Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire de la littérature du Nord-Est : le génie du lieu (II)

par Brigitte Duzan, 8 août 2025

 

Depuis les années 2010, on parle de « littérature du Nord-Est » (Dongbei wenxue 东北文学), avec un sens d’identité collective qui n’existe pas de la même manière dans d’autres régions de Chine, même si la littérature chinoise de ce début de 21e siècle a tendance à se décliner en termes régionaux [1]. Dans le Nord-Est, on parle de « renaissance culturelle » (Dongbei wenyi fuxing 东北文艺復兴), selon un terme que l’on doit au rappeur Gem (Dong Baoshi 董宝石) [2]. Cette renaissance a une signification historique, le Dongbei ayant été la région la plus massivement frappée par la vague de fermetures d’usines et de licenciements des années 1990. 

 

Voir : Brève histoire de la littérature du Nord-Est : I. Contexte historique

 

Cette renaissance passe par toutes les domaines artistiques, mais la littérature y tient une place prépondérante, associée au cinéma.

 

II. La littérature du Nord-Est

 

Si cette littérature connaît aujourd’hui un regain inédit, sous la plume d’écrivains nés pour la plupart dans les années 1980, il ne faut pas en oublier pour autant leurs prédécesseurs qui ont eux aussi connu leur gloire en leur temps et occupent une place importante dans l’histoire de la littérature chinoise. Pour s’en tenir au 20e siècle, on peut distinguer trois périodes de développement de la littérature du Nord-Est, à commencer par les années 1930, au moment où sévissait ailleurs la controverse haipai-jingpai (voir note 1) ; on a d’ailleurs souvent rangé les écrivains du Nord-Est de cette période dans le courant de la « littérature du terroir » (xiangtu wenxue 乡土文学) prônée par Shen Congwen (沈从文).

 

Première période : les années de guerre (1930-1945)

 

Les écrivains d’opposition pendant l’occupation japonaise

 

Dans le contexte de l’occupation de la région par le Japon, les jeunes auteurs du Nord-Est, nés pour la plupart dans les années 1910, se sont efforcés de trouver les moyens de publier alors que le nombre de périodiques avait été considérablement réduit et que les publications étaient soumises à la censure japonaise et à de sévères contrôles. Certains ont quitté la Mandchourie, mais leurs écrits ne sont pas seulement anti-japonais ; ils ont commencé par décrire la situation dans les campagnes, avec une fraîcheur de ton et une identité propres, souvent pour dénoncer la pauvreté, mais surtout des mentalités et modes de vie retardataires.

 

Les trois auteurs les plus célèbres de la période sont l’écrivaine Xiao Hong (萧红) et ses amis Xiao Jun (萧军) et Duanmu Hongliang (端木蕻良), auxquels il faut ajouter des auteurs un peu moins connus tels que Shu Qun (舒群), Luo Feng (羅烽) et l’écrivaine Bai Lang (白朗), ou encore Luo Binji (骆宾基) et Li Huiying (李輝英). C’est le premier groupe des écrivains du Nord-Est identifiés comme tels (东北作家群) [3].

 

Née en 1912 dans une famille de propriétaires terriens du Heilongjiang, Xiao Hong est représentative, avec Xiao Jun et Duanmu Hongliang qui seront ses époux successifs, de ce courant littéraire des années 1930 très marqué par la campagne. En juin 1934, alors avec Xiao Jun, Xiao Hong déménage à Qingdao pour fuir l’occupation japonaise et, trois mois plus tard, publie son premier chef-d’œuvre, « Terre de vie et de mort » (《生死场》) [4] : un tableau en deux parties de la vie des femmes à l’époque, marquée par le cycle immuable des saisons et celui tout aussi immuable des maladies, famines et autres crises ; la deuxième partie débute avec l’invasion japonaise, et le bref espoir des paysans d’un changement dynastique, vite réduit en poussière, mais sans entamer leur fatalisme.  C’est cette même mentalité fataliste et passive débouchant sur une société bloquée que l’on retrouve dans les œuvres suivantes de Xiao Hong, constat que l’on retrouve à la même époque dans l’œuvre de Lu Xun qui, enthousiaste, fit publier son œuvre après avoir rencontré l’écrivaine arrivée à Shanghai en octobre 1934. Elle poursuit ensuite sa réflexion sur les conséquences de la guerre sur la vie des femmes, mais revient à son inspiration première en 1940 avec son recueil inspiré de souvenirs d’enfance : « Contes de la rivière Hulan » (《呼兰河传》) – recueil pour lequel Mao Dun a écrit une préface.

 

 

Les Contes de la rivière Hulan

édités à Hong Kong en 1988

 

 

De son côté, Xiao Jun est célèbre pour « Le Village en août » (《八月的乡村》), publié en 1934 et traduit en anglais par Edgar Snow en 1942 ; mais il a été persécuté après 1949 et emprisonné pendant la Révolution culturelle. Quant à Duanmu Hongliang, originaire du Liaoning, il est connu pour une œuvre dont les thèmes principaux, proches de ceux de Shen Congwen, sont la terre et les valeurs qui y sont ancrées, dont « La prairie de la Bannière de Khorchin » (《科尔沁旗草原》). Mais il est peut-être plus connu encore pour ses illustrations, pour ses propres ouvrages et pour le recueil de nouvelles de Xiao Hong « Mars dans une petite ville » (《小城三月》), réalisées en juin 1941, alors qu’ils étaient à Hong Kong.

 

 

Haine 《憎恨》de Duanmu Hongliang,

 avec illustrations de l’auteur

 

 

 

Mars dans une petite ville, de Xiao Hong,

illustré par Duanmu Hongliang

 

 

Ce groupe des années 1930 de la littérature du Nord-Est comprend bien d’autres auteurs dont les noms ont tendance à se perdre dans l’oubli. Ainsi Shu Qun (舒群), Mandchou originaire de Harbin, proche de Xiao Jun, parti à Shanghai en 1935 où il a rejoint la Ligue des écrivains de gauche (Zuo lian 左联) et a travaillé comme secrétaire du général Zhu De (朱德) ; on le retrouve à Yan’an où il a été à la tête de l’Académie Lu Xun tout en étant le rédacteur en chef du supplément littéraire du « Quotidien de la libération » (《解放日報》) ; il a continué sa carrière après 1949, mais on peine à citer de lui des œuvres représentatives.

 

 

Shu Qun (à g.) avec Xiao Jun (à dr.) et

Luo Feng (au centre) à Shanghai en 1936.

 

 

Quant à Luo Feng (羅烽), il est originaire de ce qui était alors (en 1909) Fengtian (奉天), c’est-à-dire aujourd’hui Shenyang (沈阳). Il entre dans les rangs du Parti communiste en 1929 ; la même année, il épouse l’écrivaine Bai Lang (白朗), originaire elle aussi de Fengtian, qui n’avait alors que 17 ans. Après l’occupation de Shenyang en 1931, ils vont tous deux vivre à Harbin et rejoignent la ligne anti-japonaise.

 

Bai Lang est le type de l’écrivaine engagée dont la vie et l’œuvre ont été entièrement déterminées par la guerre. À partir de 1933, elle publie des reportages dans un journal de Harbin, mais aussi des articles dans le journal « Night Watch » (Ye shao《夜哨》) édité par Luo Feng, jusqu’à ce que le journal soit fermé fin 1933 (pour avoir publié des articles sur les atrocités commises par les Japonais à la campagne). Bai Lang était une amie de Xiao Hong qui a également participé à la création du journal « Night Watch » - c’est elle qui lui aurait donné ce nom. Xiao Hong a ensuite soutenu Bai Lang lorsqu’elle a fondé l’hebdomadaire « Lettres et Arts » (《文艺》). Et c’est chez Xiao Hong et Xiao Jun que Bai Lang a trouvé refuge avec Luo Feng lorsqu’ils sont partis à Shanghai en juillet 1935. Elle publie « La punition des femmes » (《女人的惩罚》) et « Avant et après l’occupation » (《沦陷前后》) qui représentent deux des principaux thèmes de son œuvre.

 

 

Bai Lang (à g.) avec Xiao Hong (à dr.) et au centre

une journaliste de l’International Herald [5], en 1933

 

 

En 1937, le couple part à Wuhan puis à Chongqing. Bai Lang continue son engagement. Elle participe avec d’autres écrivains à une visite de champs de bataille organisée par la Fédération des cercles littéraires et artistiques et écrit un reportage en forme de journal, « Nous les quatorze » (《我们十四个》). En juillet 1940, elle écrit la novella « Le vieux couple » (《老夫妻》) sur des écrivains dans la guerre ainsi que des souvenirs du Nord-Est (《忆故乡》). En 1941, elle part avec Luo Feng à Yan’an qu’ils quittent pour revenir dans le Nord-Est après la capitulation du Japon, et à Shenyang en 1948 après la prise de la ville par l’Armée de Libération. Après 1949, elle poursuit une double activité journalistique et politique [6].

 

Dans ses récits, elle dépeint l’oppression des femmes et le désastre de la guerre, mais sans la profondeur tragique de l’œuvre de Xiao Hong, marquée par les traumatismes de l’enfance et les errances de liaisons malheureuses. Xiao Hong l’a donc éclipsée dans l’histoire littéraire, mais le parcours de Bai Lang est représentatif de l’histoire du Nord-Est pendant la période de l’occupation japonaise.

 

La littérature chinoise du Mandchukuo

 

Cependant, ces écrivains en lutte contre la puissance coloniale japonaise ne doivent pas faire oublier qu’il existait parallèlement tout un groupe d’écrivains chinois, et d’écrivaines, qui publiaient sous les auspices des institutions japonaises. Ces écrivaines sont essentiellement sept, nées dans les années 1910 ou au début des années 1920, qui ont connu leur heure de gloire dans les années 1930 et au début des années 1940 puis ont été effacées de l’histoire littéraire par le pouvoir communiste – ce sont « les oubliées du Manchukuo » : Dan Di (但娣), Lan Ling (蓝苓), Wu Ying (吴瑛), Yang Xu (杨絮), Zhu Ti (朱媞), Zuo Di (左蒂) et surtout la plus célèbre, Mei Niang (梅娘).

 

Elle avait un lourd passé : sa mère était une concubine forcée au suicide par son père, homme d’affaires mort ruiné en 1936. Sur quoi la famille l’a envoyée faire des études au Japon. C’est là qu’elle découvre la littérature occidentale, et l’œuvre de Xiao Hong, là aussi qu’elle fait la connaissance d’un étudiant chinois qui travaille dans une librairie et qu’elle épouse contre l’avis de sa famille. Elle est alors farouchement opposée au pouvoir colonial japonais qui ne fait, à ses yeux, que renforcer le système patriarcal chinois. Son œuvre est influencée par les idées du mouvement du 4 mai.

 

Malgré l’opposition des conservateurs japonais, ses nouvelles sont couronnées de prix prestigieux, dont le prix du Grand Est asiatique (“大东亚文学赏副赏”) en 1943, décerné à Nankin en 1944. Elle est à l’apogée de sa carrière littéraire, rédactrice à Pékin de la Revue des femmes (Funü zazhi《妇女杂志》) tandis que son mari travaille au Journal chinois d’Osaka (《华文大阪每日》). Elle partage la célébrité de Zhang Ailing (张爱玲), l’une régnant sur Shanghai, l’autre sur le Nord-Est : on disait « il y a Ling au sud et Mei au nord » (“南玲北梅”).

 

 

Mei Niang (à g.) au congrès de Nankin en 1944

 

 

Mais tout cela a volé en éclat après 1950 : comme les autres écrivaines ayant écrit et publié dans le Mandchukuo sous occupation japonaise, elle est condamnée comme traître à la patrie (hanjian 汉奸) et, en 1957, comme droitiste. Elle est envoyée en rééducation dans une ferme près de Pékin. Elle sera réhabilitée en 1978, mais il faudra attendre les années 2000 pour que son œuvre soit redécouverte, avec tout ce qu’elle avait de vivant et de critique [7].

 

Après la capitulation du Japon

 

Après la guerre, les écrivains et écrivaines du Mandchukuo ont subi la censure du Guomingdang, puis des Communistes, après avoir subi celle des Japonais. Les contrôles opérés par les Japonais se sont renforcés après l’attaque de Pearl Harbour le 8 décembre 1941 ; accompagné d’une centralisation des médias, le renforcement s’est traduit par des poursuites contre les œuvres jugées anti-japonaises. Une écrivaine comme Dan Di (但娣) a été emprisonnée deux fois, tandis que Zuo Di (左蒂) était condamnée à deux ans de prison pour avoir tenté de fuir le Mandchukuo, mais libérée quelques mois plus tard en raison de problèmes de santé. Outre ses propres écrits, Zuo Di avait participé à l’automne 1943 à la publication du roman « la Vallée verte » (《绿色的谷》) de son mari Liang Shanding (梁山丁). Il fut aussitôt censuré, mais Liang Shanding parvint à s’enfuir à Pékin [8].

 

La répression entraîna en effet un exode d’écrivains, dont Mei Niang et son mari qui allèrent s’installer eux aussi à Pékin, qui était également sous occupation japonaise, mais sans contrôles aussi sévères. Ces transfuges fondèrent en juin 1942 l’Association des écrivains du Nord de la Chine et du Mandchukuo (Huabei Manzhou xiehui 华北满州协会) qui parvinrent à maintenir un style différent du reste de la Chine en gardant le contact avec les écrivains restés au Mandchukuo.

 

Après la fin de la guerre, la vie littéraire reprend sur ces bases. En octobre 1945 est créée la revue « Littérature du Nord-Est » ( Dongbei Wenxue《东北文学》), par le groupe des écrivains de Changchun.

 

 

La revue Dongbei Wenxue

 

 

La revue a édité six numéros et publié une vingtaine d’auteurs avant de cesser sa publication en raison de l’arrestation par le Guomingdang de son rédacteur en chef, Li Zhengzhong (李正中), et de sa condamnation à six mois de prison. Li Zhengzhong était célèbre pour ses œuvres de calligraphie, ses poèmes et ses recueils de nouvelles ; il était le mari d’une autre écrivaine du Mandchukuo, Zhu Ti (朱媞), nom de plume de Zhang Xingjuan (张杏娟), qu’il a épousée en 1943. Il a encore été condamné à la prison par les Communistes pour sa carrière sous le Mandchukuo, a cessé d’écrire en 1955, a été condamné comme contre-révolutionnaire en 1969 et envoyé aux fins fonds du Liaoning avec Zhu Ti et leurs trois enfants. C’est le lot commun de tous ces écrivains qui sont passés d’un régime à un autre, d’une censure à une autre.

 

 

Li Zhenzhong et Zhu Ti à Harbin en 1946, devant

le département politique de l’Armée du Nord-Est

 

                 

Deuxième période : la mémoire de Harbin

 

Cette deuxième période de la littérature du Nord-Est est celle des écrivains nés cinquante ans plus tard que les précédents : dans les années 1960 [9].

 

C’est l’écrivaine Chi Zijian (迟子建) qui est représentative de cette période. Née en 1964 dans le nord du Heilongjiang, elle a fait ses études à Xi’an puis à Pékin, et elle est ensuite revenue vivre dans le Heilongjiang, mais à Harbin. Toute son œuvre est consacrée à l’étude des complexités et de la diversité de l’histoire et de la culture régionales, à commencer par le « Conte d’un village du Grand Nord » (《北极村童话》), publié en 1986 et rappelant les histoires que lui contait sa grand-mère quand elle était petite.

 

Son nom, cependant, est intimement lié au roman qui l’a consacrée, « La rive droite de l’Argun » (《额尔古纳河右岸》), en raison à la fois du succès de ses traductions [10], mais aussi parce qu’il a été l’un des lauréats du prix Mao Dun en 2008. Ce succès a fait de Chi Zijian le chantre du peuple des Ewenki, de leur mode de vie, de leurs croyances et de leurs coutumes, toute une culture en voie de disparition dont elle a fait, avec beaucoup de poésie, une tragédie des temps modernes, contée à la première personne par une vieille shamane au soir de sa vie. On a ainsi l’impression d’une immersion dans la vie d’un village qui se meurt avec elle, doublée de l’intérêt ethnologique du sujet.

 

 

La rive droite de l’Argun, éd. 2005, 

北京十月文艺出版社

 

 

Mais c’était là le cinquième roman de Chi Zijian, le premier, étant paru en 1991. Le troisième, commencé à la fin de 1990, a été le fruit de longues recherches sur l’histoire du Nord-Est sous occupation japonaise : c’est « Mandchukuo » (《伪满洲国》), publié en 2000 (et réédité en 2004). Elle est revenue sur l’histoire de la Manchourie avec le roman « Corbeaux dans la neige » (《白雪乌鸦》), en 2010. Sur la base de documents et rapports non officiels, Chi Zijian décrit l’épidémie dévastatrice de peste pulmonaire à Harbin dans les années 1910-1911, en imaginant comme à son habitude des histoires d’amour et de rancœurs sur fond de pandémie, mais en centrant son récit sur le légendaire médecin Wu Liande (伍连德) qui a contribué à faire avancer les connaissances médicales sur la lutte contre cette maladie, et les épidémies en général. Le roman a suscité une nouvel intérêt au moment de l’épidémie de Covid-19.

 

C’est encore l’histoire de Harbin, histoire spirituelle et biographie urbaine d’aujourd’hui, qui est le sujet du roman « Des feux d’artifice sans fin » (《烟火漫卷》) initialement publié en août 2020. C’est un tableau vivant de la ville au quotidien, achevé juste avant l’épidémie de Covid-19, où tous les personnages semblent avoir pour caractéristique commune d’être à la recherche de quelqu’un… 

 

Mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg : depuis les années 1990, la majeure partie de l’œuvre de Chi Zijian est constituée de nouvelles et novellas qui offrent un tableau beaucoup plus diversifié des divers aspects de l’histoire, de la vie et de la culture du Nord-Est, en particulier à Harbin et dans sa région. C’est toute la mémoire du lieu qui se déroule au fil des pages, à la campagne, reflétant ses souvenirs d’enfance, mais aussi à la ville : ainsi, dans « Bonsoir la rose » (《晚安玫瑰》) où, derrière la poésie et l’émotion à fleur de peau, perce le reflet de l’empreinte russe sur la ville de Harbin.

 

Beaucoup de ces nouvelles ont été primées, à commencer par trois prix Lu Xun en 1998, 2001 et 2007. Cette dernière nouvelle primée, « Toutes les nuits du monde » (《世界上所有的夜晚》), est particulièrement réussie dans sa peinture de l’univers d’une petite ville minière où arrive une femme qui vient de perdre son mari mineur ; elle se retrouve en symbiose avec les autres habitants, qui ont eux aussi, pour la plupart, perdu un être cher dans un accident de la mine, mais sa douleur est également en symbiose avec celle de l’écrivaine qui venait de perdre son mari dans un accident de voiture.

 

On a là un exemple de la tendance croissante de Chi Zijian à replacer ses récits dans un contexte actuel. Ainsi, le recueil « Histoires du Nord-Est » (《东北故事集》) paru en juin 2024 poursuit la narration de la mémoire du Dongbei avec toujours le même accent émotionnel et personnel, mais avec aussi un net effort de se replacer dans un contexte de littérature mondiale. En même temps, la narration est de plus en plus sophistiquée, et renvoie souvent à des récits antérieurs. Ainsi la nouvelle de 2021 « Le bruit de la soupe que l’on mange » (《喝汤的声音》) mêle réflexion historique sur fond de mémoire sonore, à travers une narration fragmentée qui rappelle la nouvelle de 1996 « L’enclos du bétail dans la brume et la lumière de la lune » (《雾月牛栏》). L’œuvre de Chi Zijian forme ainsi un univers personnel qui s’enrichit par strates successives en reprenant des éléments narratifs et surtout stylistiques communs.

 

 

Histoires du Nord-Est 《东北故事集》

juin 2024,  人民文学出版社

 

 

On a là un monument littéraire centré sur le Heilongjian et Harbin qui tend à monopoliser la mémoire et la littérature du Nord-Est [11]. En même temps, ces « Histoires du Nord-Est » représentent des « images géographiques » selon le terme de l’historien d’art et ethnographe culturel russe D.N. Zamyatin, images qui incarnent dans un certain espace et un certain temps l’esprit du lieu.

 

Il faut attendre ensuite la fin des années 2010 pour qu’ émerge un groupe d’écrivains qui sont, eux, nés à Shenyang et représentent une autre image et une autre mémoire du Nord-Est : mémoire du passé douloureux de la génération sacrifiée par les réformes brutales des années 1990.

 

Troisième période : la mémoire de Shenyang et la renaissance du Nord-Est

 

Dans les années 1930, les Japonais avaient construit au sud de Shenyang, dans le quartier de Tiexi (铁西区) un immense complexe militaro-industriel d’avant-garde. Puis, dans les années 1950, toute la zone a été reconstruite avec l’aide et selon le modèle soviétique, faisant de Shenyang « la Ruhr de l’Orient » (“东方鲁尔”) [12].  Toute la vie des ouvriers était prise en charge par l’usine, et intégrée dans celle de l’usine.

 

Ce système parfaitement intégré et offrant aux ouvriers une grande stabilité a été remis en question au début des années 1980 lorsque Deng Xiaoping a lancé sa politique de réformes, et a volé en éclats quand il a intensifié son programme de réformes après son « voyage dans le sud » (Nan xun 南巡), au printemps 1992. Les usines avaient commencé à se déclarer en faillite à la fin des années 1980 ; les fermetures se sont multipliées dans les années 1990, accompagnées de licenciements brutaux. De « la Ruhr de l’Orient », Shenyang est devenue la « Rust Belt » de la Chine, avec toute une population au chômage plongeant dans l’alcool, la violence et la délinquance.

 

C’est de ce contexte traumatique qu’est née une nouvelle littérature du Nord-Est centrée sur Shenyang et portée par « le groupe des nouveaux écrivains du Nord-Est » (新东北作家群).

 

Les trois mousquetaires de Tiexi

 

Ces nouveaux écrivains sont d’abord un groupe de trois, nés à Tiexi dans les années 1980 : Shuang Xuetao (双雪涛)Ban Yu (班宇) et Zheng Zhi (郑执), baptisés « Les trois mousquetaires de Tiexi » (Tiexi san jianke铁西三剑客). Nés entre 1983 et 1987, ils ont vécu dans leur enfance les fermetures d’usine et le licenciement brutal de leurs parents et de leurs proches, et ont grandi dans l’atmosphère de désolation qui en a résulté. Leur œuvre en est le reflet et la mémoire et participent à ce qu’on a appelé « la Renaissance culturelle du Dongbei » (东北文艺复兴” ).

 

On leur adjoint parfois un quatrième écrivain, Jia Hangjia (賈行家), né à Harbin en 1978 : avec les trois précédents, il forme ce qu’on a appelé « les 4F du Dongbei » (东北F4), c’est-à-dire les 4 fleurs du Nord-Est. Mais il est surtout essayiste, et donc beaucoup moins connu que les trois autres.

 

1/ L’œuvre représentative de cette nouvelle littérature, celle aussi qui en a été le premier grand succès et a contribué à lui donner une identité propre, c’est la novella de Shuang Xuetao (双雪涛)« Moïse dans la plaine » (《平原上的摩西》), publiée sous ce même titre en juin 2016 dans un recueil de dix nouvelles courtes et moyennes. La novella relate l’histoire d’un jeune policier qui reprend une enquête sur une affaire de meurtres de chauffeurs de taxis qui a eu lieu douze ans auparavant ; il a grandi dans le quartier où ces meurtres ont eu lieu et se sent impliqué, en particulier parce que l’une de ses anciennes voisines, un temps très proche de sa famille, semble impliquée dans cette histoire.

 

 

Moïse dans la plaine《平原上的摩西》

 juillet 2016, 百花文艺出版社

 

 

Le récit vaut par sa construction originale et son art narratif dont le caractère novateur a été souligné pour en faire ressortir l’esthétique [13], mais aussi parce que, à travers cette histoire faussement policière, c’est toute la vie des gens ordinaires du quartier qui est évoquée, leur lutte pour trouver un emploi de substitution, leur misère spirituelle, le profond désespoir générant toutes les dérives, alcool et violence. Le désarroi, le mal-être des jeunes découlent directement ou indirectement du traumatisme subi par la brutale mise au chômage des parents, comme un relais d’une génération à l’autre.

 

Shuang Xuetao a multiplié ensuite les publications sur des thèmes proches, culminant dans un roman au titre révélateur publié en 2020 : « L’Époque des sourds-muets » (《聋哑时代》). Exprimant toute la frustration, mais aussi la nostalgie, du passé récent, le roman témoigne de la violence née de la décadence urbaine, de l’agonie d’une région liée à la fin programmée d’une ère industrielle, et le désir d’en préserver la mémoire dans les trous de l’histoire officielle. Car tout est fait aujourd’hui, comme toujours, pour effacer cette mémoire de l’histoire, dans une ville modernisée où cette mémoire est embaumée dans un Musée de l’industrie qui est en fait un monument en hommage à la gloire passée de Tiexi, gloire dont est effacée toute trace de violence et de souffrance pour en faire une attraction populaire.

 

2/ Shuang Xuetao fait ainsi figure d’aîné et de père fondateur. Il a été relayé par Ban Yu (班宇) qui a publié plusieurs recueils de nouvelles à partir de 2018. C’est le « Village des ouvriers » (工人村) de Tiexi où il a grandi qui lui a fourni le sujet de ses premières nouvelles reflétant la lente agonie d’une population au bord de la survie, avec des éclats de violence traduisant le désespoir et les frustrations. Mais c’est la nouvelle « Baignade hivernale » (Dōng yǒng《冬泳》) du recueil éponyme publié en septembre 2018 qui marque vraiment une écriture et une inspiration originales : comme les six autres nouvelles du recueil, mais plus encore, elle est d’abord marquée par un univers glacial qui semble comme anesthésier tout sentiment, avec, planant sur les personnages, le mystère d’une mort resté irrésolu, et une fin énigmatique qui pourrait être expiatoire, mais dont la réalité reste évanescente.

 

 

Baignade hivernale Dōng yǒng《冬泳》

sept. 2018 上海三联书店

 

 

Ban Yu a dépassé là le souvenir du passé industriel de Shenyang et de ses conséquences. Ce qui prime ici, c’est le froid, la neige, ce qui rend la vie naturellement difficile dans ce Nord-Est aux hivers glacés. Et si le deuxième recueil de Ban Yu, paru en mai 2020, semble annoncer un tournant avec un titre plus optimiste, « Jours d’insouciance » (Xiāoyáo yóu《逍遥游》), il n’en est rien : ces sept nouveaux récits poursuivent les mêmes thèmes, froid glacial et lumière hivernale avec noyés et disparus dans un paysage comme noyé dans le brouillard, le tout exprimé dans une écriture tout aussi allusive mêlant rêves et métaphores.

 

Avec un troisième recueil deux ans plus tard, il a complété ce qui apparaît comme une trilogie, en affirmant une réflexion sur le présent, éloignée du passé, et en poursuivant ses recherches sur le style et le pouvoir de l’imagination. Son Nord-Est, dès lors, ressemble de plus en plus au reste de la Chine, et c’est ce qui donne d’autant plus d’attrait et de poids à cette littérature.

 

Avec leur ancrage dans l’agonie industrielle du Nord-Est, les nouvelles de Shuang Xuetao trouvent des échos dans la génération actuelle des jeunes qui ont de plus en plus de mal à trouver des emplois. Les récits de Ban Yu, quant à eux, diffusent une atmosphère d’inquiétude latente qui engendre aussi un sentiment de symbiose chez les lecteurs d’aujourd’hui.

 

3/  Zheng Zhi (郑执), pour sa part, est lui aussi le fils d’un ancien ouvrier d’usine de Shenyang. Il est revenu là à sa mort, en 2006, après être parti faire des études à Hong Kong. Né en 1987, c’est le plus jeune des trois, mais il a un ton caustique dès ses débuts. Ses premiers récits sont peuplés de paumés qui valent les liumang (流氓), voire les pizi (痞子) de Wang Shuo (王朔) : un voleur repenti, une ancienne actrice et un ex-maniaque sexuel qui, dans son deuxième roman, unissent leurs efforts pour tenter de construire une école dans un coin perdu avec l’argent qu’ils ont gagné… à la loterie. Le coin perdu s’appelle « le bourg de la pierre qui pleure » (泣石镇) ; les pierres, se mettent, paraît-il, à pleurer à la fin de l’été, quand chacun a perdu ses illusions.

 

C’est le ton général des premiers écrits de Zheng Zhi, à la fois ironique et désespéré. Puis, en 2017, il est passé à une écriture différente avec « Avaler cru » (《生吞》) : un roman noir à suspense, dont l’histoire est contée dans une double perspective, par un narrateur à la première personne, et par un policier à la troisième personne. La recherche stylistique est intéressante, mais Zheng Zhi rejoint là un courant de romans à suspense comme ceux de Xu Yigua (须一瓜), mais aussi dans la ligne de « Moïse dans la plaine », ce qui le rattache au courant du Nord-Est.

 

Cependant, ce qui l’a fait connaître, c’est la nouvelle qu’il a écrite aussitôt après ce roman : « Le syndrome de l’immortel » (Xiān zhèng《仙症》), initialement publiée fin juillet 2018 sur le site internet Tencent. Dajia (《腾讯·大家》) et tout de suite remarquée. Elle a en novembre remporté le premier prix du « Projet Écrivain anonyme » (“匿名作家计划”) de Zhang Yueran (张悦然).

 

 

Le syndrome de l’immortel 《仙症》

 oct. 2020  北京日报出版社

 

 

Cependant, si la nouvelle l’a rendu célèbre, c’est en grande partie grâce à l’adaptation cinématographique qui en a été réalisée, par Gu Changwei (顾长卫), sous le titre « The Hedgehog » (《刺猬》), avec Ge You (葛优) dans le rôle principal. En compétition au 26e festival de Shanghai en juin 2024, le film y a décroché le prix du meilleur scénario.

 

4/ Outre ce trio, on peut aussi noter l’émergence d’une jeune écrivaine née en 1994 à Qiqihar, dans le Heilongjiang (黑龙江齐齐哈尔), où elle a passé son enfance et son adolescence : Yang Zhihan (杨知寒).

 

En octobre 2023, elle a décroché le premier prix de la 6ème édition du prix Blancpain-Imaginist pour son recueil de nouvelles « Un solide bloc de glace » (Yituan jianbing《一团坚冰》) publié en juillet 2022 : neuf nouvelles, courtes et moyennes, relatant des histoires un tantinet déprimantes de personnages vivant dans le Nord-Est. Affirmant avoir le sentiment profond d’écrire « en étant plongée dans l’histoire » (自己处于历史中), et de « grandir dans une ère en voie de disparition qu’il importait donc d’enregistrer. » (我深刻的感受到自己的成长伴随一个时代的离场,尝试有所记录。), elle a tout de suite été classée parmi les auteurs représentatifs de la renaissance littéraire du Nord-Est.

 

Elle a publié un autre recueil de nouvelles en juillet 2023 : « Après la tombée du jour » (Huánghūn hòu《黄昏后》). Ce sont dix récits qui continuent sa chronique de la vie dans une petite ville de son Dongbei natal, avec des rebondissements inattendus, un semblant d’humour et une fugace lueur d’espoir au fond du tunnel. La dernière nouvelle du recueil, « La piscine de Haishan » (《海山游泳馆》) est représentative d’une émotion subtile née de l‘évocation nostalgique d’un passé révolu [14].

 

 

Après la tombée du jour 《黄昏后》

juillet 2023  中信出版社

 

 

Il lui manque encore la maturité des trois autres écrivains du groupe du Nord-Est, et la caractéristique qui leur est commune : l’importance du cinéma pour le développement de leur carrière et leur notoriété.

 

 

III. La littérature du Nord-Est et le cinéma.


 


[1] Cette tendance à la régionalisation a connu des périodes de véritables luttes entre « écoles » rivales, comme dans les années 1930, du temps de l’affrontement entre haipai (海派) et jingpai (京派), ce dernier représenté par Shen Congwen (沈从文) fustigeant les écrivains de Shanghai pour n’écrire que de la littérature de divertissement et se faisant le chantre d’une « littérature du terroir » (xiangtu wenxue 乡土文学) dans un article retentissant de 1933 : « L’attitude des hommes de lettres » (《文学者的态度》).

[2] Voir : Wu Haiyun, “What Exactly Is the ‘Dongbei Renaissance’?,” Sixth Tone, 26.08.2023.

Gem était avec le rockeur Liang Long (梁龙), chanteur vedette du groupe « Second Hand Rose » (二手玫瑰),

formé en 1999. Mêlant folk et metal dans leurs mélodies, les musiciens de « Second Hand Rose » tout comme Gem sont en fait les héritiers de la tradition populaire du errenzhuan (二人转), forme de dialogue comique propre à la région du Dongbei dont Zhao Benshan (赵本山) est l’un des plus célèbres représentants.

[4] Publié en traduction française en 1987 dans Littérature chinoise, collection Panda. La traduction en anglais, « The Field of Life and Death », a marqué les débuts de traducteur de Howard Goldblatt, en 1979.

[5] Journal anti-japonais dont Bai Lang a été rédactrice en chef du supplément littéraire avant de s’engager dans Night Watch en août 1933. Voir l’histoire de ce journal et de ses suppléments :

https://news.gmw.cn/2025-07/25/content_38173615.htm

[6] Engagement politique y compris, au moment de la guerre de Corée, dans le mouvement pacifiste féministe dans le cadre de la Fédération démocratique internationale des femmes (DFIF) fondée en 1945 lors d’un congrès à la Maison de la Mutualité à Paris.

Mais, avec Luo Feng, elle est prise en 1955 dans la tourmente du mouvement anti-Hu Feng et, en 1957, ils sont déclarés droitistes. Bai Lang est envoyée travailler dans la mine de charbon de Fuxin (阜新), dans le Liaoning. Il sont tous les deux persécutés pendant la Révolution culturelle. Luo Feng revient à Shenyang en 1969 avec Bai Lang dont la santé est gravement atteinte…

[7] Voir en complément l’ouvrage de Norman Smith : Resisting Manchukuo: Chinese Women Writers and the Japanese Occupation, UBC Press, 2007. Ouvrage qui fait suite à l’article « Disrupting Narratives: Chinese Women Writers and the Japanese Cultural Agenda in Manchuria, 1936-1945 », Norman Smith, Modern China, Vol. 30, No. 3 (July 2004), pp. 295-325 

A lire en ligne : https://www.jstor.org/stable/3181312?seq=1#metadata_info_tab_contents

[8] Lui-même emprisonné par la suite, il ne devait jamais revoir Zuo Di qui mourut pendant qu’il était en prison. C’est en grande partie grâce à lui que ces écrivaines ont été redécouvertes, à partir d’un colloque sur la littérature du Mandchukuo organisé à Shenyang en 1991.

[9] Sans parler des écrivains marqués par leur expérience dans le Grand Nord pendant la Révolution culturelle comme Liang Xiaosheng (梁晓声), né à Harbin en 1949 et parti travailler en 1968, avant même l’appel de Mao, dans les terres incultes du Grand Nord (Beidahuang 北大荒) - au nord du Heilongjiang - où il est resté sept ans. D’un côté, ils décrivent leur vie à la campagne, entre idéalisme et héroïsme, puis, à leur retour, déracinés, ils dénoncent les travers trouvés dans les villes, et en particulier à Harbin dans le cas de Liang Xiaosheng. Ces écrits relèvent de la littérature des jeunes instruits (zhiqing wenxue 知青文学), puis d’une critique générale de la société chinoise, comme le roman de Liang Xiaosheng « Le monde des hommes ici-bas » (《人世间》) qui a été couronné du prix Mao Dun 2019.

[10] Et en particulier de la traduction en anglais, par Bruce Humes, sous le titre « « The Last Quarter of the Moon ».

[11] Il faut cependant mentionner Diao Dou (刁斗), né en 1960 à Shenyang, dont l’humour dévastateur peut  être rapproché de la tradition du errenzhuan (二人转), ces dialogues comiques typiques du Dongbei dont Zhao Benshan (赵本山) a été l’éminent représentant. Et n’est  pas sans rapport non plus avec l’art d’un rappeur comme Gem (Dong Baoshi) dont le Ye Lang Disco (野狼 Disco) a connu un succès viral en 2019, au moment même où il lançait l’expression de « renaissance culturelle du Dongbei » (东北文艺復兴).

Voir note 2.

[13] En particulier par Huang Ping dans son article paru en 2017 dans la Revue littéraire du Yangstsé : « Un nouveau principe esthétique est en train de s’affirmer – l’exemple de "Moïse dans la plaine" » (“新的美学原则在崛起”——以双雪涛《平原上的摩西》为例 ‘).

[14] La nouvelle a été traduite en anglais, par Helen Wang, et publiée dans l’anthologie Chine de Granta à l’automne 2024.

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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