Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire de la littérature du Nord-Est : le génie du lieu (III)

par Brigitte Duzan, 3 août 2025

 

III. La littérature du Nord-Est et le cinéma

 

Depuis la fin des années 2010, on parle de « renaissance culturelle du Nord-Est » (Dongbei wenyi fuxing 东北文艺復兴), renaissance culturelle qui passe d’abord par le renouveau de la littérature. Ce renouveau est dû à un « nouveau groupe d’écrivains du Nord-Est » (新东北作家群), essentiellement un trio né à Shenyang dans les années 1980 :  Shuang Xuetao (双雪涛)Ban Yu (班宇) et Zheng Zhi (郑执), baptisés « Les trois mousquetaires de Tiexi » (Tiexi san jianke铁西三剑客) [1] – trio auquel il faut joindre Jia Hangjia (賈行家), né à Harbin en 1978.

 

Mais le cinéma y a aussi sa part : si l’on a commencé à parler du Dongbei au milieu des années 2010, c’est en effet en raison du succès du film de Diao Yinan (刁亦男), « Black Coal, Thin Ice » (《白日焰火》), et de la vogue du film noir qu’il a entraîné…

 

A. La vogue des films noirs associés au Nord-Est

 

Des films ont été produits au studio de Changchun dans les années 1980 et 1990 pour louer les réformes dans le Nord-Est. Né du studio que les Japonais avaient créé là du temps du Mandchukuo[2], le studio de Changchun a toujours été un studio officiel, produisant des films « dans la ligne » (zhuxuanlü dianying 主 旋律电影). C’est le cas du film « Big City 1990 » (Da chengshi 1990 《大城市1990 ) de Sun Sha (孙沙), un réalisateur né en 1939 dans la province de Jilin (dont Changchun est la capitale) : le film dépeint les efforts du nouveau maire d’un quartier d’une ville « du nord » pour améliorer l’environnement urbain en menant à bien un projet de construction d’une route nécessitant de détruire des logements et de reloger les familles ; tout finit bien et tout le monde est content.

 

Mais Sun Sha a aussi réalisé des films de wuxia et des films policiers, à commencer par « La troisième victime » (《第三个被谋杀者》) en 1981, ou encore « Murder on White Fog Street » (白雾街凶杀案) en 1985 : ce film débute par la découverte d’un cadavre dans un bus, une nuit sombre et pluvieuse, et se poursuit par l’enquête pour trouver le meurtrier, lié à deux autres morts. On a là le même type d’intrigue que celle des films qui vont soudain être associés au Dongbei, et à sa littérature, à partir de 2014.

 

1. C’est en effet en 2014 qu’on a commencé à parler du Dongbei quand le troisième film de Diao Yinan (刁亦男), « Black Coal, Thin Ice » (《白日焰火》), a décroché l’Ours d’or au festival de Berlin tandis que l’acteur principal Liao Fan (廖凡), recevait l’Ours d’argent. « Black Coal, Thin Ice » a contribué à lancer la vogue des films noirs en Chine. Les membres d’un corps dispersés à des centaines de kilomètres de distance ayant été retrouvés dans diverses usines de conditionnement de charbon, une enquête est aussitôt ouverte, n’aboutit à aucune conclusion et reprend cinq ans plus tard – schéma qui va devenir classique dans ce genre de film.

 

 

Black Coal, Thin Ice

 

 

Ce qui est intéressant, c’est que le film se passe à Harbin, en plein hiver, dans un froid glacial qui conditionne le paysage, l’atmosphère et les personnages, la noirceur de l’intrigue paraissant conditionnée par ce froid qui semble geler les esprits et les passions. En outre, le film commence en 1999, c’est-à-dire à l’apogée de la période de fermetures d’usines et de licenciements qui ont fait du Dongbei une zone sinistrée, période dont témoignent dans leurs écrits les écrivains qui l’ont vécue dans leur enfance. Il y a donc symbiose entre l’atmosphère du lieu et celle du film. Pourtant, ni Diao Yinan ni son scénariste, Zhang Yang (张扬), ne sont originaires du Dongbei : Diao Yinan est de Xi’an et Zhang Yang est pékinois. 

 

Pour son film suivant, Diao Yinan est allé tourner à Wuhan, mais en brouillant les pistes et en poursuivant ses recherches stylistiques qui ont fait de lui le maître du film noir en Chine. Le film noir reste malgré tout associé au Dongbei comme en fait foi un autre film passé quasiment inaperçu mais dont toute la tension tient à l’atmosphère même : « Une pluie sans fin » (《暴雪将至》), ou « The Looming Storm ».

 

2. Premier film du réalisateur Dong Yue (董越), « Une pluie sans fin » est sorti en octobre 2017 au festival de Tokyo où il a obtenu le prix de la meilleure contribution artistique, puis il est sorti le mois suivant sur les écrans chinois.

 

 

Une pluie sans fin

 

 

L’histoire est inspirée d’un fait divers qui s’est passé dans le Gansu en 1997, mais il offre en fait une image sombre de la Chine de la fin des années 1990 sur fond de crise industrielle et de licenciements. Il se rattache en outre à un sous-genre, celui des tueurs en série, comme dans la novella de Shuang Xuetao (双雪涛) « Moïse dans la plaine » (《平原上的摩西》) dont est adapté le film éponyme ; dans l’histoire de Shuang Xuetao, il s’agit de meurtres de chauffeurs de taxis, dans le fait divers dont est inspiré le film de Dong Yue, c’étaient des assassinats et viols de femmes. Mais, de la même manière, l’affaire reste sans conclusion et l’enquête reprend dix ans plus tard.

 

Ce qui est surtout très semblable au récit de Shuang Xueto et au film qui en est adapté, comme au film de Diao Yinan, c’est l’atmosphère. Un dénommé Yu Guowei (余国伟) sort de prison où il vient de passer dix ans. En 1997, il était chef de la sécurité d’une fonderie délabrée, il est devenu policier et s’est lié avec une prostituée qu’il a aidée à monter un petit salon de coiffure, et qui lui sert en fait à attirer le meurtrier qui court toujours. Mais on ne sait plus trop où est la vérité, s’il était vraiment travailleur modèle à la fonderie : le vieux Zhang, l’ancien chef des affaires criminelles qui traitait l’affaire, est dans une maison de retraite, amnésique.

 

Le film n’est pas l’histoire du Dongbei[3]. L’année 1997 est choisie de manière symbolique parce que c’était l’année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, avec toute l’angoisse qui lui était liée. Mais c’est aussi l’année de la mort de Deng Xiaoping, décédé le 19 février, et malgré tout l’année du renforcement des reconversions industrielles, avec la fermeture des vieilles usines obsolètes qu’il avait lui-même décrétée en 1992 – le tout sur fond de crise financière asiatique. C’est une véritable tempête sociale qui a frappé le pays, et qui est symbolisée dans le film par les intempéries de l’hiver 2008 qui se sont traduites par de fortes tempêtes de neige, en particulier dans le Hunan où le film a été tourné. C’est donc bien la neige qui est le symbole de la catastrophe annoncée, relayée par la pluie ensuite, neige et pluies qui sapent le moral et induisent cette atmosphère de morosité générale qui est celle du film. Les images en bleu et gris d’usines délabrées qui contribuent visuellement à l’atmosphère rejoignent celles des usines filmées au Nord-Est. On est dans une logique de réflexion sur l’histoire.

 

 

Les usines en gris et bleu du film de Dong Yue

 

  

En ce sens, le film de Dong Yue montre bien que toute la symbolique de catastrophe industrielle liée au Dongbei peut se décliner en termes similaires dans toute la Chine à la même époque, et c’est justement là ce qui fait la force de la littérature du Nord-Est et du cinéma qui en est adapté. Mais il y avait déjà des films sur les problèmes sociaux entraînés par les fermetures d’usines des années 1990 dans le Dongbei, avant même « Fire on the Plain » (《平原上的火焰》) adapté de la novella de Shuang Xuetao (双雪涛), sorti en septembre 2021 au festival de San Sebastian, mais dont le tournage avait été retardé par l’épidémie de covid.

 

B. Les films du Dongbei des années 2010

 

1. Parmi les films sortis en Chine dans les années 2010 dont le thème est axé sur la crise industrielle et sociale des années 1990, le plus souvent cité et commenté[4], et sans doute le plus réussi, est celui de Zhang Meng (张猛) sorti au festival de Shanghai en juin 2010 : « The Piano in a Factory » (《钢的琴》). C’est un chef-d’œuvre d’humour qui tranche sur l’atmosphère habituelle des films tournés dans le Nord-Est et qui tient à la personnalité même du réalisateur.

 

Le film a été tourné à Anshan (鞍山), dans le Liaoning, non loin du site du tournage du documentaire emblématique de Wang Bing « A l’ouest des rails » (《铁西区》). C’est dans cette région qu’est né Zhang Meng, à Tieling, dans le nord du Liaoning (辽宁铁岭市), en 1975. Son père était le réalisateur Zhang Huizhong (张惠中), spécialiste de séries télévisées comiques très populaires dans lesquelles il a fait jouer son ami Zhao Benshan (赵本山). Sa mère, l’actrice Chen Peiyun (陈佩云), a elle-même joué avec Zhao Benshan. Zhang Meng a ainsi été tout jeune à l’école du cinéma de ses parents, un cinéma populaire sur des sujets populaires, ancrés dans la réalité et les traditions locales, dont cet art de l’errenzhuan (二人转), ou dialogues comiques, dont Zhao Benshan était le maître. C’est d’ailleurs avec Zhao Benshan que Wang Meng a commencé sa carrière, comme scénariste sur le film de l’humoriste réalisé en 2005 : « Kungfu » (《功夫》).  A la fin de ses études à l’Institut du cinéma de Pékin, Zhang Meng est ensuite devenu le directeur adjoint de la compagnie de Zhao Benshan (本山传媒集团), avant de se lancer dans l’aventure du cinéma.

 

«  The Piano in a Factory » est à la base une histoire vraie qu’on a racontée à Zhang Meng alors qu’il terminait ses études. Le film est entre rêve et réalité. Le personnage principal, Chen Guilin (陈桂林), est un ouvrier dont l’usine a fermé et qui, en instance de divorce, tente d’obtenir la garde de sa fille. Or celle-ci déclare qu’elle restera avec celui ou celle de ses deux parents qui lui paiera un piano. Impossible de réunir les fonds, ou d’en voler un. Donc, voyant qu’un piano n’est qu’un ensemble de plaques et de cordes de métal, Chen Guilin et ses copains décident d’en fabriquer un eux-mêmes, avec un vieux manuel russe, dans leur vieille aciérie qui va bientôt être détruite. C’est alors une course d’obstacles d’une formidable créativité.

 

 

The Piano in a Factory

 

 

Mené de main de maître, en utilisant la musique (russe comme le manuel) pour donner le rythme et la tonalité, en rappelant la présence russe, historiquement, à Harbin et dans le Liaoning, le film est un hommage à l’esprit de débrouillardise optimiste et d’invincible résilience des gens du Dongbei, drôle et poétique, dans le même esprit plein de brio que le film précédent de Wang Meng,  « Lucky Dog » (《耳朵大,有福》).

 

2. On trouve un ton plus sombre, entre réalisme et surréalisme, sur fond de décadence industrielle du Dongbei dans le deuxième long métrage de Han Jie (韩杰) « Hello, Mr Tree  » (Hello,树先生》) sorti en juin 2011 au festival de Shanghai où il a été doublement primé[5].

 

 

Hello Mr Tree Hello,树先生》

 

 

L’histoire est celle d’un jeune réparateur de voitures dans une petite bourgade de la province du Jilin (l’une des trois provinces du Dongbei, à l’est du Liaoning) dont les résidents doivent être relogés ailleurs, dans une ville nouvelle mais encore à construire, car la mine locale a des projets de développement qui vont nécessiter de raser leurs maisons. On n’est donc pas vraiment dans le contexte de la crise industrielle du Nord-Est, mais dans la critique sociale du milieu minier, comme « Wrath of Silence » (《暴裂无声》) de Xin Yukun (忻钰坤) [voir note 2]. Et ici tout le monde souffre d’un handicap ou un autre, ne serait-ce qu’en raison de son passé familial.

 

Traumatisé par un drame familial, déstabilisé par la perte des valeurs à la fois rurales et familiales qui assuraient son équilibre, le personnage principal est sujet à des hallucinations et passe ses journées dans un arbre où il semble trouver des pouvoirs surnaturels : d’où son nom de Mr. Tree (Shu xiansheng树先生). Du haut de son arbre, il rit à la manière artificielle et figée des personnages représentés par les peintres du courant dit du « réalisme cynique » (玩世现实主义) comme Yue Minjun (岳敏君). Ses hallucinations le font passer pour un devin quand une de ses prédictions se réalise, et on retrouve là le thème du shamanisme qui est celui du roman « La rive droite de l’Argun » (《额尔古纳河右岸》) de  Chi Zijian (迟子建)[6].

 

Mais Han Jie est originaire du Shanxi, et le Dongbei n’est pas vraiment son sujet ; le thème reste superficiel dans son film, de même que celui du shamanisme, qui est en revanche traité de manière originale dans un film de 2017 de Cai Chengjie (蔡成杰).

 

3. Cai Chengjie est né en 1980 dans le Hebei et a travaillé d’abord pour la télévision. C’est en 2016 qu’il a écrit et réalisé son premier long métrage indépendant : « The Widowed Witch » (《北方一片苍茫》). Le film s’intitulait à l’origine « Shaman » (《小寡妇成仙记》, littéralement « Histoire d’une petite veuve devenue immortelle »).  

 

 

Shaman 《小寡妇成仙记》

 

 

Cai Chengjie a voulu dresser un tableau de la vie dans un village du nord de la Chine, en partie par nostalgie de sa propre enfance. Le personnage principal est une veuve qui l’est pour la troisième fois quand son mari est tué dans une explosion de leur fabrique de feux d’artifice dont elle-même réchappe de justesse. Alors qu’elle est chez ses beaux-parents dans un état semi-comateux, elle est violée par son beau-frère. Elle part alors avec le frère muet de son défunt mari, à la recherche d’un endroit où elle puisse trouver refuge, et un peu de chaleur humaine dans une contrée qui semble avoir perdu ses sentiments avec ses couleurs : après l’explosion de la fabrique, le film continue en noir et blanc.

 

Par hasard, comme dans le film de Han Jie, alors qu’elle a giflé un homme dans le village où elle s’est installée, celui-ci guérit d’une raideur dans le cou. On lui prête alors des pouvoirs magiques. Elle récupère le travestissement d’un shaman qui l’a précédée, et se prend au jeu en profitant des superstitions des villageois, mais à ses risques et périls : une histoire de mine d’or qui s’avère être du vulgaire métal doré lui coûte son aura.

 

La vie que dépeint le réalisateur est rude, brutale même ; c’est le drame qui fait avancer le récit. Pourtant, il y a aussi beaucoup de chaleur humaine. Le film a été tourné en neuf jours chez le réalisateur, dans le Hebei, au moment de la fête du Nouvel An, dans une campagne enneigée où la neige a son rôle. Mais Cai Chengjie montre les côtés hospitaliers de ce pays glacé, la chaleur sous la neige, et en même temps une culture locale où surnaturel et fantastique relèvent de l’animisme ancien. L’atmosphère et le style du film rappellent par certains côtés « The Coffin in the Mountain » (《心迷宫》) de Xin Yukun (忻钰坤)

 

Cependant, le film est une satire des inégalités et des injustices de la société, et surtout une dénonciation des préjugés d’un autre âge dont souffrent encore les femmes en Chine aujourd’hui, et en particulier les petites filles. Dans ce contexte, le Hebei natal de Cai Chengjie rejoint le Nord-Est avec ses traditions de shamanisme, comme symbole de superstitions immémoriales.

 

4. Citons encore le troisième film de de Zhang Bingjian (张秉坚), « North by Northeast » (《东北偏北》), dont l’intrigue, inspirée d’un fait divers réel, est l’histoire d’une enquête pour retrouver un violeur en série. Sorti en 2014, il préfigure la vogue des films noirs qui va suivre, mais s’en distingue par un ton très original. Le film se passe dans le Nord-Est, à la fin des années 1970, mais en été ; il a une touche d’humour pince-sans-rire qui le rapproche des comédies à la Zhao Benshan : le policier en charge de l’enquête est idiot, et il se fait aider d’une vieille femme qu’on a affectée à l’élevage des porcs, mais qui est une ancienne adepte de médecine traditionnelle chinoise.

 

 

North by Northeast, le policier et la prof de médecine traditionnelle

 

 

5. « North by Northeast » n’est pas sans rappeler les films de Geng Jun (耿军), né à Hegang (鹤岗), dans le Heilongjiang, en février 1976 : des films qui reflètent un humour noir frôlant l’absurde, comme dans « The Hammer and Sickle Are Sleeping » (《锤子镰刀都休息》), de 2013, avec toute la symbolique que suggère le titre, et plus encore « Free + Easy » (《轻松+愉快》) sorti en 2016. Il se dégage de ces films l’impression d’un univers d’ennui mortifère qui est aussi celui de Li Hongqi (李红旗), ami de Geng Jun dont il partage l’esthétique[7].

 

Cet univers est celui du nord-est de la Chine, avec ses paysages de ruines post-industrielles, l’hiver, sous de minces couches de neige – minces car, si elles étaient plus épaisses, elles pourraient embellir le paysage. On ne peut même pas parler de ruines car le terme pourrait évoquer un regard romantique sur le paysage. On a juste des pans de murs délabrés, des fenêtres défoncées qui s’ouvrent sur des intérieurs abandonnés, des tas de pierres et de gravats. Et dans ce paysage froid et désolé errent quelques personnages dont la présence même semble incongrue ; on ne sait trop d’où ils viennent, ils ont une identité floue dont émerge peu à peu une chose certaine : ce sont tous des escrocs, réduits à tromper leurs semblables dans un monde où aucune autre activité ne semble possible, et leur problème est que ce monde est si désolé qu’on n’arrive même plus à y trouver quelqu’un à escroquer ; ils en finissent donc par s’escroquer entre eux.

 

 

Free + Easy, le nord-est post-industriel

 

 

Avec les « nouveaux écrivains du Nord-Est » et les adaptations de leurs œuvres au cinéma et à la télévision, on retrouve beaucoup des thèmes, des images et de la symbolique des films précédemment cités, y compris les touches d’humour (tirant sur le noir), de poésie et de surréalisme, voire d’absurde, mais c’est chez eux sur fond de crise industrielle muée en crise spirituelle.

 

C. Les « nouveaux écrivains du Nord-Est » et leurs adaptations à l’écran

 

Cette vogue du film noir, dans un contexte de crise industrielle et spirituelle, ne pouvait laisser indifférents les écrivains du Nord-Est : c’est leur sujet. Les « trois mousquetaires de Tiexi » se sont intéressés au cinéma, et à la télévision, à commencer par Shuang Xuetao.

 

1. Fin 2019, l’écrivain a participé à l’adaptation de sa novella « Moise dans la plaine » en tant que directeur artistique (艺术总监). Réalisé par  Zhang Ji (张骥), avec dans les deux rôles principaux les deux stars que sont Liu Haoran (刘昊然) et l’actrice Zhou Dongyu (周冬雨), le film devait sortir en Chine pour les fêtes de Noël 2021, sous le titre « Fire on the Plain » (《平原上的火焰》) ; il est finalement sorti en septembre 2021 au festival de San Sebastian, puis en Chine en mars 2025 et en France le 9 juillet suivant. C’était le premier film réalisé par Zhang Ji ; il était auparavant directeur de la photo, et avait été le chef opérateur de Zhang Bingjian pour « North by Northeast ».

 

 

Fire on the Plain, affiche promotionnelle

 

 

Le film joue sur l’attrait auprès du grand public des deux interprètes principaux, mais la simplification de la ligne narrative originale a entraîné des problèmes au niveau du scénario. Celui-ci a en effet remplacé la composition narrative du récit de Shuang Xuetao, structuré en sept « voix » différentes, par une structure en deux parties, d’abord le passé puis le présent, ce qui entraîne une rupture dans la narration ; alliée à la suppression de certains détails narratifs subtilement évoqués dans le roman, cette rupture temporelle rend la deuxième partie difficile à comprendre, comme si les personnages étaient coupés de leur passé tel que présenté dans la première partie. Or c’est ce passé qui détient les clés de leur personnalité et des événements. Le récit de Shuang Xuetao est non linéaire, subtil et allusif ; le film est chronologique mais ne peut éviter l’obscurité, ce qui l’a défavorisé auprès du public.

 

Cependant, la même novella « Moise dans la plaine » a également été adaptée en une mini-série télévisée en six épisodes diffusée en janvier 2023 : « Why Try to Change Me Now » (《平原上的摩西》). Sélectionnée au festival de Berlin 2023 (section Berlinale Series), la série a été réalisée par le jeune Zhang Dalei (张大磊), dont le deuxième film, « Stars Await Us » (《蓝色列车》), sorti en 2020, était une histoire aux confins de la Russie, dans les années 1990, dans un lieu indéfini marqué par le froid…

 

« Feux dans la plaine » aura été un coup d’envoi aux adaptations des œuvres des nouveaux écrivains du nord-Est, au cinéma et à la télévision, et ils y ont activement pris part.

 

2. Zheng Zhi (郑执) a lui-même écrit le scénario du film sorti en 2019 « Love You Forever » (《我在时间尽头等你》), ou « Je t’attendrai jusqu’à la fin des temps », adapté de la nouvelle éponyme de son recueil de 2016. Le film a été réalisé par Yao Tingting (姚婷婷), une jeune réalisatrice née en 1986 à Shenyang – c’est la même génération.

 

Puis le roman de Zheng Zhi publié en 2017, « Avaler cru » (《生吞》), a été adapté en une mini-série télévisée en seize épisodes diffusée sur Youku (优酷) en août 2022 sous le titre « Froussard » (《胆小鬼》). C’est encore une histoire de viol : une jeune fille a été tuée après avoir été violée, l’enquête est reprise dix ans après les faits, quand un autre corps de femme est retrouvé dans les mêmes conditions, abandonné dans la neige, alors que le suspect du crime précédent est mort. Le détective qui reprend l’enquête sans avoir réussi à élucider la première affaire découvre peu à peu une histoire de jeunes à l’hérédité chargée où sa propre fille est impliquée. Au cœur de l’intrigue sont les liens familiaux qui fragilisent les personnages, comme dans les romans de Xu Yigua (须一瓜) et en particulier « Les Taches solaires » (《太阳黑子》)[8].

 

Mais le plus réussi et le plus original des films adaptés des récits de Zheng Zhi est « The Hedgehog » (Ci wei《刺猬》), adapté de sa nouvelle « Le syndrome de l’immortel » (《仙症》), initialement publiée en juillet 2018 sur le site internet Tencent. Dajia (《腾讯·大家》) et primée dans le cadre du « Projet Écrivains anonymes » (“匿名作家计划”) de Zhang Yueran (张悦然). Puis, complétée par cinq autres, la nouvelle a été publiée dans un recueil qui a figuré parmi les finalistes du prix Blancpain-Imaginist en 2021.

 

Zheng Zhi raconte l’histoire d’un original du nom de Wang Zhantuan (王战团) décrété fou après avoir un peu trop critiqué ses supérieurs hiérarchiques quand il était dans l’armée ; il exerce une certaine fascination sur son neveu, affecté, lui, d’un bégaiement qui en fait un marginal asocial, et il est soutenu par sa femme qui refuse de le faire enfermer. On est là aux franges de la société, aux franges aussi de l’onirisme et du shamanisme, dans un monde imaginaire où le réel le dispute au surnaturel, selon une ligne narrative qui donne la primeur à l’idée du handicap et de l’aliénation mentale liés à la violence sociale née de la crise. On a dépassé là les problèmes du Nord-Est, c’est toute la Chine qui est en cause – l’aliénation est un thème récurrent dans la littérature chinoise et au cinéma.

 

 

The Hedgehog 

 

 

Le film a été réalisé par le grand réalisateur Gu Changwei (顾长卫), sur un scénario coécrit avec Zheng Zhi : « The Hedgehog » était en compétition au 26e festival de Shanghai en juin 2024 et il y a décroché le prix du meilleur scénario. Il est conté par la voix du jeune aphasique, né – soit dit en passant – en 1987, l’année de naissance de Zheng Zhi, Il est en outre superbement interprété, par un Ge You (葛优) transformé en démiurge loufoque dans le rôle de Wang Zhantuan. Il donne de la profondeur à ce personnage qui représente à lui seul toute une génération qui n’a pour histoire que des ruines. Quant au film, il prolonge la nouvelle dans sa tentative de reconstruire cette histoire que tout est fait pour effacer des mémoires.

 

3. Le troisième du « trio des mousquetaires du Dongbei », Ban Yu (班宇), s’intéresse lui aussi activement au cinéma, et à la télévision. Il a en particulier cosigné le scénario d’une série télévisée en douze épisodes qui a eu un grand succès : « The Long Season » (《漫长的季节》), réalisée par Xin Shuang (辛爽) et diffusée en avril 2023 sur Tencent Video. Interprétée par de grands acteurs comme Fan Wei (范伟), Qin Hao (秦昊) et autres, la série a été couronnée de prix. Elle n’est pas directement adaptée d’une nouvelle, mais le scénario ressemble beaucoup à l’histoire de « Moïse dans la plaine » et autres histoires semblables : le fils d’un chauffeur de taxi a été assassiné vingt ans auparavant, dans une petite ville sinistre où l’usine est en train de fermer ; le meurtrier n’a jamais été identifié, mais il refait surface vingt ans plus tard, et le père décide de le traquer avec un vieil ami et un policier à la retraite. Ce n’est donc pas original, mais bien joué, d’où le succès.

 

Plus intéressant est le film « Carefree Days » (《逍遥游》), adapté de la nouvelle éponyme de Ban Yu : le film a été sélectionné par le programme d’aide au développement de films du festival de Pingyao (平遥电影展发展中电影计划”) et il est ensuite sorti en Chine le 15 octobre 2023. Il a été réalisé par Liang Ming (梁鸣), né en 1984 dans le Heilongjiang, donc un natif du Dongbei. Étonnamment, cependant, c’est un film très positif, où les valeurs de famille et d’amitié permettent de lutter contre la maladie. Le titre pourrait aussi être traduit « Free and Easy », mais on est là aux antipodes du film de Geng Jun (耿军), aux antipodes aussi des nouvelles de Ban Yu et de ses confrères.

 

 

Carefree Days

 

 

Au même moment, le festival de Pingyao a lancé le programme « Projet de migration : de la littérature au cinéma et à la télévision » (“迁徙计划·从文学到影视”) ; Ban Yu a été invité comme membre du comité de recommandation et a participé au forum « Le texte et l’audiovisuel » (“词语与视听”).  Ban Yu semble émarger dans les rangs du cinéma officiel, au risque de la qualité de ses adaptations.

 

Cinéma et télévision, en effet, ne sont pas seulement lucratifs. Depuis ses débuts, le cinéma chinois a partie liée avec la littérature : la notoriété de l’un fait souvent celle de l’autre, et la littérature est source inépuisable des meilleurs scénarios. Les écrivains et cinéastes du Nord-Est se sont inscrits dans cette histoire, qui reste ouverte.


 

[3] Les films noirs chinois de ces années 2010 ne sont pas forcément liés à l’histoire industrielle du Nord-Est, mais ce sont des films de critique sociale comme ceux de Xin Yukun (忻钰坤), par exemple. Le premier, « The Coffin in the Mountain » (Binguan《殯棺》), en compétition à la Semaine de la Critique à la Biennale de Venise 2014, a un scénario très subtil construit sur trois lignes narratives qui finissent par se rejoindre et intègrent dans l’intrigue les problèmes sociaux de la campagne chinoise des années 1990, de la question du travail agricole et du statut des terres au départ des jeunes pour la ville. En ce sens, c’est un complément aux films du Dongbei. Quant au deuxième film du même réalisateur, « Wrath of Silence » (《暴裂无声》), le personnage principal est un jeune mineur muet qui a été forcé d’aller travailler dans une mine loin de chez lui en laissant sa femme et son fils sur place ; c’est un film noir hyperréaliste qui s’attaque aux injustices sociales et à la corruption de la société chinoise. D’ailleurs, le film a été censuré en Chine.

[4] Y compris par Dai Jinhua (戴锦华) : “The Piano in a Factory: Class, or in the Name of the Father” (钢的琴:阶级,或以父之名) in  After the Post-Cold War: The Future of Chinese History. Lisa Rofel (ed.), Duke University Press, 2018. Chapter 4, pp. 91-105.

[5] Le film a été produit par Jia Zhangke dont Han Jie a été l’assistant et promu par les réseaux officiels.

[7] L’ennui est aussi l’univers de l’œuvre de Cao Kou (曹寇) qui, avec son humour pince-sans-rire, a lui-même qualifié son esthétique de « réalisme de l’ennui » (“无聊现实主义”). Cao Kou qui est de Nankin, mais un ami de Li Hongqi et qui a prêté sa voix « par amitié » au bandit "Yeux jaunes" (“黄眼”) dans le film d’animation « Have a Nice Day » (《好极了》) de  Liu Jian (刘健). Liu Jian dont le film précédent, « Piercing I » (《刺痛我》), se passe fin 2008 dans le sud de la Chine, mais dans un univers qui est celui du Nord-Est des années 1990 : la crise est passée par là, beaucoup d’usines ont fermé, le personnage principal se retrouve au chômage après tout juste un an de travail ; il se fait tabasser par un gardien de supermarché qui le prend pour un voleur, et il va ensuite d’arnaque en arnaque…  Tout est noir, et si l’image peut paraître laide, c’est que la ville est laide, dit Liu Jian… Même Chine, même combat.

[8] Adapté au cinéma par Cao Baoping (曹保平) sous le titre « The Dead End » (《烈日灼心》).

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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