Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

La littérature féminine en Chine continentale, d’hier à aujourd’hui (1919-2019)

III. La littérature féminine chinoise au XXIe siècle

par Brigitte Duzan, 10 février 2019

 

Les grandes tendances

 

Le tournant du millénaire est une période où apparaît sur le devant de la scène une nouvelle génération, dite post-70 : née dans les années 1970, c’est-à-dire la dernière moitié de la Révolution culturelle, elle avait été « zappée » jusqu’ici car prise entre deux générations qui lui avaient fait de l’ombre : celle des anciens qui continuaient à écrire, et celle des jeunes nés dans les années 1980, turbulents et médiatisés, liés aussi à la montée de la littérature sur internet ; cela a donné quelques bestsellers, et la vague est retombée.

 

En même temps, le roman s’essouffle ; la tendance est aux formes plus courtes, et à un retour vers la nouvelle, mais dans sa forme dite « moyenne », entre la nouvelle courte traditionnelle et le roman, qui offre l’avantage à la fois du style et de contenu.

 

En outre, la littérature chinoise se diversifie, dans des genres qui n’étaient pas représentés jusqu’ici, ou très peu, pour des raisons de tradition, mais aussi de censure. C’est le cas en particulier du roman policier et de la science-fiction qui se développent sous l’influence de l’Occident.

 

Les écrivaines s’inscrivent dans ce paysage littéraire en pleine mutation et y tiennent bien leur place, au-delà des phénomènes d’édition et des scandales qui ont marqué les années 1990.  De toute façon, la censure s’est resserrée, surtout à partir des Jeux olympiques de Pékin en 2008. A côté de « valeurs sûres », comme Wang Anyi et Fang Fang, mais dans des écritures renouvelées, les écrivaines post-70 forment aujourd’hui un groupe non négligeable. Le problème, pour le lecteur français, est que les traductions sont encore en nombre limité.

 

1.       La génération des années 1950-1960

 

Parmi les « anciennes » de cette génération, Wang Anyi continue de publier, mais semble s’épuiser quelque peu. Chi Li bénéficie toujours de la même aura en France et continue d’attirer des lecteurs, mais en continuant d’écrire dans le même registre. Il en est d’autres à découvrir ou redécouvrir.

 

Peinture de femmes entre ville et campagne

 

Sun Huifen (孙惠芬) est née en 1961, a commencé à publier qu’en 1982, mais n’a été admise à l’Association des écrivains qu’en 1991, et ce n’est encore que plus de dix ans plus tard qu’elle a obtenu le prix Lu Xun pour une nouvelle « moyenne ». Elle a travaillé à la campagne et à l’usine avant de pouvoir faire des études, et c’est toujours un peu sa vie qu’elle nous raconte : à travers des portraits de femmes modestes de la campagne et de la ville, inspirées de son expérience personnelle, elle nous offre une peinture de la condition féminine dans les régions rurales et les classes défavorisées de la Chine d’aujourd’hui.

 

Ce ne sont pas que des femmes modestes : l’une, kidnappée par des bandits au début du 20e siècle, s’est mariée avec le chef de la bande, devenant bandit elle-même, comme dans le grand classique du 14e siècle « Au bord de l’eau ». Mais la plupart n’ont que leur vitalité et leur résilience pour tout viatique dans la vie, comme celles du recueil de nouvelles publié en 2012, « Nouvelles de la campagne de Sun Huifen » (《孙惠芬乡村小说》), dont est tiré la nouvelle Baomu (《保姆》), c’est-à-dire La Bonne, mais traduit « Cousine Perle » dans la traduction en français parue en 2014 [1]. C’est le portrait d’une femme de la campagne venue en ville s’occuper de l’épouse malade d’un professeur qui se remariera après la mort de celle-ci, lui enlevant toute illusion quant aux rapports qu’elle pensait avoir noués avec lui ; elle ira ensuite de famille en famille, en restant toujours étrangère à la ville, et aux familles où elle est employée.

 

On pourrait citer d’autres écrivaines de cette génération dont on n’a aucune traduction en français, ni même souvent en anglais, comme Ye Mi (叶弥), par exemple, née en 1964, auteure de nouvelles dont une adaptée au cinéma en 2007, ou encore Fan Xiaoqing (范小青), autre représentante du courant néo-réaliste des années 1990, mais aussi de la culture et de l’histoire de Suzhou, donc pendant féminin mais méconnu de Lu Wenfu (陆文夫)

 

Portraits de femmes du Grand Nord

 

Bien que née en 1964, Chi Zijian (迟子建) est devenue populaire en même temps que la génération de la décennie suivante, en ouvrant un domaine largement inexploré jusqu’alors. Peintre du Grand Nord, où elle est née, et non de la réalité urbaine et de ses mutations, le courant littéraire majeur depuis les années 1990, elle a longtemps été à l’écart des grands courants littéraires et des goûts des lecteurs. Pourtant trois fois lauréate, entre autres, du prix Lu Xun, elle n’a en effet acquis une réelle notoriété que lorsqu’elle a décroché le prix Mao Dun en 2008 pour son roman traduit en français « Le dernier quartier de lune » (《额尔古纳河右岸》) [2].

 

Il traite de la longue descente aux enfers des Ewenki, le peuple de la chaîne du Grand Khingan qui est au cœur du roman, à un moment où leur histoire devenait par ailleurs sujet d’étude et de documentaires. C’est une tragédie des temps modernes, en grande partie entraînée par les

 

Chi Zijian, Le dernier quartier de lune

changements de modes de vie induits par la politique gouvernementale d’exploitation de la forêt et de développement sans prise en compte des contraintes économiques locales, ni des données environnementales et humaines. Le roman conte la disparition d’un peuple et de sa culture, narrée à la première personne par une vieille femme parvenue à ses quatre-vingt-dix ans, qui assiste à la mort lente – et programmée – du village entier.  

 

Chi Zijian a expliqué la longue genèse de son roman : une amie lui avait envoyé un article paru dans la presse racontant la fin tragique d’une Ewenki, peintre de talent, qui était partie vivre en ville, comme les autres, à la suite de la politique de relogement du début des années 2000 ; déprimée, elle est finalement revenue dans sa forêt natale pour se jeter dans la rivière… l’amie avait griffonné en marge de l’article : « écris cette histoire, toi seule peut le faire comme il faut… ».

 

C’était le cinquième roman de Chi Zijian, qui a fait de longues recherches avant de l’écrire. Ses autres romans sont tous inspirés de faits historiques, dans le nord-est de la Chine, ce qui était autrefois la Mandchourie - des événements souvent méconnus, comme l’épidémie de peste pulmonaire à Harbin dans les années 1910-1911.

 

Mais elle est aussi l’auteure d’un grand nombre de recueils de nouvelles, et en particulier des nouvelles dites « moyennes » où elle excelle et dont plusieurs ont été traduites en français. On y retrouve l’univers du Grand Nord, avec les mystères qui lui sont liés dans l’imaginaire de l’auteure, nourri par les histoires que lui racontaient sa grand-mère :

 

- « Toutes les nuits du monde », publié en Chine en 2007, est un recueil de deux nouvelles dans la traduction en français [3], dont la première est particulièrement touchante et typique du style de Chi Zijian. Inspirée de souvenirs d’enfance, elle raconte l’histoire d’une petite fille turbulente et désobéissante, confiée à sa grand-mère, dont le quotidien est égayé par la rencontre de la vieille voisine Nainai ; celle-ci lui apporte à la fois une part de chaleur et une aura de mystère, comme si, derrière chaque vieille personne du village, se cachait une histoire secrète.

 

- On retrouve un secret de ce genre dans « Bonsoir, la rose » (《晚安玫瑰》), initialement publiée dans Littérature du peuple en mars 2013 [4]. Au centre de l’histoire sont deux femmes, l’une jeune et l’autre déjà âgée, celle-ci hébergeant l’autre qui cherchait une chambre à louer, dans la ville de Harbin où vit l’auteure. Elles ne semblent pas faites, a priori, pour s’entendre : la plus jeune travaille dans une agence de presse, l’autre vit dans son passé, joue du piano, prie en hébreu… elle est juive d’origine russe, sa famille a émigré en Chine à la suite de la Révolution d’octobre.

 

Toutes deux sont marquées par leur passé, la plus jeune par les circonstances tragiques de sa naissance, l’autre par ses origines, aussi, mais d’une autre manière : elle fait partie des émigrés russes venus de Sibérie, dans le nord de la Chine ; c’est un personnage coloré et attachant, cachant un passé douloureux et des trésors de tendresse refoulée. Ce sont finalement deux solitudes qui brisent leur isolement, deux être meurtris qui s’épaulent. L’histoire de Chi Zijian a un aspect de fable intemporelle, c’est un conte des temps modernes, écrit avec une extrême sensibilité, et une tension affective profondément émouvante.

 

Réflexion sur l’histoire

 

On connaissait Fang Fang (方方) pour ses nouvelles néo-réalistes des années 1990. Elle a beaucoup évolué ensuite pour se tourner vers des recherches sur la mémoire et l’histoire, et plus particulièrement celle de sa ville de Wuhan et de sa région. En 2007, son roman « Le printemps est arrivé jusqu’à Tan Hualin » est représentatif de cette nouvelle étape dans son écriture : le contexte historique prend une place importante, le reste de la vieille muraille de la ville dans l’arrière-cour d’une maison imposant la présence de l’histoire de la ville en arrière-plan du récit. Un an plus tard, elle a achevé un roman sur la forme locale d’opéra, incarné par un personnage féminin fictif, fille d’un riche propriétaire abandonnée et élevée par un couple de pauvres acteurs ; la vie en a fait une rebelle, emblème de la rébellion de femmes qui y sont acculées par l’oppression et les discriminations dont elles ont été victimes.

 

Fang Fang, Funérailles molles

 

Fang Fang a poursuivi avec une série de romans sur l’histoire de Wuhan, et c’est dans ce contexte qu’elle a publié en août 2016 le roman « Funérailles molles » (《软埋》), dont le contexte est un épisode historique des débuts de la période maoïste, la Réforme agraire promulguée en1950, loi fondamentale du nouveau régime car elle a bouleversé les bases de la société chinoise, mais épisode sanglant, donc sujet tabou. Fang Fang n’en a pas fait pas directement son sujet, le roman est beaucoup plus subtil.

 

Le personnage principal est une vieille femme qui fut l’épouse d’un riche propriétaire terrien de l’est du Sichuan à la fin des années 1940 et a été témoin des terribles événements qui ont accompagné la redistribution des terres aux paysans : tous les membres de la famille de son mari, et son mari lui-même, ont préféré se donner la mort plutôt que de subir les persécutions auxquels ont été soumis les

« propriétaires terriens ». Elle a été désignée pour leur survivre, et les enterrer, à la va-vite, à même la terre, avant de s’enfuir avec son bébé, seul descendant de la famille. 

 

La vieille dame en a perdu la mémoire, mais a gardé au fond d’elle-même le souvenir de ces événements qui ne cessent de la hanter. Elle en fait des cauchemars, et exprime en particulier sa terreur d’être enterrée elle aussi sans cercueil, le corps jeté à même la terre selon la coutume des « funérailles molles », car, selon les croyances locales, cela empêche le défunt de pouvoir renaître… 

 

Son fils fait des recherches pour mieux comprendre et reconstitue des bribes de son histoire, mais décide d’arrêter : les faits sont trop terribles, et leur réalité trop insaisissable, il préfère ne pas savoir. Fang Fang livre donc une réflexion très profonde sur l’histoire et sa mémoire, et pourquoi on peut préférer d’oublier. Le livre a été attaqué par une frange ultra-orthodoxe du parti, et retiré de la vente un an après sa publication, après avoir obtenu un prix qui l’avait mis en vedette. Sa traduction en français est aussi un hommage à une écrivaine qui fait elle-même un remarquable travail de mémoire [5].

 

Littérature de l’exil  

 

Née en 1958 à Shanghai dans une famille d’intellectuels et d’écrivains, Yan Geling (严歌苓) a dit qu’elle a commencé à écrire parce que ses gênes l’y prédisposaient. Mais un tel

 

Yan Geling, Fusang

héritage prédisposait aussi à ne pas avoir la vie facile dans la Chine de Mao. Un critique a dit que sa vie n’avait rien à envier à ses romans. Empreints de nostalgie et de chaleur humaine, ceux-ci sont pour la plupart fondés sur des recherches sur des personnages plus ou moins historiques : d’une prostituée de haut vol, kidnappée et, échouée en Amérique, devenue une célébrité dans la Californie de la ruée vers l’or (Fusang《扶桑》) à l’un de ses oncles, « Le criminel Lü Yanshi » (《陆犯焉识》), publié en 2011 [6].

 

2.       Les écrivaines post-70 et assimilées

 

Plusieurs personnalités se dégagent, pour l’originalité de leur écriture, reconnue en particulier par la reconnaissance de la critique et les prix obtenus :

 

1/ Lu Min (魯敏) est l’une des romancières typiques de cette génération née dans les années 1970, dans son cas en 1973. Elle est aujourd’hui acclamée et bardée de prix littéraires, mais sa notoriété ne date en fait que de 2012, année où elle a été choisie à la fois par le magazine Littérature du peuple en Chine continentale et par la revue Unitas à Taiwan pour figurer parmi leurs listes respectives des vingt écrivains de langue chinoise de moins de quarante ans les plus prometteurs du moment. Dans la liste d’Unitas, elle arrivait même en cinquième position derrière quatre écrivains taiwanais….

 

Pourtant, comme une grande partie de sa génération, elle n’avait pas fait d’études, à cause de la Révolution culturelle. Cas typique, son père est mort en 1989, sa mère a dû élever seule ses deux filles. Mais elle enseignait le chinois et rapportait chez elle des journaux pour enfants. Lu Min a ainsi développé l’amour de la lecture, mais sans jamais songer à devenir écrivain : elle est d’abord, comme les autres, passée par toute une série de petits boulots et c’est le hasard qui lui a donné soudain l’envie d’écrire : parce que, un jour d’avril 1993, alors qu’elle travaillait dans un bureau de poste, elle a vu le grand écrivain Su Tong venu lui acheter des timbres… Il lui faudra encore cinq ans pour passer à l’acte, mais c’est presque un conte de fées.

 

Elle commença, bien sûr, par des nouvelles, avec le dessein de décrire les milliers d’existences anonymes autour d’elle, comme la sienne, avec leurs rêves qui ne se réaliseraient sans doute jamais, mais qui valaient la peine d’être dits. Sa première nouvelle a été publiée au début de 2001. Il lui faudra encore attendre sept ans avant d’être reconnue, mais elle a toujours souligné l’importance du soutien que lui ont apporté les critiques et les autres écrivains, se sentant un peu comme l’enfant prodigue accueillie dans le cercle de famille.

 

Elle est aujourd’hui établie à Nankin, la ville de son adolescence, celle où son père était ouvrier. C’était un monde où chacun faisait front pour arriver à vivre, où les difficultés n’affleuraient guère à la surface du quotidien, mais où elle arrive à trouver un sens profond en creusant un peu. Derrière la façade, elle fait ressortir les maladies « honteuses » de chacun, c’est d’ailleurs ainsi qu’elle a intitulé l’une de ses nouvelles, « Les maladies cachées » (《暗疾》) : ce sont les manies, les phobies, les vertiges et les angoisses nés de rêves irréalisables et de dilemmes insolubles.

 

Lu Min, Dîner pour six

 

Son univers est celui de la Comédie humaine vue au ras du sol. En juin 2012, elle a publié un roman qui se passe dans une zone industrielle à l’air totalement pollué ; tous les samedis soir, six personnages se retrouvent pour partager leur dîner : le roman s’appelle « Dîner pour six » 《六人晚餐》). Tous les six sont obsédés par leurs rêves de progrès et cultivent le souvenir d’amours tout aussi illusoires. La forme est aussi intéressante que le fond : c’est une histoire éclatée en multiples flashbacks à partir de l’explosion d’une usine chimique, et divisée en six chapitres donnant les points de vue des six personnages. Lu Min a réussi à donner dans la forme même de sa narration une image de l’éclatement de la société chinoise moderne, où le « progrès » n’affecte qu’une frange de la population.

 

Il est aussi dommage qu’étonnant que l’on n’ait aucune traduction en français de Lu Min. La même remarque vaut pour Ren Xiaowen.

 

2/ Née en 1978 à Shanghai, Ren Xiaowen (任晓雯) a un temps été présentée comme étant « presque post-80 », ce qui traduit bien le phénomène éditorial qui montait en épingle cette génération. Depuis lors, l’engouement est retombé, et Ren Xiaowen a trouvé sa place dans la génération qui est la sienne. Mais elle aussi a mis du temps à le faire, avec une écriture originale qui rejoint la recherche de formes différentes, issues de la nouvelle, ou plutôt de la déconstruction du roman. Son premier roman publié, « Elles » (她们), est caractéristique.

 

Sorti en juin 2008, c’est en fait une suite de portraits féminins : il est structuré en 33 chapitres qui retracent les histoires de huit femmes dans la Shanghai des années 1980 et après, de leur jeunesse à leur maturité. Ce n’est cependant pas une simple galerie de portraits : ces vies se recoupent, s’opposent, et finissent par dresser un tableau de la ville de Shanghai où l’Histoire est en filigrane, tableau beaucoup moins reluisant que l’image dorée généralement associée à la ville. L’univers de Ren Xiaowen est cruel, mais son style est incisif et poétique.

 

Tout au long des années 2010, elle a publié dans la presse une série de portraits féminins dont vingt-deux ont fini par être publiés au début de 2017 sous le titre « Vies fugitives » (《浮生》) – personnages qui s’inscrivent dans la grande tradition chinoise, celle des « Gens de Pékin » de Lao She ou des petites gens de Tianjin par Feng Jicai, mais tradition revisitée par une écrivaine de Shanghai du 21e siècle qui est aussi une héritière de Zhang Ailing : narration épurée, mais réalité tout aussi sombre, pour les femmes.

 

En 2017, elle a développé l’un de ces portraits pour en faire un roman, au style tout aussi incisif : « Song Meiyong, une femme bien » (《好人宋没用》). Le roman raconte, sur un ton neutre typique de l’auteure, la vie de cette femme, originaire du nord du Jiangsu où elle est née en 1921 ; parce que c’était une petite fille, sa mère l’a appelée « Inutile » (Meiyong), Inutile s’occupe de ses vieux parents jusqu’à leur mort, vient en aide à son bon à rien de frère et élève cinq enfants, le tout en traversant la guerre, la famine et les troubles politiques de tous ordres. Un destin typique de femme dans la Chine du 20e siècle. Remarqué en particulier pour son style, le roman a obtenu une kyrielle de prix, mais attend toujours qu’un éditeur français décide d’en publier la traduction.

 

3/ Née en 1973 dans un petit village du Hunan, Sheng Keyi (盛可以) a fait irruption sur la scène littéraire en 2004 avec

 

Ren Xiaowen, Song Meiyong

son premier roman, « Filles du Nord » (《北妹》), qui a eu un tel impact qu’il a été traduit depuis lors en une demi-douzaine de langues. Ce roman traitait d’un sujet inédit, sur un ton très libre, et d’autant plus prenant que c’était un peu la propre histoire de l’auteure : celles de jeunes campagnardes fuyant leur condition misérable pour aller travailler en ville, dans le Sud du miracle économique, d’où le titre « les petites sœurs du Nord ». Le roman décrit la lutte pour trouver des emplois, tous précaires, et l’inévitable écueil, au bout du compte, pour ces mingong au féminin : le corps comme ultime atout dans la course à la réussite économique et à l’ascension sociale, avec les dérives liées, les avortements à répétition en particulier.  

 

Ce premier roman a été écrit avec une fougue « de cheval fou », a dit l’auteure.  Elle a quitté Shenzhen en 2001, vit maintenant à Pékin, mais voyage beaucoup à l’étranger et a accumulé romans et nouvelles. Les uns continuent de défendre la cause féminine et de critiquer la société chinoise corsetée par un régime de plus en plus autoritaire ; les autres alternent sujets urbains et sujets ruraux, histoires d’amour ratées et d’« infimes existences » qui sont le pendant des « vies fugitives » de Ren Xiaowen ; à celles-ci il faut ajouter des histoires d’enfants peu ordinaires qui sont, dans un style poétique, sans doute les plus réussies.

 

Sheng Keyi, Paradis

 

Entre les deux, une nouvelle « moyenne », initialement publiée en mars 2016 dans la revue Shouhuo, est une satire sociale pleine à la fois d’une douce poésie et d’un humour décapant, et intitulée « Un Paradis » (《福地》). Ce Paradis est en fait une clinique pour mères porteuses, organisée et gérée comme un centre de détention bien chinois, où les femmes, dotées à leur arrivée de numéros mais baptisées de noms de fruits par leurs consœurs, viennent gagner un peu d’argent pour subvenir aux besoins de leur famille et payer les études de leurs propres enfants. Le récit est conté par une « jeune idiote », muette de surcroit, qui a été ramassée dans la rue, et qui mêle à ses observations de la clinique ses souvenirs d’enfance, et en particulier de sa mère, souvenirs qu’elle ne distingue pas très bien de la réalité, ou plutôt qui s’y substituent. La nouvelle a été traduite en français, et la traduction est illustrée d’aquarelles inédites de l’auteur, car Shang Keyi est aussi peintre [7].

  

Poursuivant dans la dénonciation des injustices que continuent de subir les femmes en Chine, opprimées jusque dans leur corps, Sheng Keyi a annoncé une « trilogie de l’utérus » dont le titre est déjà une provocation et dont elle a écrit les deux premiers volets, publiés à Taiwan. Elle prépare en complément l’histoire d’une femme qu’on lui a racontée dans son Hunan natal.

 

A ces écrivaines on peut en ajouter deux autres que l’on peut rattacher à la même génération : Li Juan et Yan Ge.

 

4/ Si Chi Zijian vient du Grand Nord, Li Juan (李娟) habite les franges nord-ouest du pays, en pays kazakh, dans la province du Xinjiang. Née en 1979, elle doit sa reconnaissance à Wang Anyi qui a remarqué son écriture originale et l’a fait connaître auprès de ses pairs. Elle vit solitaire, en écrivant. Sa mère était couturière et elles tenaient un petit magasin dont les clients étaient les nomades de la région. Elle a arrêté ses études à la fin du secondaire pour aller travailler à Urumqi, la capitale de la province. Mais la seule chose qui l’intéressait, le seul domaine où elle était bonne à l’école, c’est l’écriture, et elle a beaucoup lu. Elle a écrit un premier texte en 1990, qui a été publié neuf ans plus tard. Sa carrière a donc débuté au début du millénaire.

 

Ses récits, très brefs au début, mêlent souvenirs, témoignage et réflexion, et parlent de l’Altaï et de sa vie, parce que, dit-elle, c’est ce dont elle peut le mieux parler [8]. Ses récits ont parfois des allures de contes fantastiques ou de poèmes en prose, où les forêts sont peuplées d’esprits, et d’animaux qui en sont peut-être, et où le désert recèle des sources cachées. Elle a partagé un hiver la vie d’une famille de nomades et en a tiré le livre « Pâturages d’hiver » (《冬牧场》), publié en 2012, complété de deux autres, printemps-été, regroupés dans une trilogie « de la voie du mouton » (羊道三部曲).

 

5/ Quant à Yan Ge (颜歌), née en 1984, elle fait théoriquement partie de la génération des post-80, mais elle-même le récuse. Elle a été découverte avec cette génération lors d’un concours de nouveaux talents littéraires organisé par une revue de Shanghai en 1998. Cela faisait quatre ans qu’elle écrivait, mais elle a commencé à publier sur internet et a mis encore une dizaine d’années à peaufiner son écriture : elle été mise à l’honneur à la Foire du livre de Pékin en 2011. Le roman qu’elle a publié juste avant la Foire, « La Symphonie des sons » (《声音乐团》), a la musique pour fil directeur : il conte l’histoire d’une jeune fille, Rongrong, dont la vie a été plus ou moins déterminée par des musiciens, à commencer par son père ; le roman est en deux parties, la première étant le journal inachevé de Rongrong trouvé après sa mort, qu’une cousine éditrice cherche à compléter et élucider, dans la deuxième partie.

 

Yan Ge, La symphonie des sons

 

Yan Ge est représentative d’une manière nouvelle d’écrire des romans qui sont en fait construits sur des séries de nouvelles liées par un thème commun. C’est le cas de trois de ses dernières publications, de 2007 à 2015, liées par un lieu commun, une petite ville (fictive mais à peine) de son Sichuan natal. Le roman de 2013 a fait l’objet d’une traduction en français, un peu passée inaperçue et c’est bien dommage. Il s’agit de l’histoire pleine d’humour de sa famille et, à travers elle, de sa petite ville natale [9].

 

3.       Littérature policière et science-fiction

 

Des écrivaines ont investi la littérature policière et la science-fiction, genres nouveaux dans la littérature chinoise, développés sur le modèle des romans policiers occidentaux et surtout par des plumes masculines ; les femmes sont encore peu connues dans ce domaine en plein devenir.

 

La littérature policière au féminin

 

Nouveaux en Chine, bien qu’étant liés à un genre populaire au 19e siècle, les romans policiers sont souvent prétextes à une peinture noire de la société, comme dans le cas de l’un des principaux représentants du genre, A Yi (阿乙).

 

Xu Yigua (须一瓜) en est une représentante féminine, classée dans la génération post-70 bien qu’elle soit née à la fin des années 1960. Elle a commencé à travailler très tôt, comme les jeunes de sa génération, a écrit quelques nouvelles très courtes dans les années 1990, puis a cessé jusqu’au tournant du millénaire. A partir de 2002, elle a publié dans les grandes revues littéraires des nouvelles inspirées de son travail de chroniqueuse judiciaire d’un journal de Xiamen, où elle habite toujours. En 2003, elle obtient le prix des médias de littérature en langue chinoise, avec le commentaire suivant : « Sous l’acuité de son regard, la vie humaine ne peut cacher ni sa détresse ni ses souffrances. Avec Xu Yigua, l’écriture en revient à l’art de l’enquête, mais elle nous dit en même temps que l’existence ne supporte pas l’enquête… »

 

Xu Yigua, Taches solaires

 

Après une série de recueils de nouvelles, elle publie en 2010 un premier roman, « Taches solaires » (《太阳黑子》), qui a été adapté au cinéma. C’est une histoire inspirée d’un fait divers, une affaire de meurtre doublé de viol, dans laquelle cinq personnes d’une famille ont été tuées sans que les trois meurtriers aient été arrêtés. Le roman reprend leur histoire dix ans plus tard. Comme l’un des trois est devenu l’adjoint du chef de la police locale, qu’ils ont adopté une petite fille atteinte d’une maladie cardiaque et vivent ensemble en économisant l’argent pour lui payer une opération, le roman est d’une lecture aussi éprouvante que captivante. Le récit repose tout entier sur de subtils ressorts psychologiques.

 

Son troisième roman, « Masques blancs » (《白口罩》) est une intrigue pseudo-policière et une fausse histoire d ‘amour qui distille la terreur au compte-goutte. Mais, entre les deux, elle a publié l’histoire de cinq personnages féminins qui font penser à Genet : le roman s’appelle

« Les Bonnes » (《保姆大人》). On retrouve comme chez Ren Xiaowen une galerie de personnages féminins formant une tranche de la société.

 

La science-fiction au féminin 

 

La science-fiction chinoise est quasiment monopolisée par les bestsellers de Liu Cixin (刘慈欣) dont la médiatisation est au détriment des autres auteurs, et en particulier des auteures dont l’œuvre est encore en devenir, ne serait-ce que parce qu’elles écrivent surtout des nouvelles. On peut en citer deux :

 

1/ Auteure de nouvelle, Xia Jia (夏笳) est née en 1984, a fait des études de physique, puis, en 2002, de cinéma en terminant par une thèse sur les personnages féminins dans les films de science-fiction, après quoi elle s’est orientée vers des études littéraires à l’université de Pékin en terminant son doctorat en 2014 par une thèse de littérature comparée sur la science-fiction dans la culture de la Chine contemporaine.

 

C’est dire qu’elle a un bon bagage universitaire. Elle a aussi une conception très personnelle de la science-fiction qu’elle veut écrire : une science-fiction très « soft », avec une coloration littéraire rattachant ses récits aux histoires de fantômes chinois qui forment tout un pan de la littérature et de la culture chinoises ; mais sa formation littéraire lui permet aussi bien de puiser son inspiration dans la littérature étrangère, Italo Calvino, par exemple. Sa première nouvelle a été publiée en 2004. Sa « Parade nocturne des cent fantômes », datant de 2010, a été publiée dans le 3ème numéro de la revue Jentayu, traduite par le traducteur de Liu Cixin, Gwennaël Gaffric.

 

2/ Hao Jingfang (郝景芳) est née la même année que Xia Jia, Elle a fait des études de physique elle aussi, puis d’économie et de gestion, mais pas d’études littéraires. Après avoir commencé à écrire au début des années 2000, elle a remporté un premier prix en 2002. Entre 2011 et 2016, elle a publié trois romans, dont le premier définit son univers romanesque sous les auspices de Jules Vernes et « De la Terre à La lune », mais en développant une réflexion sur le choc de deux mondes. Son style est en fait plus proche du roman d’anticipation que du roman de science-fiction à proprement parler.

 

C’est le cas aussi de la nouvelle qui lui a valu en août 2016 le prix de science-fiction le plus prisé du monde, le prix Hugo : « Folding Beijing » (《北京折叠》), dans une traduction en anglais de Ken Liu, le traducteur de Liu Cixin et auteur de science-fiction lui-même. Hao Jingfang y décrit un monde en stagnation économique dominé par la

 

Hao Jingfang, Folding Beijiing

robotisation du travail et divisé par les inégalités sociales au point d’être formé de sphères fonctionnant comme des ghettos, des « plis » de l’espace urbain définis en fonction du statut social, sans communication entre eux. La nouvelle a été publiée avec dix autres dans un recueil intitulé « L'insondable profondeur de la solitude » (《孤独深处》) qui a été traduit en français [10]. 

 

Un cas à part

 

Ce cas à part est celui de Zhang Yihe (章诒和), née en 1942, pendant la guerre ; seconde fille d’un célèbre défenseur de la démocratie arrêté et condamné en 1957, puis mort d’un cancer en 1969, elle-même a passé neuf ans de sa vie dans un camp pour avoir critiqué l’épouse de Mao dans son journal intime et avoir été dénoncée ; c’était en 1970, elle ne sera libérée et réhabilitée qu’en 1979. Elle reprend alors ses recherches sur l’opéra chinois au sein de l’Institut de recherche rattaché à l’Institut des Beaux-Arts.

  

Zhang Yihe, Madame Zou

 

Ce n’est qu’à sa retraite, en 2001, qu’elle écrit les souvenirs et les témoignages sur son père et ses amis. Initialement publié en Chine dans la presse en 2002, le livre est publié en 2004, avec quelques coupes, sous le titre « Un passé qui ne part pas en fumée » (《往事并不如烟》), puis dans sa version intégrale à Hong Kong [11].

 

Zhang Yihe entreprend alors d’écrire ses souvenirs de camp, mais sous forme fictionnelle. C’est une série de quatre courts romans, dont trois ont été traduits en français [12]. Le premier, publié en mai 2O11 aux éditions du Guangxi, a étonnamment été tiré à 300 000 exemplaires, mais bientôt interdit. Intitulé « Madame Liu » (《刘氏女》), il a pour personnage principal une femme condamnée pour avoir tué froidement son mari dont elle ne supportait pas les crises d’épilepsie, et l’avoir dépecé et conservé dans une jarre comme de la viande salée.

 

Le troisième roman est l’histoire encore plus étonnante, dans le contexte chinois, d’une histoire d’amour entre deux femmes, dans le camp : c’est « Madame Zou » (《邹氏女》), récit écrit d’une plume légère, avec chaleur et naturel, et des touches d’humour.

 

Ce genre d’histoire est tellement rare dans la littérature chinoise qu’il est intéressant de se demander pourquoi et quels autres exemples on peut en trouver.

 


 

[1] Cousine Perle, trad. Xiaomin Giafferri-Huang, Nouvelles éditions de l’Aube, coll. Regards croisés, janvier 2019, 126 p.

[2] Le dernier quartier de lune, trad. Yvonne André et Stéphane Lévêque, Philippe Picquier 2016.

[3] Toutes les nuits du monde, trad. Stéphane Lévêque avec le concours d’Yvonne André, Philippe Picquier 2013

[4] Bonsoir la Rose, trad. Yvonne André, Philippe Picquier 2015.

[5] Funérailles molles, trad. Brigitte Duzan assistée de Zhang Xiaoqiu, L’Asiathèque 2009.

[6] Fusang a été traduit en français, mais de la traduction en anglais, et indisponible. C’est le dernier chapitre du roman « Le criminel Yu Lanshi » qui a été adapté au cinéma par Zhang Yimou pour son film « Coming Home » (《归来》) présenté hors compétition au festival de Cannes en 2014..
Sur le roman et le film, voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Zhang_Yimou_Coming_Home.htm

[7] Un Paradis. Trad. Brigitte Duzan/Zhang Xiaoqiu, Philippe Picquier, 2018, 176 p.

[8] Son recueil de textes « Mon Altaï » (《我的阿勒泰》), publié en Chine en 2010, est paru en traduction française en 2017 : Sous le ciel de l’Altaï, tr. Stéphane Lévêque, Philippe Picquier 2017. 

[9] Une famille explosive, trad. Alexis Brossolet, Presses de la Cité, 2017.

[10] L'insondable profondeur de la solitude, trad. Michel Vallet, Fleuve éditions, coll. « Outrefleuve », 2018.

[11] Un passé qui ne part pas en fumée, trad. et annotations Luo Shenyi, You Feng 2010

[12] Madame Liu / Madame Yang / Madame Zou, trad. François Sastourné, Ming Books 2012/2014/2015.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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