crise industrielle du Nord-Est, mais dans
la critique sociale du milieu minier, comme « Wrath of Silence »
(《暴裂无声》)
de
Xin Yukun (忻钰坤)
[voir note 2]. Et ici tout le monde souffre d’un handicap ou un
autre, ne serait-ce qu’en raison de son passé familial.
Traumatisé par
un drame familial, déstabilisé par la perte des valeurs à la
fois rurales et familiales qui assuraient son équilibre, le
personnage principal est sujet à des hallucinations et passe ses
journées dans un arbre où il semble trouver des pouvoirs
surnaturels : d’où son nom de Mr. Tree (Shu xiansheng树先生).
Du haut de son arbre, il rit à la manière artificielle et figée
des personnages représentés par les peintres du courant dit du
« réalisme cynique » (玩世现实主义)
comme Yue Minjun (岳敏君).
Ses hallucinations le font passer pour un devin quand une de ses
prédictions se réalise, et on retrouve là le thème du shamanisme
qui est celui du roman « La rive droite de l’Argun » (《额尔古纳河右岸》)
de Chi
Zijian (迟子建).
Mais Han Jie
est originaire du Shanxi, et le Dongbei n’est pas vraiment son
sujet ; le thème reste superficiel dans son film, de même que
celui du shamanisme, qui est en revanche traité de manière
originale dans un film de 2017 de
Cai Chengjie (蔡成杰).
3. Cai
Chengjie est né en 1980 dans le Hebei et a travaillé d’abord
pour la télévision. C’est en 2016 qu’il a écrit et réalisé son
premier long métrage indépendant :
« The Widowed Witch » (《北方一片苍茫》).
Le film s’intitulait à l’origine « Shaman » (《小寡妇成仙记》,
littéralement « Histoire d’une petite veuve devenue
immortelle »).
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Shaman
《小寡妇成仙记》 |
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Cai Chengjie a
voulu dresser un tableau de la vie dans un village du nord de la
Chine, en partie par nostalgie de sa propre enfance. Le
personnage principal est une veuve qui l’est pour la troisième
fois quand son mari est tué dans une explosion de leur fabrique
de feux d’artifice dont elle-même réchappe de justesse. Alors
qu’elle est chez ses beaux-parents dans un état semi-comateux,
elle est violée par son beau-frère. Elle part alors avec le
frère muet de son défunt mari, à la recherche d’un endroit où
elle puisse trouver refuge, et un peu de chaleur humaine dans
une contrée qui semble avoir perdu ses sentiments avec ses
couleurs : après l’explosion de la fabrique, le film continue en
noir et blanc.
Par hasard,
comme dans le film de Han Jie, alors qu’elle a giflé un homme
dans le village où elle s’est installée, celui-ci guérit d’une
raideur dans le cou. On lui prête alors des pouvoirs
magiques. Elle récupère le travestissement d’un shaman qui l’a
précédée, et se prend au jeu en profitant des superstitions des
villageois, mais à ses risques et périls : une histoire de mine
d’or qui s’avère être du vulgaire métal doré lui coûte son aura.
La vie que
dépeint le réalisateur est rude, brutale même ; c’est le drame
qui fait avancer le récit. Pourtant, il y a aussi beaucoup de
chaleur humaine. Le film a été tourné en neuf jours chez le
réalisateur, dans le Hebei, au moment de la fête du Nouvel An,
dans une campagne enneigée où la neige a son rôle. Mais Cai
Chengjie montre les côtés hospitaliers de ce pays glacé, la
chaleur sous la neige, et en même temps une culture locale où
surnaturel et fantastique relèvent de l’animisme ancien.
L’atmosphère et le style du film rappellent par certains côtés
« The Coffin in the Mountain » (《心迷宫》)
de Xin
Yukun (忻钰坤).
Cependant, le
film est une satire des inégalités et des injustices de la
société, et surtout une dénonciation des préjugés d’un autre âge
dont souffrent encore les femmes en Chine aujourd’hui, et en
particulier les petites filles. Dans ce contexte, le Hebei natal
de Cai Chengjie rejoint le Nord-Est avec ses traditions de
shamanisme, comme symbole de superstitions immémoriales.
4. Citons
encore le troisième film de de
Zhang Bingjian (张秉坚),
« North by Northeast » (《东北偏北》),
dont l’intrigue, inspirée d’un fait divers réel, est l’histoire
d’une enquête pour retrouver un violeur en série. Sorti en 2014,
il préfigure la vogue des films noirs qui va suivre, mais s’en
distingue par un ton très original. Le film se passe dans le
Nord-Est, à la fin des années 1970, mais en été ; il a une
touche d’humour pince-sans-rire qui le rapproche des comédies à
la Zhao Benshan : le policier en charge de l’enquête est idiot,
et il se fait aider d’une vieille femme qu’on a affectée à
l’élevage des porcs, mais qui est une ancienne adepte de
médecine traditionnelle chinoise.
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North by Northeast, le policier et la prof de
médecine traditionnelle |
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5. « North by
Northeast » n’est pas sans rappeler les films de
Geng Jun (耿军),
né à Hegang (鹤岗),
dans le Heilongjiang, en février 1976 : des films qui reflètent
un humour noir frôlant l’absurde, comme dans « The Hammer and
Sickle Are Sleeping » (《锤子镰刀都休息》),
de 2013, avec toute la symbolique que suggère le titre, et plus
encore
« Free + Easy » (《轻松+愉快》)
sorti
en 2016. Il se dégage de ces films l’impression d’un univers
d’ennui mortifère qui est aussi celui de
Li Hongqi (李红旗),
ami de Geng Jun dont il partage l’esthétique.
Cet univers
est celui du nord-est de la Chine, avec ses paysages de ruines
post-industrielles, l’hiver, sous de minces couches de neige –
minces car, si elles étaient plus épaisses, elles pourraient
embellir le paysage. On ne peut même pas parler de ruines car le
terme pourrait évoquer un regard romantique sur le paysage. On a
juste des pans de murs délabrés, des fenêtres défoncées qui
s’ouvrent sur des intérieurs abandonnés, des tas de pierres et
de gravats. Et dans ce paysage froid et désolé errent quelques
personnages dont la présence même semble incongrue ; on ne sait
trop d’où ils viennent, ils ont une identité floue dont émerge
peu à peu une chose certaine : ce sont tous des escrocs, réduits
à tromper leurs semblables dans un monde où aucune autre
activité ne semble possible, et leur problème est que ce monde
est si désolé qu’on n’arrive même plus à y trouver quelqu’un à
escroquer ; ils en finissent donc par s’escroquer entre eux.
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Free
+ Easy, le nord-est post-industriel |
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Avec les
« nouveaux écrivains du Nord-Est » et les adaptations de leurs
œuvres au cinéma et à la télévision, on retrouve beaucoup des
thèmes, des images et de la symbolique des films précédemment
cités, y compris les touches d’humour (tirant sur le noir), de
poésie et de surréalisme, voire d’absurde, mais c’est chez eux
sur fond de crise industrielle muée en crise spirituelle.
C. Les
« nouveaux écrivains du Nord-Est » et leurs adaptations à
l’écran
Cette vogue du
film noir, dans un contexte de crise industrielle et
spirituelle, ne pouvait laisser indifférents les écrivains du
Nord-Est : c’est leur sujet. Les « trois mousquetaires de
Tiexi » se sont intéressés au cinéma, et à la télévision, à
commencer par
Shuang Xuetao.
1. Fin 2019,
l’écrivain a participé à l’adaptation de sa novella « Moise dans
la plaine » en tant que directeur artistique (艺术总监).
Réalisé par Zhang
Ji (张骥),
avec dans les deux rôles principaux les deux stars que sont Liu
Haoran (刘昊然)
et l’actrice Zhou
Dongyu (周冬雨),
le film devait sortir en Chine pour les fêtes de Noël 2021, sous
le titre « Fire
on the Plain » (《平原上的火焰》)
; il est finalement sorti en septembre 2021 au festival de San
Sebastian, puis en Chine en mars 2025 et en France le 9 juillet
suivant. C’était le premier film réalisé par Zhang Ji ; il était
auparavant directeur de la photo, et avait été le chef opérateur
de Zhang Bingjian pour « North by Northeast ».
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Fire
on the Plain, affiche promotionnelle |
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Le film joue
sur l’attrait auprès du grand public des deux interprètes
principaux, mais la simplification de la ligne narrative
originale a entraîné des problèmes au niveau du scénario.
Celui-ci a en effet remplacé la composition narrative du récit
de Shuang Xuetao, structuré en sept « voix » différentes, par
une structure en deux parties, d’abord le passé puis le présent,
ce qui entraîne une rupture dans la narration ; alliée à la
suppression de certains détails narratifs subtilement évoqués
dans le roman, cette rupture temporelle rend la deuxième partie
difficile à comprendre, comme si les personnages étaient coupés
de leur passé tel que présenté dans la première partie. Or c’est
ce passé qui détient les clés de leur personnalité et des
événements. Le récit de Shuang Xuetao est non linéaire, subtil
et allusif ; le film est chronologique mais ne peut éviter
l’obscurité, ce qui l’a défavorisé auprès du public.
Cependant, la
même novella « Moise dans la plaine » a également été adaptée en
une mini-série télévisée en six épisodes diffusée en janvier
2023 : « Why Try to Change Me Now » (《平原上的摩西》).
Sélectionnée au festival de Berlin 2023 (section Berlinale
Series), la série a été réalisée par le jeune
Zhang Dalei (张大磊),
dont le deuxième film, « Stars Await Us » (《蓝色列车》),
sorti en 2020, était une histoire aux confins de la Russie, dans
les années 1990, dans un lieu indéfini marqué par le froid…
« Feux dans la
plaine » aura été un coup d’envoi aux adaptations des œuvres des
nouveaux écrivains du nord-Est, au cinéma et à la télévision, et
ils y ont activement pris part.
2.
Zheng Zhi (郑执)
a lui-même écrit le scénario du film sorti en 2019 « Love You
Forever » (《我在时间尽头等你》),
ou « Je t’attendrai jusqu’à la fin des temps », adapté de la
nouvelle éponyme de son recueil de 2016. Le film a été réalisé
par Yao Tingting (姚婷婷),
une jeune réalisatrice née en 1986 à Shenyang – c’est la même
génération.
Puis le roman
de Zheng Zhi publié en 2017, « Avaler cru » (《生吞》),
a été adapté en une mini-série télévisée en seize épisodes
diffusée sur Youku (优酷)
en août 2022 sous le titre « Froussard » (《胆小鬼》).
C’est encore une histoire de viol : une jeune fille a été tuée
après avoir été violée, l’enquête est reprise dix ans après les
faits, quand un autre corps de femme est retrouvé dans les mêmes
conditions, abandonné dans la neige, alors que le suspect du
crime précédent est mort. Le détective qui reprend l’enquête
sans avoir réussi à élucider la première affaire découvre peu à
peu une histoire de jeunes à l’hérédité chargée où sa propre
fille est impliquée. Au cœur de l’intrigue sont les liens
familiaux qui fragilisent les personnages, comme dans les romans
de
Xu Yigua (须一瓜)
et en particulier « Les Taches solaires » (《太阳黑子》).
Mais le plus
réussi et le plus original des films adaptés des récits de Zheng
Zhi est « The Hedgehog » (Ci wei《刺猬》),
adapté de sa nouvelle « Le syndrome de l’immortel » (《仙症》),
initialement publiée en juillet 2018 sur le site internet
Tencent. Dajia (《腾讯·大家》)
et primée dans le cadre du « Projet Écrivains anonymes » (“匿名作家计划”)
de Zhang
Yueran (张悦然).
Puis, complétée par cinq autres, la nouvelle a été publiée dans
un recueil qui a figuré parmi les finalistes du
prix Blancpain-Imaginist en
2021.
Zheng Zhi
raconte l’histoire d’un original du nom de Wang Zhantuan (王战团)
décrété fou après avoir un peu trop critiqué ses supérieurs
hiérarchiques quand il était dans l’armée ; il exerce une
certaine fascination sur son neveu, affecté, lui, d’un
bégaiement qui en fait un marginal asocial, et il est soutenu
par sa femme qui refuse de le faire enfermer. On est là aux
franges de la société, aux franges aussi de l’onirisme et du
shamanisme, dans un monde imaginaire où le réel le dispute au
surnaturel, selon une ligne narrative qui donne la primeur à
l’idée du handicap et de l’aliénation mentale liés à la violence
sociale née de la crise. On a dépassé là les problèmes du
Nord-Est, c’est toute la Chine qui est en cause – l’aliénation
est un thème récurrent dans la littérature chinoise et au
cinéma.
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The Hedgehog |
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Le film a été réalisé par le grand réalisateur Gu
Changwei (顾长卫),
sur un scénario coécrit avec Zheng Zhi : « The
Hedgehog » était en compétition au 26e festival
de Shanghai en juin 2024 et il y a décroché le prix du meilleur
scénario.
Il est conté
par la voix du jeune aphasique, né – soit dit en passant – en
1987, l’année de naissance de Zheng Zhi, Il est en outre
superbement interprété, par un
Ge You (葛优)
transformé en démiurge loufoque dans le rôle de Wang Zhantuan.
Il donne de la profondeur à ce personnage qui représente à lui
seul toute une génération qui n’a pour histoire que des ruines.
Quant au film, il prolonge la nouvelle dans sa tentative de
reconstruire cette histoire que tout est fait pour effacer des
mémoires.
3. Le
troisième du « trio des mousquetaires du Dongbei »,
Ban Yu (班宇),
s’intéresse lui aussi activement au cinéma, et à la télévision.
Il a en particulier cosigné le scénario d’une série télévisée en
douze épisodes qui a eu un grand succès : « The Long Season » (《漫长的季节》),
réalisée par Xin Shuang (辛爽)
et diffusée en avril 2023 sur Tencent Video. Interprétée par de
grands acteurs comme Fan
Wei (范伟),
Qin Hao
(秦昊)
et autres, la série a été couronnée de prix. Elle n’est pas
directement adaptée d’une nouvelle, mais le scénario ressemble
beaucoup à l’histoire de « Moïse dans la plaine » et autres
histoires semblables : le fils d’un chauffeur de taxi a été
assassiné vingt ans auparavant, dans une petite ville sinistre
où l’usine est en train de fermer ; le meurtrier n’a jamais été
identifié, mais il refait surface vingt ans plus tard, et le
père décide de le traquer avec un vieil ami et un policier à la
retraite. Ce n’est donc pas original, mais bien joué, d’où le
succès.
Plus
intéressant est le film « Carefree Days » (《逍遥游》),
adapté de la nouvelle éponyme de Ban Yu : le film a été
sélectionné par le programme d’aide au développement de films du
festival de Pingyao (平遥电影展“发展中电影计划”)
et il est ensuite sorti en Chine le 15 octobre 2023. Il a été
réalisé par Liang Ming (梁鸣),
né en 1984 dans le Heilongjiang, donc un natif du Dongbei.
Étonnamment, cependant, c’est un film très positif, où les
valeurs de famille et d’amitié permettent de lutter contre la
maladie. Le titre pourrait aussi être traduit « Free and Easy »,
mais on est là aux antipodes du film de
Geng Jun (耿军),
aux antipodes aussi des nouvelles de Ban Yu et de ses confrères.
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Carefree Days |
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Au même moment, le festival de Pingyao a lancé le programme
« Projet de migration : de la littérature au cinéma et à la
télévision » (“迁徙计划·从文学到影视”) ;
Ban Yu a été invité comme membre du comité de recommandation et
a participé au forum « Le texte et l’audiovisuel » (“词语与视听”).
Ban Yu
semble émarger dans les rangs du cinéma officiel, au risque de
la qualité de ses adaptations.
Cinéma et
télévision, en effet, ne sont pas seulement lucratifs. Depuis
ses débuts, le cinéma chinois a partie liée avec la
littérature : la notoriété de l’un fait souvent celle de
l’autre, et la littérature est source inépuisable des meilleurs
scénarios. Les écrivains et cinéastes du Nord-Est se sont
inscrits dans cette histoire, qui reste ouverte.
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